Archives par mot-clé : Moyen Âge central

une chanson de Raimbaut de Vaqueiras servie par le talent de Gerard Zuchetto

Sujet : musique, chanson et poésie médiévale, troubadours, cantiga de amigo
Titre : « Altas undas que venez suz la mar »
Auteur : Raimbaut de Vaqueiras (?1150-1207),
Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe s
Interprètes : Gérard Zuchetto
Album : Canso viva – Troubadours d’Italie (1996)

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe à la recherche de l’art des troubadours, en compagnie de Raimbaut de Vaqueiras. La pièce que nous partageons ici nous sera servie par le talent de Gérard Zuchetto. Elle est tirée d’un album consacré aux troubadours d’Italie dont nous dirons aussi un mot.

Si notre auteur médiéval est né, comme son nom l’indique, en Provence et même à Vacqueyras dans la province d’Orange, il a fini par rejoindre, plus tard, le nord de l’Italie et la province de Montferrat, dans le Piémont. A partir du début des années 1190, il y a même passé le reste de sa vie, au service du marquis Boniface de Montferrat (1150-1207) avec lequel Raimbaut partit même à la croisade (la 4eme). C’est d’ailleurs en 1207, au cours de ce grand périple, qu’on perd la trace du chevalier troubadour, en Thessalonique et sur le territoire de l’actuelle Macédoine. On suppose qu’il y périt à la bataille, en même temps que le marquis, en septembre de cette même année.

Des airs troublants de cantiga de amigo

Concernant la chanson du jour, ceux d’entre vous qui connaissent l’œuvre du troubadour Martín Códax ou qui ont, peut-être, lu nos articles à son sujet et à propos des cantigas de amigo, ne pourront qu’être frappés par la similitude entre ces célèbres pièces galaïco-portugaises et la pièce de Raimbaut de Vaqueiras que nous présentons aujourd’hui.

Pour dire un mot des cantigas de amigo, dans ces exercices de style issus de la littérature galaïco-portugaise (Espagne et Portugal médiéval principalement), une jeune fille est, la plupart du temps, mise en scène, dans l’attente de son « ami » (promis, amant) parti au loin, souvent d’ailleurs par delà les mers. « Ô mer, Ô vagues apportez-moi des signes de mon aimé », le thème de l’onde et des vagues est, en tout cas, particulièrement récurrent chez Martín Códax. Autres signes distinctifs des cantigas de amigo, ces poésies sont, en principe, courtes, d’un vocabulaire assez simple et épuré, avec un refrain qui crée la montée en tension et met en exergue la tristesse ou, quelquefois même, l’espoir de la jeune fille de voir son amant revenir.

Or, comme on le verra dans cette chanson « attribuée » à Raimbaut de Vaqueiras, tous les ingrédients y sont. C’est au point même d’avoir soulevé, chez certains érudits, quelques doutes quant à la paternité exclusive du genre des cantigas de amigo à la littérature galaïco-portugaise, d’autant qu’en terme de chronologie, on situe plutôt les auteurs de la péninsule hispano-portugaise au XIIIe siècle, voire dans sa deuxième moitié (cf Lourenço Jugrar ou le Roi Denis du Portugal). Nuançons un peu. On retrouvera encore un peu de l’esprit de ses cantigas de amigo dans les chansons de toile et les choses ne sont donc pas aussi cloisonnées en terme de genre. On peut, également, imaginer que ces objets culturels aient pu circuler en Europe du Sud et en Provence, par le biais des jongleurs galaïco-portugais ou des troubadours et jongleurs provençaux et occitans voyageurs. On sait, d’ailleurs, que Raimbaut de Vaqueiras possédait, lui même, des notions de cette langue qui aurait pu lui en faciliter la compréhension.

Sources & débats sur l’attribution

Pour corser un peu l’affaire, les choses se compliquent du point de vue des sources. Un seul manuscrit attribue, en effet, cette pièce à notre auteur provençal. Or, la fiabilité du dit codex n’a pas tardé à être mise en cause et les experts se sont empressés de débattre sur la véritable paternité de cette chanson médiévale. Était-elle véritablement de Raimbaut de Vaqueiras ? Contre la foi du manuscrit, une partie des érudits était enclin à l’attribuer plutôt à Cerveri de Girona, également présent dans le même ouvrage.

Erreur de copiste ? Main un peu légère dans un monde de l’oralité où la notion d’auteur n’était pas encore autant fixée qu’elle finirait par l’être quelques siècles plus tard (pour finir par se diluer, à nouveau, à l’ère de la nova culture et du piratage numérique) ? Dans un article de 2008, le philologue et académicien italien Giuseppe Tavani venait heureusement à notre secours. Ayant étudié de très près la question, il a fini par pencher (à l’image d’une majorité de spécialistes depuis la découverte du manuscrit), en faveur de l’attribution au troubadour de Vaqueyras (1). Nous le suivrons donc sagement sur cette question, tout comme Gérard Zuchetto l’avait fait. Tout cela posé, disons un mot de ce manuscrit médiéval.

Le précieux cançoner Gil ou cançoner Sg

Manuscrit médiéval Cançoner Gil, troubadour Raimbaut de Vaqueiras

Découvert au début du XXe siècle, dans la collection d’un professeur et historien de Zaragoza (Sarragosse), le chansonnier provençal Gil (du nom de l’intéressé Pablo Gil y Gil) est actuellement conservé en la Bibliothèque Nationale de Catalogne, à Barcelone. Avec un total de 285 pièces pour 128 feuillets, ce manuscrit ancien est considéré comme une des pièces les plus précieuses de l’établissement et c’est en tout cas, l’un des plus ancien manuscrit catalan en matière de poésie médiévale.

Dans ce cançoner Gil, on trouve notamment la presque totalité de l’œuvre de Cerverí de Girona, troubadour catalan du XIIIe siècle. Elle y côtoie de nombreuses autres pièces de troubadours provençaux de l’ère classique : Raimbaut de Vaqueiras, Bertran de Born, Guiraut de Bornelh, Arnaut Daniel, Guilhem de Saint Leidier, Bernart de Ventadorn, Pons de Capduelh, Jaufre Rudel, ou encore Guilhem de Berguedan. Viennent s’y ajouter, en fin de manuscrit, des auteurs de l’Ecole de Toulouse comme Joan de Castellnou, Raimon de Cornet, ou Gaston III Foix de Béarn.

