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Amour courtois et « fine amor », un point sur la question avec trois experts

poesie_medievale_fine_amor_amour_courtois_origine_definition_conference_moyen-age_centralSujet  :  littérature, poésie médiévale, fine amor, amour courtois, histoire, définition, contexte d’émergence, hypothèses.
Période : moyen-âge central (XIIe et XIIIe  siècles)
Média :  émission de radio,  France Culture
Titre :   la fabrique de l’Histoire, l’amour courtois (2016) par  Emmanuel Laurentin
Intervenants : Michel Zink,  Didier Lett,  Damien Boquet.

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passion‘où vient la notion d’Amour Courtois ? En dehors de son « invention » au XIXe siècle par Gaston Paris, que recouvre-t-elle de réalités médiévales et quelles furent les conditions de son émergence ? Voilà autant de questions que France Culture se proposait d’adresser en mars 2016 dans le cadre de son programme la Fabrique de l’Histoire, en invitant à sa table trois éminents universitaires et spécialistes d’histoire et de littérature médiévale :  Michel Zink, professeur au Collège de France (Chaire de Littératures de la France médiévale), Didier Lett (professeur d’histoire médiévale à l’université de Paris 7) et Damien Boquet (maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille I).

NB  ; ce n’est pas à proprement parler une conférence mais comme il s’agit d’un échange assez ouvert et informatif sur la question, nous indexons aussi cet article sous cette catégorie.

L’amour courtois, invention originale
du monde médiéval et occidental chrétien

Né dans le contexte d’une réforme grégorienne qui affirme plus que jamais le mariage comme institution et définit aussi clairement les lignes entre prêtres et laïques en faisant injonction formelle à ses derniers de demeurer célibataires, faut-il y voir là une relation de poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_moyen-age_centralcause à effet ou constater plus prudemment avec Michel Zink que cette poésie qui met au centre cette fin amor ou cet amour courtois n’émergera, en effet, qu’au sein du moyen-âge occidental chrétien et lui sera propre.

Au vue du contexte dogmatique et clérical des XIIe et XIIIe siècles, on pourra alors sans doute mieux comprendre ce sentiment amoureux ou cette définition d’une « nouvelle forme » d’amour (littéraire), qui se cherche entre l’interdiction du passage à l’acte (hors mariage pour l’homme, adultérin pour la femme) et l’assouvissement symbolique d’un désir interdit, condamné d’avance à ne jamais se poser sur son objet :

« … C’est une poésie (celle de l’amour courtois)  qui essaye d’intégrer à la vision chrétienne de l’amour cet amour relevant de l’Eros, mais qui dépasse largement le simple désir charnel et qui essaye de le récupérer… »
Michel Zink  – Extrait La Fabrique de l’Histoire

Lien vers le podcast original sur le site de France Culture

Ce serait donc aussi ce même « Amour » avec un grand A qui se tient au centre du christianisme, celui de Dieu, celui des uns et des autres qu’on cherche aussi à décliner, dusse-t-on le tirer du côté charnel et émotionnel, tout en ménageant les conditions pour transcender ces deux dimensions matérielles et le rendre, finalement, spirituel ?

En dehors de cette idée de l’exaltation, cette Delectatio Morosa qui lui sert de pendant ou d’argument (ce plaisir venu de l’attente et de la non satisfaction du désir qui excite et agite l’imagination), cette fine amor (fin’amor) et son désir jamais assouvi (quand la dame est sage ou que l’on respecte les interdits,) se transforme si souvent en souffrance et en complainte – celle de l’attente, celle de la distance infranchissable physique ou symbolique, celle du rejet, celle de la frustration pesante du non passage à l’acte, cet état où l’on n’en finit pas de se mourir d’amour – qu’on pourrait se demander s’il ne ménage  pas encore une forme de « pénitence » qui ne serait, après tout, pas totalement étrangère au christianisme.

poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_fine_amor_moyen-age_central_XIIe_XIIIePourtant, s’il est si chrétien, dans son essence, cet amour courtois, pourquoi se pose-t-il si souvent sur la dame du seigneur et de l’homme de pouvoir, et de fait aussi la femme déjà  mariée ?

Faut-il voir là une forme de valorisation symbolique   de l’adultère, et une sorte de « poésie résistante »  ou plutôt ne pas perdre de vue que cet amour courtois naît aussi, au sein des méandres et des jeux de pouvoir de la féodalité. N’y aurait-il pas, encore ici, une forme de report ou d’extension symbolique de la relation de soumission, forte et codée du seigneur à ses vassaux ou ses sujets, vers ses proches ? En d’autres termes, faut-il aimer ou louer la dame de son maître comme on est supposé l’aimer et le louer lui et lui être fidèle ? Peut-être, à condition de ne pas déraper trop loin sur le terrain glissant des analyses de genre et de la théorie des « affects », en invoquant un peu hâtivement la grille commode de la psychanalyse moderne pour la calquer sur l’époque.

Et puisque nous n’en sommes plus à une question près, si je voulais ici semer une autre hypothèse, sans doute plus terre à terre et en tout cas plus micro-sociologique, au risque de me faire tirer l’oreille pour son manque cuisant de romantisme. Sans prétendre épuiser le sujet mais pour offrir un autre angle : au delà du simple attrait et de la séduction qu’inspire la femme du seigneur, et par contagion quelquefois sa sœur, sa cousine, bref encore la gente féminine alliée au pouvoir et souvent de condition supérieure à celui qui la convoite, pourrait-il y avoir, là aussi, quelques niches secondaires, pour paraphraser Erving Goffman dans Asiles, ou, pour le dire plus trivialement, quelques avantages indirects à retirer (économiques, politiques, jeux d’influences ou supplément de soupe, poesie_litterature_monde_medieval_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_moyen-age_centraletc…) quand on est poète ou petit noble,  en cherchant à devenir, à tout prix, le favori de la dame,  au risque de se perdre dans ce jeu littéraire d’un désir à jamais inassouvi, ou même de se faire chasser de la cour par le seigneur en cas de dépassement des bornes  ?

Bref, pour en revenir à l’émission du jour, si elle ne répond pas à toutes les questions, elle a le mérite d’en soulever un certain nombre en donnant trois approches assez différentes de cet amour courtois, qui peuvent se rejoindre par endroits (quoique) : une qui se centre sur l’analyse des genres et les lignes de démarcation entre les sexes, l’autre un peu plus axée sur la fine amor comme une forme de réponse littéraire, « anticléricale » ou « résistante » dans le cadre de la réforme grégorienne, et la troisième, sans doute un peu moins sociale ou psychologique et, de fait, plus prudente et moins spéculative aussi, basée sur une analyse qui se situe plus au niveau littéraire et au cœur des textes.

En vous souhaitant une bonne écoute et une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes  ses formes.

PS ; vous aurez certainement reconnu, tout au long de cet article, des miniatures  (quelque peu retouchées par nos soins) du Codex Manesse, célèbre manuscrit ancien allemand, contenant près de 700 chansons d’amour courtois. 

Saadi et les vertus du silence

gullistan_sagesse_medievale_persane_saadi_jardin_rose_moyen-age_centralSujet : contes moraux, sagesse persane, poésie morale, citation médiévale, érudition, humilité, vertus du silence.
Période  : moyen-âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage  :  Gulistan, le jardin des roses.

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous repartons ici pour la Perse du moyen-âge central et du XIIIe siècle, à la découverte d’un autre conte ou historiette de Mocharrafoddin Saadi. Il nous invite, cette fois-ci, à méditer tout à la fois sur l’humilité nécessaire face à ses propres connaissances ou sa propre « science » et par conséquent sur la relativité de l’érudition, autant que sur les grandes vertus du silence. L’historiette est d’ailleurs tirée d’un chapitre dédié tout entier à ce dernier thème.

sagesse_persane_conte_poesie_morale_citations_Mocharrafoddin_Saadi_moyen-age_central

Comme souvent chez lui, la sagesse ne vient pas toujours d’où on l’attendrait le plus. Elle n’a rien à voir avec la condition sociale, ni même, en l’occurrence ici, avec l’âge.

“Un jeune homme intelligent, qui était fort versé dans les diverses sciences et qui avait un caractère plaisant, ne disait rien tant qu’il était assis dans des réunions de savants. Une fois son père lui dit :

– O mon fils! pourquoi ne parles-tu pas aussi de ce que tu sais ?

– Je crains, répondit-il, qu’on ne me demande ce que j’ignore, et que je n’aie à supporter la honte de mon ignorance.”

 Mocharrafoddin Saadi –   Gulistan, le jardin des roses.