Grâce au site Cervantes Virtual, ce manuscrit médiéval, daté du XIVe siècle, est consultable en ligne ici. Pour plus d’information à son sujet, nous vous renvoyons également à l’article très complet de Miriam Cabré et Sadurní Martí dans un numéro de Romania daté de 2010 (2).

L’interprétation de cette chanson médiévale par Gérard Zuchetto

Canso viva – Troubadours d’Italie des XIIe et XIIIe s sous la direction de Gerard Zuchetto

C’est au milieu des années 90 que le célèbre passionné de musiques et poésies anciennes, de musicologie et d’occitan médiéval, Gérard Zuchetto décida de rendre un beau tribut aux troubadours d’Italie du Moyen Âge central, et en particulier ceux des XIIe et XIIIe siècles.

Album de musique médiévale de Gérard Zuchetto

Avec huit pièces pour un peu plus d’une heure d’écoute, l’album Canso Viva présente, aux côtés de Raimbaut de Vaqueiras, des troubadours qui ont peu l’occasion d’être mis à l’honneur dans le répertoire habituel des ensembles médiévaux français : Bonifaci de Castellana, Ramberti de Buvalel, Sordel, Bertran d’Alamanon ou encore Peire de la Mula.

Saluée par la scène médiévale, on retrouvera également cette production, 20 ans après sa sortie, en 2016, dans les coups de cœur des bibliothécaires de Paris, ce qui prouve bien que la qualité en matière de musique ancienne et de vinification, c’est un peu la même chose. Si vous désirez acquérir ce bel album (de garde) ou obtenir plus d’informations à son sujet, on peut le trouver encore à la distribution sous forme CD. A commander chez votre libraire ou même, bien sûr, en ligne. Voici un lien utile à cet effet : Canso Viva de Gerard Zuchetto .

Membres ayant participé à cet album :

Gérard Zuchetto (Chant, direction, composition et arrangements et direction musicale), Guy Robert (luth, harpe), Patrice Brient (citole, rebec), Jacques Khoudir (percussions).

La Tròba, une anthologie chantée
sur l’art des troubadours

Anthologie des troubadours du Moyen Âge

A l’approche de Noël, nous nous permettons aussi de vous rappeler la disponibilité de la Tròba, grande œuvre de Gérard Zuchetto et son Troubadours Art Ensemble.

A ce jour, cette Anthologie chantée des troubadours n’a absolument aucun équivalent musical et artistique dans le monde. Avec 5 grands coffrets thématiques pour un total de 22 Cd’s, ce témoignage unique de l’art médiéval occitan présente 248 pièces en provenance directe du Moyen Âge (notre troubadour du jour est approché dans le coffret numéro 3). Près de 50 musiciens et chanteurs sont également invités sur l’ensemble de cette fresque musicale et chaque coffret vient avec ses livrets complets en français et occitan pour ne rien perdre de ce patrimoine.

Pour plus d’informations, nous vous invitons à consulter télécharger la brochure complète de la Troba en pdf ici .


« Altas ondas que venez suz la mar »
les paroles de Raimbaut de Vaqueiras

.
Altas undas que venez suz la mar,
que fay lo vent çay e lay demenar,
de mun amic sabez novas comtar,
qui lay passet? No lo vei retornar!
Et oy Deu, d’amor!
Ad hora.m dona joi et ad hora dolor!

Hautes vagues qui venez sur la mer
Que le vent fait, ça et là, s’agiter,
De mon ami qui a traversé par delà la mer

Saurez-vous me conter des nouvelles ? Je ne le vois pas revenir !
Et oh, Dieu, pour cet amour (à cause de)!
Parfois, j’ai de la joie et, parfois, de la douleur !

Oy, aura dulza, qui vens dever lai
un mun amic dorm e sejorn’ e jai,
del dolz aleyn un beure m’aporta.y!
La bocha obre, per gran desir qu’en ai.
Et oy Deu, d’amor!
Ad hora.m dona joi e ad hora dolor!

Oh! Douce brise qui vient de là-bas
Où mon ami dort, réside et repose,
Apporte-moi ici une effluve de son doux haleine
Ma bouche s’ouvre, du grand désir que j’en ai
Et oh, Dieu, pour cet amour !
Parfois, j’ai de la joie et, parfois, de la douleur !

Mal amar fai vassal d’estran païs,
car en plor tornan e sos jocs e sos ris.
Ja nun cudey mun amic me trays,
qu’eu li doney ço que d’amor me quis.
Et oy Deu, d’amor!
Ad hora.m dona joi e ad hora dolor!

Il est douloureux d’aimer un chevalier* d’un pays étranger,
Car, et ses jeux et ses rires, se changent en pleurs
Jamais je n’aurais pensé que mon ami me trahirait
Puisque je lui ai donné l’amour qu’il m’a demandé
Et oh, Dieu, pour cet amour!
Parfois, j’ai de la joie et, parfois, de la douleur !

*vassal, jeune homme, guerrier


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

Voir également l’article de Gerard Zuchetto au sujet de Guillaume IX d’Aquitaine, premier des troubadours

(1) Giuseppe Tavani, Raimbaut de Vaqueiras « Altas undas que venez suz la mar«  (BdT 392.5a), Lecturae tropatorum 1, 2008

(2) « Le Chansonnier Sg au carrefour occitano-catalan » de Miriam Cabré et Sadurní Martí (Institut de Universität Llengua i de Cultura Girona Catalan, Romania 2010, Persée).

NB : sur l’image d’en-tête, l’enluminure qui tient compagnie à Gerard Zuchetto est tiré du Ms Français 854 conservé à la BNF. Nous l’avons un peu retouchée et rafraîchie mais elle correspond bien à notre troubadour du jour Raimbaut de Vaqueiras.

la Cantiga de Santa Maria 421 par le menu


Sujet :  musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, Sainte-Marie. jugement dernier, prière, chant polyphonique
Epoque :  Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur :  Alphonse X  (1221-1284)
Titre :  Cantiga  421, souviens-toi Mère de Dieu, Nenbre-sse-te, Madre de Deus
Interprètes :  Micrologus, Patricia Bovi   
 Album :  Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria (1999)

Bonjour à tous,

ans l’Espagne du XIIIe siècle, féru de lettres, de sciences et de culture, le roi Alphonse X de Castille, dit Alphonse le savant ou le sage, s’entoure d’érudits de tout bord et de disciplines variées. Lui même s’adonne aussi à l’écriture et la poésie et on lui prête d’avoir recompilé, de sa plume, de nombreux récits de miracles qui circulaient alors à propos du personnage biblique de la sainte vierge. Connus sous le nom de Cantigas de Santa Maria, ces chants sont un fleuron de la littérature castillane médiévale. Ils constituent également un grand témoignage du culte marial qui courut, en Europe, à partir du Moyen Âge central et de nombreux siècles plus tard.

Depuis quelque temps, nous avons entrepris de partir à la découverte de ce corpus de plus de 420 chansons, en le commentant, le traduisant, mais en nous accompagnant, aussi, des plus belles formations de la scène musicale médiévale pour vous le faire découvrir. Aujourd’hui, pour cette cantiga 421, nous vous présenterons une belle version à deux voix de l’ensemble Micrologus.

Une prière d’intercession et un appel à la miséricorde

Nous vous avons présenté, jusque là, de nombreux récits de miracles autour de pèlerinages ou de lieux de culte dédiés à la Sainte, ainsi que quelques chants de louanges, La cantiga de Santa Maria 421 sort un peu de ce cadre, puisque c’est un chant assez court qui se présente plus comme une prière d’intercession. A travers elle, le croyant demande à la vierge d’intervenir auprès de Dieu en sa faveur et même de le prier pour qu’il lui accorde sa miséricorde et sa protection, en particulier au moment du jugement dernier.

La cantiga 421 à deux voix par l’ensemble Micrologus

Micrologus et les cantigas Santa Maria

En 1999, la formation italienne Micrologus menée par Patrizia Bovi partait à la conquête des cantigas d’Alphonse le Sage, dans un album intitulé Madre De Deus, Cantigas de Santa Maria. Nous avons déjà eu l’occasion de vous toucher un mot de cette production (voir article). Elle fut, du reste, saluer par plusieurs magasines de la scène des musiques anciennes et médiévales. On peut y retrouver 15 pièces pour 16 cantigas évoquées et, entre versions vocales ou instrumentales, sa durée dépasse légèrement une heure d’écoute.

Cet album est toujours disponible à la vente, en commande chez votre disquaire, sous forme de CD ou même en format MP3, à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations : Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria.

Ajoutons que plus de 20 ans après la sortie de cette production, l’ensemble Micrologus continue toujours de proposer un programme et des concerts autour de ses cantigas de l’Espagne mariale et médiévale.

Musiciens & artistes ayant participé à cet album

Patrizia Bovi (voix et harpe), Adolfo Broegg (oud, guitare), Goffredo Degli Esposti (flutes, percussion, cornemuses), Gabriele Russo (violon, rebec), Alessandro Quarta (voix), Ulrich Pfeifer (vièle à roue, voix), Luigi Germini et Mauro Morini (cuivres), Gabriele Miracle (percussion, darbouka,), Francesco Speziali (riqq, percussions). Chœurs : Alberto Berettini, Francesca Breschi, Barbara Bucci, Flaviana Rossi, Claudia Mortali, Laura Scipioni.


La cantiga 421 version originale galaïco-portugaise et traduction française

Esta undécima, en outro día de Santa María, é de como lle venna emente de nós ao día do jüízio e rógue a séu Fillo que nos haja mercee.

Nenbre-se-te, Madre
de Deus, Maria,
que a el, téu Padre,
rogues todavia,
pois estás en sa compania
e es aquela que nos guia,
que, pois nos ele fazer quis,
sempre noit’ e dia
nos guarde, per que sejamos fis
que sa felonia
non nos mostrar queira,
mais dé-nos enteira
a ssa grãada merçee,
pois nossa fraqueza vee
e nossa folia,
con ousadia
que nos desvia
da bõa via
que levaria
nos u devia,
u nos daria
sempr’ alegria
que non falrria
nen menguaria,
mas creçeria
e poiaria
e compriria
e ‘nçimaria
a nos.

En un nouveau jour destiné à Sainte Marie, cette XIe cantiga est pour qu’elle se souvienne de nous, au jour du jugement dernier et qu’elle prie son fils d’avoir pitié de nous.

Souviens-toi, Marie, Mère de Dieu,
De prier ton Père,
chaque jour,
Puisque tu es en sa compagnie
Et que tu es celle qui nous guide,
Afin que, puisqu’il nous a élevé (créé),
Il nous tienne en sa garde, nuit et jour,
Et pour que nous soyons assurés
Qu’il ne nous veuille point
montrer sa colère (sa sévérité),
Mais plutôt qu’il nous accorde
Sa grande miséricorde.
Car il voit notre faiblesse
Et notre folie,
Qui, avec audace,
Nous détourne
Du bon chemin ;
Celui qui nous conduirait
Sans détour
Et nous apporterait
Toujours la joie (la joie éternelle)
Qui ne se tarirait jamais
Ni ne nous ferait défaut,
Mais qui croîtrait
Et grandirait
Et nous remplirait
Et nous comblerait
De sa présence.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : pour l’image en tête d’article, nous nous sommes un peu avancé dans le temps. Elle ne date pas, en effet, du Moyen Âge central, mais de la renaissance italienne et c’est une des superbes madones peintes par le grand Sandro Botticelli (1445-1510)

« Anc no mori per amor ni per al », les désillusions courtoises de PEIRE VIDAL

Sujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie
Période    : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur    : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre  :    Anc no mori per amor ni per al
Interprètes    : Constantinople, Anne Azéma
Album    :    Li tans nouveaus (2003)

Bonjour à tous,

Aujourd’hui, nous partons au XIIe siècle, à la rencontre du troubadour languedocien Peire Vidal et d’une de ses chansons. Comme on le verra, cette pièce s’épanche du côté des désillusions courtoises et le poète occitan nous gratifiera de ses déconvenues face à l’intransigeance de sa dame. A la fin de sa poésie, il passera à tout à fait autre chose avec une référence à la croisade qui prendra même clairement la forme d’un appel.