On pourra encore lier cette citation avec une autre qu’on trouve un peu plus loin dans le même chapitre du Gulistan, toujours sur cette idée d’un excès de paroles qui, pour le sage, va souvent de pair avec une certaine ignorance :

« J’ai entendu un sage qui disait : Jamais homme n’a confessé son ignorance, excepté cette personne  qui, lorsqu’un autre est engagé dans un discours et qu’il n’a pas encore achevé, commence à  parler. »

Mocharrafoddin Saadi  (opus cité)

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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La cantiga de Santa Maria 139, servie par le talent musical de Guy Robert

musique_medievale_luth_moyen-age_XIIIe_XIVeSujet :  musique médiévale, Cantigas  de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles,  pèlerinages médiévaux.
Epoque : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Alphonse X de Castille (1221-1284)
Titre : Maravillosos e piadosos , cantiga 139
Interprète : Guy Robert et l’Ensemble Perceval 
Album : 
L’art Du Luth au moyen-âge (1980 )

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn route pour la grande Espagne médiévale du XIIIe siècle, celle de la cour d’Alphonse le Sage et l’incontournable héritage musical et poétique qu’il nous a laissé avec les célèbres Cantigas de Santa Maria.

Il s’agit, cette fois, d’une version instrumentale plutôt enlevée et aux accents, par instants, presque byzantins de la Cantiga 139, arrangée et interprétée avec brio par le luthiste Guy Robert et l’ensemble Perceval (dont le musicien était, par ailleurs, le directeur et le co-fondateur).

La Cantiga Santa Maria 139 par Guy Robert et l’Ensemble Perceval

Guy Robert, l’Ensemble Perceval
et l’art du luth au Moyen Âge

On se souvient que l’Ensemble Perceval se forma à la faveur du film d’Eric Rohmer Perceval le Gallois. Guy Robert en assuma alors la direction musicale et artistique et décida, par la suite, de poursuivre sur cette lancée sa riche exploration du répertoire des musiques médiévales avec une partie de l’équipe (comédiens et musiciens) que le film avait permis de constituer. Le travail artistique engagé depuis lors se poursuivit avec une partie de l’équipe originelle, pour donner naissance aux Productions Perceval dont nous avons déjà parlé ici.

La pièce musicale que nous partageons aujourd’hui est extraite d’un album sorti en 1980, chez Arion. Tout entier dédié à l’art du Luth au Moyen Âge et gravitant autour de la virtuosité instrumentale de Guy Robert, l’album présentait onze pièces musicales : estampies italiennes et même anglaises, virelais, ballades, motets et encore cantiga. Avec, entre autres sources, le Manuscrit de Montpellier,  le Chansonnier du Roy ou le Codex Faenza, l’ensemble médiéval y musique_medievale_alphonse_X_cantiga_Santa_Maria_139_-Guy_robert_Ensemble_Perceval_luth_moyen-age_XIIIe_sieclerevisitait au Luth ou à la guitare sarrasine, les musiques de l’Europe médiévale des XIIIe et XIVe  siècles. On pouvait encore y trouver une version du virelai Douce Dame Jolie de Guillaume de Machaut.

Sorti originellement en vinyle, l’album fut réédité, plus tard dans le temps, au format CD pour le plus grand plaisir des amateurs de Luth tout autant que de danses et de musiques médiévales. On le trouve toujours disponible à la vente en ligne, sous un format dématérialisé. En voici le lien si vous êtes intéressés : L’Art du Luth au Moyen-âge (format MP3).

La Cantiga Santa Maria 139  :  miracles de Sainte-Marie et culte marial médiéval

Même si la version du jour est instrumentale, nous présentons tout de même ici les paroles de cette Cantiga en vous fournissant quelques clés de compréhension. Nous aurons, sans doute, dans le futur l’occasion d’en poster une version vocale et nous prenons ainsi un peu d’avance.

Intitulé Maravillosos e piadosos, autrement dit Merveilleux et pieux, la cantiga 139 loue,  une fois de plus, la vierge et ses miracles. La pièce est scandée tout du long par un refrain qu’on peut traduire ainsi:

« Merveilleux, plein de piété et très beaux, sont les miracles que tu fais, Sainte-Marie qui nous guide à la perfection de nuit comme de jour et nous apporte la paix. »

Un enfant généreux sauvé par le christ

deco_medieval_moyen-age_chretienIl est donc ici question d’un miracle survenu en Flandres, nous dit le poète. Une femme avait apporté à la vierge et en son église, son petit enfant pour que la Sainte le prenne sous sa garde et le protège du malheur.