Le chansonnier Occitan G

Du point de vue des sources, on trouve cette chanson médiévale de Peire Vidal dans un nombre important de manuscrits et chansonniers anciens. Pour en choisir un dont nous n’avons pas encore parlé, nous citerons le Chansonnier occitan G. Cet ouvrage, annoté musicalement et daté des débuts du XIVe siècle, contient pas moins de 202 pièces occitanes médiévales. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan, sous l’appellation de Canzoniere provenzale R 71 sup. Voici les pages de ce manuscrit correspondant à la chanson de Peire Vidal que nous vous présentons aujourd’hui.

Peire Vidal, manuscrit médiéval Chansonnier Occitan

Pour la retranscription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons, en majeure partie, sur l’ouvrage Les Poésies de Peire Vidal de Joseph Anglade (chez Honoré Champion, en 1913). Notez que le chansonnier occitan G a également été retranscrit dans son entier par le romaniste italien Giulio Bertoni en 1912, chez Dresden et sous le titre : Il canzoniere provenzale della Biblioteca Ambrosiana R. 71. sup.

Pour nous accompagner dans la découverte de cette pièce de Peire Vidal, nous partirons à la rencontre de l’Ensemble Constantinople qui s’était adjoint, pour l’occasion, la voix de Anne Azéma.

L’Ensemble Constantinople

Formé à l’aube des l’années 2000 par deux frères iraniens résidents au Québec depuis leur adolescence, l’ensemble Constantinople explore un terrain musical et sonore tout à fait original. Depuis leur premiers pas, Kiya et Ziya Tabassian se sont entourés de nombreuses collaborations pour produire un répertoire coloré et même quelquefois « fusion » qui puise son inspiration, à la fois, sur les rives anciennes des civilisations orientales et méditerranéennes, mais aussi dans leurs racines plus traditionnelles : musiques de Grèce, d’Andalousie, mémoires juives et séfarades ou chrétiennes de l’Espagne ancienne, mélodies persanes, tribut aux frasques renaissantes ou au monde de l’Europe médiévale, leur discographie s’est étoffée d’une quinzaine d’albums entre poésie, explorations, échanges et dialogues culturels.

l'Ensemble de musiques Anciennes et traditionnelles Constantinople

Avec des concerts donnés dans plus de 25 pays, l’Ensemble Constantinople à gardé le goût du voyage et du lointain Québec qui l’a déjà reconnu et primé, ses musiques sont revenues, par les courants océaniques et la magie de la circulation culturelle, jusqu’aux rives de l’Europe. En cherchant un peu sur youtube, vous constaterez que la formation partage généreusement certaines de ses productions, à travers sa propre chaîne. Entre autres morceaux de choix et hors des temps médiévaux qui nous les ramènent ici, vous les trouverez en compagnie de Ablaye Cissoko, de sa Kora et de sa voix envoûtante pour des pièces à la signature unique. Vous pouvez également suivre la formation sur son site web officiel. De notre côté, nous reviendrons à notre période d’élection, le Moyen Âge, et à l’album dont est issue la chanson occitane du jour.

L’album : Li Tans Nouveaus

Album de musique médiévale de l'ensemble Constantinople

Sorti en 2003, l’album Li Tans Nouveaux voyait les deux frères musiciens s’associer à d’autres grands noms de la scène médiévale dont la célèbre soprano Anne Azéma.

Avec 12 pièces pour un temps d’écoute légèrement supérieur à 65 minutes, cette sélection partait à la conquête de la poésie courtoise des XIIe et XIIIe siècles et du goût de cette dernière pour le « renouvel » et le printemps. Temps nouveaux, temps de l’amour, on y retrouvera des trouvères comme des troubadours : le Chastelain de Coucy, Guiot de Dijon, Gonthier de Soignies, mais encore quelques pièces dansées de l’Italie ou de l’Angleterre médiévales du temps des Estampies et des Trotto(s). Pour clore le tableau, ajoutons encore deux interludes instrumentaux de Guy Ross et deux belles chansons de Peire Vidal (dont celle du jour) servies toutes deux par la voix de Anne Azéma. On trouve encore des exemplaires de cet album (édité chez Atma classique) à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations : Li Tans Nouveaus de l’Ensemble Constantinople

Musiciens présents sur cet album : Kiya Tabassian (cithare), Anne Azéma (voix), Guy Ross (luth, oud, harpe), Isabelle Marchand (violon), Matthew Jennejohn (flûtes à bec ), Ziya Tabassian (tombak, dayereh, percussion).


Anc no mori per amor de Peire Vidal
de l’occitan médiéval au français moderne

NB : pour la traduction et à l’habitude, elle s’inspire, en partie, de celle de Joseph Anglade, mais aussi de recherches plus personnelles en Occitan médiéval ou d’autres traductions comparées. Elle n’a pas la prétention de la perfection. Pour ne pas trop fermer le sens, nous vous proposons même, entre parenthèses, certaines alternatives. A l’occasion nous notons également certaines tournures proposés par Joseph Anglade (JA) que nous n’avons pas nécessairement retenues.

I
Anc no mori per amor ni per al,
Mas ma vida pot be valer morir,
Quan vei la ren qu’eu plus am e dezîr
E re nom fai mas quan dolor e mal.
No’m val be mortz, et ancar m’es plus greu,
Qu’en breu serem ja velh et ilh et eu :
E s’aissi pert lo meu el seu joven,
Mal m’es del meu, e del seu per un cen.