Dans un élan spontané, l’enfant offrira alors le pain qu’il tenait à la main à l’image du Christ (la statue) en lui demandant s’il avait faim. La vierge s’adressera alors au Christ qui, à son tour, répondra directement à l’enfant, à haute voix : « Tu mangeras demain avec moi au ciel, et quand tu m’auras vu tu resteras toujours avec moi et tu entendras comment chaque saint chante, car je chante et défais le mal ». 

Ainsi, l’enfant mourra et sera accueilli directement au Paradis où « Dieu fait règner la joie et le rire » ( Gozo y rizo). ie : récompensé pour sa bonté et sa charité (le partage spontané du pain), il sera délivré de l’emprise du mal et du malin, et accédera au royaume de Dieu, en évitant une vie de souffrance. Au passage, on note bien ici dans le culte marial, cette idée que la vierge (plus humaine par nature) peut intercéder directement auprès du Christ puisque le poète médiéval nous conte, dans ce Miracle de la Cantiga de Santa Maria 139, qu’elle le fait même directement et à haute voix.

Maravillosos et piadosos et mui
Fremosos miragres faz
Santa Maria, a que nos guia
Ben noit’ e dia et nos dá paz

E d’est’ un miragre vos contar quero
Que en Frandes aquesta Virgen fez
Madre Deus, maravillos’ et fero, por
Hua dona que foi hua vez
A sa eigreja d’ esta que seja
Por nós et veja-mola sa faz
No parayso, u Deus dar quiso
Goyo et riso a quen lie praz

Maravillosos e piadosos ….

A questa dona leuou un menynno
Seu fillo, sigo, que en offrecon
Deu aa Virgen, mui pequenynno
Que de mal ll’ o guardass’ e d’ oqueijon
Et lle fezesse per que disesse
Sempr’ e soubesse den ben assaz
Que, com’ aprendo, seu pan comendo
Foi mui correndo, parouss’ en az

Maravillosos e piadosos ….

Cabo do Fillo daquela omagen
E diss’ o menynno: « Queres papar? »
Mais la figura da Virgen mui sagen
Diss’ a seu Fillo: « Dille sen tardar
Que non ss’espante, mais tigo jante
U sempre cant’ e aja solaz
E seja quito do mui maldito
Demo que scrito é por malvaz. »

Maravillosos e piadosos ….

Respos ao menynno: « Pparas
Cras mig’ en Ceo; e que me visto
Ouveres, senpre pois migo seerás
U ouças, que chanto e mal desfaz. »
Esto comprido foi, e transsido
E moç e ydo a Deus viaz

Maravillosos e piadosos ….

En vous souhaitant une bonne écoute et une belle journée.

Vous pouvez retrouver ici toutes les Cantigas de Santa Maria, traduites en français avec partition et commentaires.

Fred
Pour Moyenagepassion.com
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Saint Augustin : vaine gloire, monde médiéval et modernité

moyen-age_chretien_saint_augustin_philosophie_monde_medievalSujet :  philosophie, raison, citations, théologie, mystique chrétien médiévale, moyen-âge chrétien, Saint Chrétien, gloire, vaine gloire.
Auteur : Saint-Augustin d’Hippone (354-430)
Période :  aube du moyen-âge, fin de l’antiquité
Ouvrage : les confessions,

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“Les paroles de notre bouche, nos actions qui se produisent à la connaissance des hommes, amènent la plus dangereuse tentation, cet amour de la louange, qui recrute, au profit de certaine qualité personnelle, des suffrages mendiés, et trouve encore à me séduire par les reproches mêmes que je me fais. Souvent l’homme tire une vanité nouvelle du mépris même de la vaine gloire; et la vaine gloire rentre en lui par ce mépris dont il se glorifie.”

Saint Augustin (354-430)  – Les confessions, Vaine gloire, poison subtil.

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Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour se situer un peu avant l’aube du moyen-âge, les écrits autant que l’approche théologique et philosophique de Saint-Augustin habiteront longtemps le monde médiéval et l’esprit de ses hommes. Sur certains aspects au moins, l’influence du philosophe et mystique chrétien d’Afrique perdurera même au delà de cette période,  en connaissant encore quelques temps forts au XVIIe siècle et en se frayant même un chemin jusqu’à notre modernité.

deco_medieval_moyen-age_chretienA classer parmi les premiers écrits auto-biographiques célèbres, ses confessions sont bien plus que la simple histoire d’une conversion. Introspectif et vibrant de sincérité, Saint-Augustin y projette son propre itinéraire pour le transcender et toucher l’homme universel. Plus qu’une simple confession, ce livre du grand questionnement : des passions, de la raison, de la foi, entre autres grands thèmes, a traversé le temps. On en trouve, d’ailleurs, tout récemment une traduction en français moderne qui a été largement saluée, la version de Frédéric Boyer, appelée les aveux et datée de 2008.