Je ne suis mort ni d’amour ni d’autre chose,
mais ma vie peut bien valoir de mourir
quand je vois l’être que j’aime et désire le plus
Ne me causer plus que douleur et mal (dommage).
La mort ne me sert en rien, et ce qui m’est plus pénible encore,
c’est que bientôt ma dame et moi nous serons vieux.
Et si ainsi, elle perd ma jeunesse et la sienne,
Cela me sera désagréable, pour moi, et pour elle cent fois plus.

II
Bona domna, vostr’ ome natural
Podetz, si-us platz, leugierament aucir :
Mas a la gen von faretz escarnir
E pois auretz en peccat criminal.
Vostr’ om sui be, que ges no -m tenh per meu,
Mas be laiss’ om a mal senhor son feu ;
E pois val pauc rics hom, quan pert sa gen,
Qu’a Dairel rei de Persa fo parven
.

Noble dame, votre vassal sincère (JA. « homme lige »)
Pouvez, à votre gré, aisément tuer,
Mais par les gens, vous en serez blâmée (raillée)
Et puis vous commettrez aussi un péché mortel.
Je suis bien votre homme, puisque je ne m’appartiens en rien ;

Mais on laisse volontiers à mauvais seigneur son fief ;
Et il vaut bien peu l’homme puissant qui perd ses gens (JA.
« vassaux »)
Comme il le fut démontrer à Darius, le roi de Perse.

III
Estiers mon grat am tot sol per cabal
Leis que nom denha vezer ni auzir.
Que farai doncs, pos no m’en posc partir,
Ni chauzimens ni merces no m’en val ?
Tenrai m’a l’us de l’enoios romeu,
Que quier e quier, car de la freida neu
Nais lo cristals, don hom trai foc arden :
E per esfortz venson li bon sufren.

Contre mon gré, j’aime seul et sans réserve (de tout mon cœur)
Celle qui ne daigne ni me voir ni m’entendre ;
Que ferai-je donc, puisque je ne m’en puis séparer
Et que ni l’indulgence ni la pitié ne me sont d’aucune utilité ?
Je me conformerai aux usages du pèlerin ennuyeux (importun),
Qui mendie d’un côté et d’autre ; car de la froide neige
Naît le cristal, dont on tire le feu ardent ;
Et,  par leurs efforts, les bons amants qui patientent triomphent. (JA. « les bons [amants] qui patientent arrivent à triompher ».)

IV
Anc mais no vi plag tan descomunal,
Que quant eu cre nulha ren far ni dir,
Qu’a leis deja plazer ni abelir,
Ja pois no pens de nulh autre jornal.
E tot quan fatz par a leis vil e leu,
Qu’anc per merce ni per amor de Deu
No pose trobar ab leis nulh chauzimen ;
Tort a de mi e peccat ses conten.

Jamais je ne vis de différent si étrange :
Puisque quand je pense ne rien faire, ni rien dire
D’autre qui ne lui plaise ou ne lui convienne,
Et que je ne pense à nulle autre chose (travail)
Tout ce que je fais lui semble vil et cavalier (léger, de peu de cas)
Et jamais, par pitié ou pour l’amour de Dieu,
Je ne puis trouver auprès d’elle aucune indulgence;
Sans conteste, elle se comporte envers moi injustement
(JA sans conteste elle a tort et se rend coupable envers moi),

V
Aissi m’en sui gitatz a no m’en cal,
Com lo volpilhs que s’oblid’ a lugir,
Que no s’auza tornar nis pot gandir,
Quan l’encausson sei enemic mortal.
Noi sai conort, mas aquel del juzeu,
Que sim fai mal, fai lo ad eis lo seu ;
Aissi com cel qu’a orbas se defen,
Ai tot perdut, la fors’ e l’ardimen.

Aussi me suis-je jeté dans l’insouciance,
Comme le renard qui s’oublie dans sa fuite,
Et qui n’ose se retourner, ni ne peut trouver refuge
quand ses ennemis mortels le poursuivent.
Et je n’ai d’autre consolation que celle du juif
Qui, s’il me fait du mal, en fait autant à lui-même ;
Et comme celui qui se défend sans rien voir,
J’ai tout perdu, la force et la hardiesse.

VI
Doncs que farai ? sufrirai per aital,
Co-l près destreitz, cui aven a sufrir
Que li fai mal, mas ben saupra grazir
Qui -m fezes ben en loc d’amic leial.
Quar s’eu volgues, domna, per autrui feu
Honrat plazer agra conquist en breu.
Mas res ses vos no-m pot esser plazen
Ni de ren al gaug entier non aten.

Donc que ferais-je ? Je souffrirai de la même façon
Que le prisonnier contraint, qui avait à souffrir,
Et à qui on faisait mal, mais qui saurait bien être reconnaissant
Envers celui qui me (lui ?) ferait du bien comme un loyal ami.
Car si je voulais, dame, prendre le fief d’un autre,
J’en aurais bientôt conquis le plaisir avec honneur.
Mais rien sans vous ne peut m’être plaisant
et je n’attends que de vous une joie parfaite.

VII
Lai vir mon chant, al rei celestial,
Cui devem tug onrar et obezir,
Et es be dreitz que l’anem lai servir
On conquerrem la vid’ esperital :
Que -l Sarrazi desleial, canineu,
L’an tout son regn’ e destruita sa pleu,
Que sazit an la crotz e -l monumen :
Don devem tug aver gran espaven.

J’adresse mon chant au roi céleste,
Que nous devons tous honorer et exaucer pleinement;
Et il est fort juste que nous allions le servir là-bas
Où nous conquerrons la vie spirituelle ;
Car les Sarrasins déloyaux de Canaan
Lui ont ôté son royaume et détruit son empire ;
Et qu’ils se sont saisis de la croix et du sépulcre,
Ce dont nous devons tous frémir (concevoir grande épouvante).

VIII
Coins de Peiteus, de vos mi clam a Deu
E Deus a me per aquel eis coven,

Qu’amdos avetz trazits mout malamen
El de sa crotz et eu de mon argen.

Per qu’en devetz aver gran marrimen.

IX
Coms de Peiteus, bels senher, vos et eu
Avem lo pretz de tota l’autra gen,
Vos de ben far et eu de dir lo çen.

Comte de Poitiers, je me plains de vous à Dieu
Et Dieu se plaint de même à moi,
Puisque vous nous avez trahi tous deux si durement
Lui pour sa croix et moi pour mon argent.
Ce pour quoi vous devriez avoir grand tristesse.

Comte de Poitiers, beau Seigneur, vous et moi
Nous sommes loués par le reste du monde,
Vous pour bien faire et moi pour bien conter.


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Idées reçues & pépites de médiévistes : Régine Pernoud & la femme au Moyen âge

Sujet : médiéviste, histoire médiévale, mentalités médiévales, Moyen Âge chrétien, église médiévale, statut de la femme, féminisme.
Période : haut Moyen Âge, Moyen Âge central & XIXe siècle
Auteur : Régine Pernoud
Média : entretien avec Radio Canada (1982)

Bonjour à tous,

assée un peu inaperçu à en juger les vues actuelles, cette archive de Radio Canada, postée en mars dernier sur youtube est intéressante à bien des points de vues. En 1982, bottant en touche un grand nombre d’idées reçues sur la femme dans la société occidentale médiévale, cet entretien filmé donnait, en effet, la parole à l’historienne Régine Pernoud sur ses travaux et ses ouvrages, notamment : La femme au temps des cathédrales (1980), Pour en finir avec le Moyen Âge (1977) et Histoire de la bourgeoisie en France (1960 et 1963).

Comme on le verra, on n’est loin ici d’une revisite caricaturale habituelle qui voudrait faire de la femme, dans le monde médiéval, voire même depuis la nuit des temps, un « sous-être » brimé et jamais tout à fait à sa pleine mesure dans le social, une victime permanente sans pouvoir, sans autre statut que celle d’être un ventre et sans autre prise sur le monde que celle que les hommes auraient bien voulu lui concéder dans leur magnanimité. Et bien rassurons nous, rien de cela ici et il faut le saluer. Aussi, approchez, approchez gentes dames et damoiselles, venez entendre la bonne nouvelle ! Si, vous étiez de celles qui s’étaient laissées convaincre par la vision d’un monde désespérément égal, depuis la préhistoire et dans lequel la femme avait été vouée à être confisquée de tout et à toujours baisser l’échine, sans doute reprendrez-vous ici un peu de goût pour ce Moyen Âge (bien plus éclairé qu’on le dit), et dont Régine Pernoud vous montrera qu’il ne vous avait pas laissé à sa porte.

La femme dans le monde médiéval et féodal

Si le média ne se charge pas et que vous recevez un message d’erreur youtube, rechargez simplement la page (refresh navigateur).

La femme au temps des cathédrales

Au cours de cet échange filmé, la grande médiéviste revisitait des idées reçues qui touchent le statut et l’histoire de la femme, des premiers siècles au Moyen Âge central, avec une apogée qu’elle situera au XIIe et XIIIe siècles. Dans les siècles suivants, du XIVe s au XVe, elle montrera que le pouvoir politique détenu par la femme dans la société médiévale féodale, semble s’être peu à peu effritée même si, selon elle, c’est véritablement à partir de la renaissance que la tendance se confirmera.

On se souvient que dans le courant du XVIe siècle, on a voulu renouer avec l’antiquité, en tirant un trait sur un monde médiéval réduit alors, à une parenthèse obscurantiste ; du même coup, en faisant la promotion d’une certaine exemplarité des sociétés antiques (leurs codes, leurs droits et leur littérature), on aurait commencé à promouvoir aussi une vision plus archaïque des rapports homme-femme. Toujours selon la thèse de Régine Pernoud, cette orientation ne fera que se confirmer à travers le temps, pour se concrétiser, de manière encore plus tranchée, trois siècles plus tard, au XIXe siècle, sous l’empire et dans le Code napoléon (1804). Reine du contrepied, la médiéviste ira même jusqu’à retourner l’habituelle vision entre « ombres médiévales » et « lumières renaissantes » pour affirmer voir clairement, de son côté, un certain obscurantisme dans la renaissance : en allant chercher systématiquement toutes les références dans l’antiquité, on finira par étouffer la création et la liberté qu’avait connu l’art médiéval pour consacrer une imitation systématique des anciens, condamnant chaque nouvelle œuvre à paraître à la précédente.

Classe bourgeoise & milieux urbains

une citation de Régine Pernoud sur le Moyen Âge

Pour expliquer le changement progressif du statut de la femme du Moyen Âge tardif au XIXe s, Régine Pernoud établit des corrélations directes entre diminution du pouvoir politique féminin, montée des classes bourgeoises et main mise progressive de ces dernières sur les nouveaux foyers de population que deviennent les villes aux XIIe et XIIIe siècles. Nous reprenons ici des larges parties de cet entretien :

 » …Par des textes irréfutables, …, qui ont eu une influence sur la vie des français, je découvrais, peu à peu, que plus ce bourgeois que j’avais vu naître au XIe siècle, s’affirmait, prenait de l’importance, ajoutait au pouvoir économique un pouvoir administratif très grand parce qu’il devenait fonctionnaire et puis que, au XIXe siècle, il avait finalement acquis le pouvoir politique. Et bien parallèlement à cette montée, il y avait le déclin de la femme. La femme cessait d’exister.

(…) C’est une chose curieuse que de penser que dans ces cités médiévales nées aux XIIe et XIIIe siècles, qui se gouvernent elles-mêmes, qui élisent leurs représentants, les femmes votent mais personnellement je n’ai jamais trouvé, (peut-être que quelqu’un en trouvera, mais en tout cas moi, je n’ai jamais trouvé) de femmes qui aient été échevin ou maire ou recteur ou consul, enfin qui est une dignité quelconque dans la vie de la cité, là où règnent les bourgeois. Tout de même ça pose un point d’interrogation.