Aujourd’hui, nous publions simplement un court extrait des confessions du Saint d’Hippone, en forme de citation sur la poursuite de la « vaine gloire », poison  dont il nous souligne bien ici la subtilité puisque, dans ses méandres insidieuses et si l’on y prend garde, ce dernier peut venir se glisser jusque dans son propre rejet et on se glorifie alors, en quelque sorte, de ne pas rechercher la gloire.

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Le portrait de Saint Augustin utilisé dans ce visuel est attribué au peintre italien Caravaggio (autour de 1600)

Pour les mettre en miroir, sur le même propos de Saint-Augustin, que nous livrons ici (traduction de 1864 par M Moreau), Frédéric Boyer traduira de son côté :

« Mais chacun de nos discours et chacune de nos actions publiques représentent un test très dangereux : notre amour-propre, qui nous fait aimer l’admiration des autres, nous pousse à collectionner et à mendier leurs suffrages. »
Saint Augustin, Les Aveux, Frédéric Boyer.

Gloire et désir de vaine gloire chez les auteurs du moyen-âge central

De Saint-Augustin à Thomas d’Aquin, et jusqu’à la fin du moyen-âge, on retrouvera cette notion de vaine gloire montrée du doigt par les auteurs médiévaux chrétiens. Même si l’on admet qu’il peut exister une « vraie gloire », Saint-Augustin lui-même en admet la possibilité, même si on ne retrouve déjà plus tout à fait chez lui, la marque de l’amour de la gloire loué par les auteurs classiques.

Après lui et chez les théologiens chrétiens du moyen-âge central, la gloire sera bordée et on s’en défiera même; au delà de la flagornerie, l’amour ou la recherche de son propre reflet (flatteur) dans le regard de l’autre, quand ce monde n’est qu’un passage vers un autre et qu’il convient si peu de s’y attacher ne peut aller de soi dans une perspective chrétienne. Au delà des différentes nuances qu’on pourra lui prêter, la gloire restera donc définie de manière relativement étroite et sa poursuite, pour elle-même, la vaine gloire, sera quoiqu’il en soit condamnée. Thomas d’Aquin en fera d’ailleurs un vice capital.

deco_medieval_moyen-age_chretienLa « gloire » véritable, est, en général, le résultat de l’exercice de vertus ou d’actions nobles et véritables, autrement dit, la conséquence désintéressée de conduites vertueuses et pas la poursuite d’une fin en soi. Du reste, obtenue ou reconnue sans que l’intéressé l’ait recherché par des valeurs ou des mérites éprouvés par l’action, elle ne saurait être héritée de possessions, de biens matériels ou même encore d’une lignée prestigieuse.

« Mais ès mondaines cours souvent, 
Promesses y volent au vent,
Vaine gloire y est grant maistresse
Et couvoitise y est princesse… »
Jean Froissart, Poésies

Hors des théologiens, pour nombre d’auteurs du XIIIe siècle, s’ils admettent une gloire chevaleresque, fondée sur l’exercice des vertus chrétiennes, la recherche de la gloire sera, presque  par nature vaine et même trompeuse, puisque indissociable de Fortune, qui tourne et change et peut la détruire à tout moment.  Totalement illusoire et présomptueux, le désir de vaine gloire met donc, tout le monde d’accord. Entre autres auteurs (Froissart, Gervais du Bus et son roman de Fauvel, Eustache Deschamps, Guillaume de Machaut, etc… ), Jean de Meung, dont on connait par ailleurs la plume acerbe n’hésitera pas  à s’y attaquer dans le Roman de la Rose. Là encore, l’ombre et le pouvoir de fortune serviront de cadre général et de repoussoir aux désirs ou aux illusions attachés à la vaine gloire.

« Si font devins qui vont par terre
Quant ils preschent pour loz aquerre,
Honneurs, ou graces ou richesses:
Ils ont les cueurs en grans détresses,
Ceulx ne vivent pas loyaulment,
Mais sur tous especiaument,
Ceux qui pour vaine gloire tracent
La mort de leurs ames pourchassent. »
Le roman de la rose – Jean de Meung.