(…) On constate que la femme a beaucoup moins d’importance, en somme, dans un régime urbain, celui qu’a instauré le bourgeois, celui qui est le propre du bourgeois, là où il vit, là où il se sent vivre que dans la vie rurale. Dans la vie rurale, il y a beaucoup de très petites suzeraines. Quand on parle des seigneurs, on imagine toujours des gens qui ont un immense domaine, mais beaucoup de dames qui avaient des droits équivalents aux seigneurs avaient des domaines qui pouvaient être très étendus mais qui pouvaient être aussi très restreints. On connait des domaines seigneuriaux qui couvrent quelque chose comme 6 hectares. C’est très peu… Mais n’empêche qu’ils avaient des droits seigneuriaux sur ces domaines et que des femmes pouvaient avoir exactement les mêmes droits sur ces domaines.« 

Une confiscation progressive

En revenant sur cette grille de lecture de classes, on essayera de se souvenir que les alliances nobiliaires du Moyen Âge et les Dames qu’on épouse ou qui épousent sont des femmes de pouvoir. Si les deux époux n’ont pas toujours voix au chapitre sur ces arrangements bien souvent parentaux, ce sont aussi les titres et possessions détenus par les uns et les autres que l’on s’allie stratégiquement. Autrement dit, si la classe nobiliaire perpétue à travers ses alliances le maintien ou l’extension de son pouvoir, il faut bien que ces pouvoirs, ces titres et ces possessions aient existé réellement, soient grands et soient fondés du côté des hommes comme des femmes.

Sur ces notions de pouvoir des femmes de classes nobles, quand on s’approche du sommet du pouvoir, on pensera encore à de grandes régentes comme Blanche de Castille en France ou María de Molina en Espagne, et à leur rôle majeur sur l’histoire et le devenir des couronnes. Dans le même sens et plongeant du côté du haut Moyen Âge, on pourra reconsulter utilement la conférence donnée par Michel Rouche à l’Ecole Nationale des Chartes, en hommage à René Girard sur Violence et structures archaïques au Moyen Âge. On y trouvera de nombreux exemples du très grand pouvoir des reines, en Europe, dans les siècles suivants la chute de l’empire romain.

Pour reprendre le fil de cet entretien et concernant le glissement vers une confiscation progressive du pouvoir politique des femmes (nobles et bourgeoises), là encore, nous laissons la parole au journaliste et à Régine Pernoud sur un passage clé :

En somme, si je comprends bien, la question ne serait pas « Comment en finir avec le Moyen Âge ? » mais « comment en finir avec le XIXe siècle ? »

Oui ou avec tout l’ensemble de ce qui s’est imposé avec je dirais un pouvoir impérial sans réplique au XIXe siècle… C’est exactement en 1593 que le parlement, repère de bourgeois comme l’Université, prend un arrêt qui interdit à la femme toute fonction dans l’Etat. Et dès ce moment là, il y a eu une évolution, depuis le moment où Philippe Le Bel prend la première mesure antiféministe. En 1314 presque sur son lit de mort, il déclare que les femmes seront écartées de la succession au trône. Première mesure antiféministe, ça n’existait pas jusqu’au début du XIVe siècle, jusqu’au moment ou le parlement interdit toute fonction dans l’Etat, ce qui prouve d’ailleurs qu’elle pouvait avoir une fonction dans l’Etat jusque là. »

Le rôle positif de l’Eglise médiévale
sur les relations homme femme

A l’occasion de cet interview, Régine Pernoud remettra aussi quelques vérités à leur place sur le rôle de l’Eglise médiévale dans la promotion d’une certaine égalité homme femme. Sur l’argument du mariage arrangé et forcé des jeunes gens (pas ceux des classes rurales ou « roturières », mais principalement ceux des classes nobles, pour les raisons de pouvoir évoquées) l’historienne relèvera que c’est l’Eglise qui, la première, a lutté contre le consentement obligatoire des parents à partir du VIIIe siècle. Et quand soulevant les croisades, la classique légende noire de l’inquisition et oubliant bizarrement la fameuse terre plate, l’interviewer s’étonnera de la voir s’avancer en faveur de l’Eglise médiévale, l’historienne prendra, là encore, un contre pied, en s’élevant contre les habituels préjugés d’obscurantisme et un certain nombre d’idées fausses à ce sujet.

« … Mais revenons à l’Eglise, force de libération. Qui est-ce qui a fait disparaître l’esclavage tout de même ? Et qui est-ce qui a imposé, justement et fait entrer dans les mœurs peu à peu, l’égalité de l’homme et de la femme, si ce n’est pas l’Eglise. … C’est je dois dire personnellement, une sorte de découverte que j’ai faite. J’ai travaillé l’histoire de l’Eglise, si vous voulez, en remontant, parce que j’étais étonné de voir cet extraordinaire pouvoir attribué à la femme au XIIe siècle, sous la France féodale et l’Angleterre et les autres pays d’Occident. Alors j’ai tâché de remonter le cours du temps et qu’est-ce qu’on trouve ? On trouve l’influence de l’Eglise, notamment dans cette question du mariage, dès le début. Dans l’égalité de la femme, quand on voit le rôle de la femme dès les débuts de l’Eglise, c’est extraordinaire. Cela demanderait à être étudié dans le détail et mis un peu en valeur. Quelles sont les premières personnes que les églises mettent sur les autels si ce ne sont pas des femmes ? Comptez le nombre d’hommes qui sont déclarés Saints pendant les trois premiers siècles et le nombre de femmes, vous serez stupéfait.

On vous dira justement que l’Eglise a porté les femmes sur les autels pour mieux les immobiliser, pour mieux les aliéner.

(…) On dit « au XIIe siècle, on avait le culte de la femme mais c’était précisément pour mieux l’aliéner. » Bien, moi je veux bien être une femme aliénée si je suis reine couronnée ayant une chancellerie, des moyens d’exécution et le même pouvoir que le roi. Si c’est cela que vous appelez aliénation, vivement l’aliénation pour toutes les femmes ! C’est à dire qu’elle est absolument sur le même pied que l’homme.

—Oui mais là vous parlez d’un pouvoir politique ?

Oui, mais c’est important le pouvoir politique. Vous savez depuis quand on a reconquis le pouvoir politique ? 1947… C’est le général De Gaule qui nous l’a donné avec le droit de vote.