Plus tard, dans le courant du XIVe siècle, les conflits et luttes des pouvoirs politiques, autant que les tensions à l’intérieur de l’église et les luttes d’ambition qui y tiendront place, ne manqueront pas de susciter invariablement le rappel de cette notion et de cet écueil, aidant même encore à repréciser les définitions (1).  Enfin, jusqu’à la fin du moyen-âge et dans les siècles suivants, la recherche de la vaine gloire continuera de rallier le consensus général, elle le fait toujours du reste.

deco_medieval_moyen-age_chretienPour en avoir une vision juste,  concernant les notions de gloire et de désir de gloire (invariablement vain par nature) autant que leur ligne de démarcation, il faut aussi bien se souvenir que, de la définition idéale à la pratique, la position de nombre d’auteurs médiévaux ne peut que demeurer ambiguë puisque, finalement, ils sont souvent, par leur situation personnelle et leur dépendance à des protecteurs ou commanditaires, autant que par leurs écrits, ceux qui glorifient et qui louent, ou même encore ceux qui font les légendes et qui consignent les hauts faits et les mérites de leur temps. En dehors même des « commandes » ou des « louanges au kilomètres », la gloire demeure une valeur sûre et assez « vendeuse » à tout le moins difficilement contournable dans le champ littéraire, et on imagine peu de vrais héros sans elle. A cela il faut encore ajouter que les auteurs eux-même peuvent certainement  nourrir, au moins quelquefois, et même si le statut d’auteur est alors, sans aucune commune mesure, avec ce qu’il deviendra par la suite, certaines ambitions de reconnaissance.

(1) Pour creuser tous ces aspects, je ne peux que vous conseiller l’article suivant sur Persée :  La notion de « vaine gloire » de Simund de Freine à Martin le FrancFrançoise Joukovsky-Micha.

Modernité de Saint-Augustin :
de la vaine gloire à la gloriole.

Q_lettrine_moyen_age_passionuant à la question de savoir si ces quelques lignes de Saint-Augustin peuvent encore nous être de quelque utilité ou même nous servir de guide au sein de notre modernité, à l’ère médiatique et télévisuelle, qui est aussi celle du tous « people », quand les rayons de librairie n’ont jamais autant croulé sous les autobiographies de « machin bidule, vu à la télé » ou pire « ex ou fils de machin bidule, vu à la télé », quand la télé réalité, encore, a fait de « passer à la télé » une fin en soi, quelque qu’en soit le prix, et quand , enfin, sur les réseaux sociaux et dans les mondes virtuels, l’individu ne s’est jamais autant rendu public auprès de presque parfaits inconnus, dans une frénésie qui va du simple besoin de se sentir exister, à une quête de reconnaissance ou de gloriole qui pourrait parfois donner le vertige, il faut bien s’efforcer de répondre que oui. L’écueil que le philosophe d’Hippone pointait du doigt, il y a 1600 ans, est sans doute plus d’actualité que jamais.

Et que l’on ne se méprenne pas, il ne s’agit pas là de morale chrétienne, ni même de morale tout court, pas d’avantage que le propos ne se résume à la mise en exergue d’une humilité, toute chrétienne aussi et bien que cette valeur puisse avoir son intérêt. Au delà même de la profession de foi, il s’agit aussi d’un guide pour l’action et d’un rappel utile sur la vacuité et l’illusion du paraître deco_medieval_moyen-age_chretiencontre la vérité de l’être. Sans aller chercher bien loin, si nous sommes bien souvent séduits par des phrases du type « Faire de sa vie un art » ou « Vivre est un art », l’artiste, comme le mystique, cherche toujours et d’abord sa voie dans l’introspection et dans sa propre vérité intérieure ou si l’on préfère son propre « matériel » ontologique. Ce que les autres en feront, une fois le résultat produit ou rendu public, si tenté qu’il le rende public ce qui n’est pas toujours le cas, ne lui appartient plus et, sauf à prendre le risque de se dévoyer, la recherche de reconnaissance ou de vaine gloire n’est jamais son propos. Dès l’instant où il y cède, en ne créant que pour plaire, il entre en effet dans le clientélisme et dans la séduction. Or, sur le chemin de la connaissance de soi comme de la créativité, pour s’oublier et se perdre soi-même, l’amour des louanges est sans doute un des pires leurres, autant que l’un des le plus communs. Les modes passent, quelques chiens aboient, le véritable artiste est déjà loin, mais peut-être n’est-il d’ailleurs jamais passé par là.

En vous souhaitant une belle journée !
Fred
Pour moyenagepassion.com
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