— Mais il n’y a pas que la vie politique, il y a aussi, les aspects dont on parle beaucoup actuellement, de la vie affective, la vie sexuelle de la femme ? Est-ce que la femme, à ce moment là, n’était pas simplement perçue comme une marchandise d’échanges ?

C’est justement contre quoi l’Eglise s’est élevée et les obligations de l’Eglise ont été proclamées aussi bien pour les hommes que pour les femmes parce que c’est l’Evangile. Qui est-ce qui, pour la première fois dans l’Histoire, met l’homme et la femme exactement sur le même pied dans le mariage ? C’est le Christ. C’est dans les trois synoptiques et ça a scandalisé les apôtres, d’ailleurs. Ils ont dit « si c’est comme ça autant ne pas se marier ». Ils n’en ont pas voulu, ils ont trouvé que le Christ allait trop loin ou trop fort et, en effet, dans leur civilisation, il y allait fort. Et ça on l’a compris et, surtout, on ne l’a vécu que, peu à peu, mais ça a été vécu merveilleusement, justement au cours des premiers siècles de l’Eglise. Et puis ça a été, peu à peu, instauré dans les mœurs, facilité, d’ailleurs, dans nos pays – en France, en Irlande, en Espagne – par l’influence de la société celtique qui se retrouvait un peu elle-même. Car, chez les celtes, je ne dirais pas que la femme était à égalité avec l’homme, non je ne crois pas qu’on puisse le dire d’aucune civilisation, en dehors de la civilisation chrétienne, mais du moins était-elle étroitement associée à l’homme et prenait-elle part à ses activités. Et ça, ça scandalisait beaucoup les écrivains romains. Et comme lors de l’effondrement de l’empire romain, au Ve siècle, la civilisation celtique reprend un peu ses droits en France, en Espagne, même en Italie, dans le domaines des Iles d’Irlande et Britannique, peu à peu on voit cette liberté et cette égalité qu’instauraient l’Eglise prendre chez nous très naturellement.« 

La famille dans le monde médiéval

Pour conclure, cet entretien qui remet bien des pendules à l’heure, on y trouvera encore des affirmations clés sur l’importance de la famille comme base solide, autant que facteur d’émancipation individuelle dans les sociétés médiévales. Nous sommes en 1982 mais Régine Pernoud constate déjà les mauvais traitements que l’on fait subir à cette cellule fondamentale qui fut à la base de notre société pendant des centaines, sinon des milliers d’années. Depuis cette entretien, on a, du reste, continué méthodiquement de s’évertuer à la dénigrer et la détruire.

Contre une nouvelle idée reçue, l’historienne nous expliquera qu’il faut que la famille soit forte pour que les individus soient vraiment libres ; si l’homme médiéval voyage autant, c’est qu’il est aussi certain de pouvoir revenir vers ce havre solide. La médiéviste nous rappellera, au passage, qu’au Moyen Âge la gente masculine est majeure à 14 ans et la gente féminine à 12 ans. C’est Henri III, à la fin du XVIe siècle qui changera la donne brusquement en fixant la majorité à 25 ans. Il faudra attendre 1792 pour que cette dernière soit ramenée à 21 ans pour tout le monde, puis, sous le code Napoléon, à 21 ans pour les femmes et 25 ans pour les hommes. Enfin, les débuts du XXe siècle verront cette majorité à nouveau établie à 21 ans pour tous et ce n’est qu’en 1974 qu’elle sera ramenée à 18 ans pour filles et garçons.

Trouver les ouvrages de Régine de Pernoud

Voici des liens vers les ouvrages de Régine Pernoud utilisés en référence, à l’occasion de cet entretien.

La Femme au temps des cathédrales - Régine Pernoud La Femme au temps des Cathédrales, Poche (1980)Pour en finir avec le moyen-âge Régine Pernoud Pour en finir avec le Moyen-Age, Points (1977)
histoire de la bourgeoisie - Régine Pernoud Histoire de la Bourgeoisie en France 1, Points (1960) histoire de la bourgeoisie 2 - Régine PernoudHistoire de la Bourgeoisie en France Points (1963)

Vers un « reset » permanent des compteurs ?

Pour qui s’intéresse honnêtement au Moyen Âge et aux faits historiques, la place faite à la femme dans la société médiévale se tient loin des préjugés habituels et des visions erronées encore trop souvent mises en exergue. Quand les informations sont absentes, on les invente ou on les contrefait, et quand elles ne sont pas simplement fausses, on vient en exploiter d’autres avec cette fâcheuse manie qui sévit, de plus en plus, de revisiter l’histoire, hors contexte, au goût des aspirations du jour et toujours, bien sûr, au désavantage de cette dernière.

De nos jours, dans la lignée de Régine Pernoud, certaines historiennes et intellectuelles œuvrent heureusement, avec beaucoup de sérieux, à une vision réaliste du rôle de la femme à travers les âges ou, même au présent, à travers les sociétés et les cultures. Malgré cela, les vérités de laboratoire ont toujours du mal à s’étendre au grand jour ; en 2020, en observant le monde de la « vulgate » (médias, réseaux sociaux, etc…), on en vient, quelquefois, à se demander si certaines relectures caricaturales, relayées complaisamment par certaines formes de féminisme très actuelles (et qui n’ont plus grand chose de commun avec celui d’une Régine Pernoud), ne finissent pas par engendrer, à la longue, des formes de victimisation systématiques qui ne servent, en rien, la vérité des faits.

Bien entendu, il ne s’agit pas de nier certaines réalités mais en revisitant constamment à la baisse le statut des femmes à travers l’histoire et le monde et en minimisant constamment les rôles véritables qu’elles ont joués par le passé ou même les grandes avancées à certains moments de l’Histoire, on finit par faire la promotion d’une sorte de réinitialisation permanente des compteurs qui ne fait qu’à alimenter de nouvelles formes d’ignorance et ne contribue certainement pas à faire avancer les débats.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Pour poursuivre sur le sujet de la femme dans le monde médiéval, nous vous conseillons également de consulter les travaux de l’historienne médiéviste Julie Pilorget . En 2016, France culture lui consacrait un podcast à découvrir ici : la femme en milieu urbain au Moyen Âge tardif .