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histoire et littérature médiévale satirique autour des lombards

lombards_usurier_banquiers_moyen_age_central_litterature_poesie_histoire_medievaleSujet : proverbe, citation, lombard, usurier, banquier, monde médiéval, littérature, poésie, histoire médiévale
Période : moyen-âge central, du XIIe  au XVIe
Auteur  : Gabriel Meurier, Rutebeuf, François Villon, Don Juan Manuel.
Art, Peinture : Quentin Metsys

“Dieu me garde des quatre maisons
De la taverne, du Lombard,
De l’hospital et de la prison.”

Gabriel Meurier  Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique (1568).

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour être tiré d’un ouvrage qui nous porte sur les rives du XVIe siècle, le proverbe que nous publions aujourd’hui pourrait bien, sans anachronisme, trouver sa place dans les deux ou trois siècles qui en précèdent la publication. On le doit à Gabriel Meurier, un marchand qui, dans le courant du XVe siècle, peut-être poussé d’abord par des nécessités professionnelles, finit par se pencher sur les langues et devenir grammairien et lexicographe. Versé en moyen français, comme en flamand et en espagnol, il rédigea quelques traités de conjugaison et de grammaire, ouvrit même, semble-t-il, une école de langues et on lui doit encore quelques recueils de dicts et « sentences » dont ce Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique dont nous avons tiré le proverbe du jour.

usurier_quentin_metsys_lombards_litterature_histoire_poesie_medievale_moyen-age_renaissanceDans l’ensemble des dictons rapportés dans son ouvrage, il en a, sans doute, écrit quelques uns de sa plume mais comme il dit lui-même les avoir aussi glanés et répertoriés à longueur de temps et en bon lexicographe, pour la plupart d’entre eux, il est bien difficile, au bout du compte, de les dater ou d’en connaître l’origine précise. L’affaire se complique d’autant qu’il a aussi traduit des proverbes en provenance d’autres berceaux linguistiques. Quoiqu’il en soit, cet auteur a eu au moins le mérite de les répertorier, tout en en passant un certain nombre de l’oral à l’écrit pour la postérité. En dehors de sa valeur historique, l’ouvrage reste, par ailleurs, plutôt divertissant et agréable à feuilleter.

Comme nous le disions plus haut et pour en revenir au proverbe du jour, même si l’on n’en trouve apparemment pas trace avant cet ouvrage, il pourrait fort bien lui être antérieur  avec sa défiance affichée envers ces quatre maisons que sont  la prison, la taverne, l’hôpital et l’officine du « lombard ». Et si l’on comprend bien pourquoi on devrait se garder des trois premières, nous voulons parler plus précisément ici de la dernière, puisque ces « lombards »  reviennent en effet souvent dans la littérature médiévale où ils font l’objet de satires et de critiques directes de la part de bien des auteurs. Mais avant de passer à quelques exemples pris dans ce champ, revenons un peu sur leur origine et leur histoire médiévale, guidé par un article exhaustif du professeur d’histoire et médiéviste Pierre Racine de l’Université des sciences humaines de Strasbourg sur ces questions (1)

Les Lombards, marchands banquiers
du moyen-âge central

M_lettrine_moyen_age_passionalgré les interdictions religieuses et politiques de l’usure depuis Charlemagne, sous la pression des besoins en numéraire et de la croissance économique, la société commerciale et civile du moyen-âge central inventera bientôt des formes de prêts à intérêts contournant les interdits. Les juifs, bien sûr, non soumis aux contraintes que font peser les institutions chrétiennes sur leurs ouailles, les pratiqueront, mais ils ne seront, comme nous allons le voir, pas les seuls.

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Dans les débuts du XIIe siècle, période de forte expansion commerciale, les marchands génois mettront en place un système de contrat de change qui masquera les notions d’intérêt par un habile jeu de chiffres et d’arrondis. Les marchands itinérants italiens en provenance de la région utiliseront ces contrats à leur avantage pour investir et s’enrichir sur les grandes foires de Champagne et sur le pourtour oriental de la méditerranée. Leurs affaires florissantes leur permettront bientôt de devenir, à leur tour, marchands-banquiers et ils commenceront bientôt à s’organiser en véritables compagnies bancaires et commerciales.  Dans le courant du XIIe siècle, le modèle gagnera d’autres régions italiennes et, loin d’être confinée à la Lombardi actuelle, l’appellation de « lombards » commencera à désigner, au sens large, ces marchands et préteurs venus d’Italie du Nord.

Un peu plus d’un siècle plus tard, dans le milieu du XIIIe, toujours bien implantés dans les foires de champagne, ces pourvoyeurs de marchandises luxueuses et d’argent trébuchant gagneront Paris et la cour royale. Par la suite, leur activité se répandra rapidement sur d’autres provinces. A la faveur du marché, ils auront alors délaissé les marchandises pour se spécialiser sur le « commerce » de l’argent et les prêts aux nobles, mais aussi en direction de toute personne, en milieu urbain ou rural, en mal de liquidités. Sous la pression de la usurier_banquiers_quentin_metsys_lombards_litterature_histoire_poesie_medievale_moyen-age_renaissancedemande, les taux d’intérêt deviendront vite prohibitifs et des premières réglementations seront mises en place. Inutile de dire que l’église, de son côté, n’aura de cesse de lutter contre ces pratiques, même si à quelques reprises on prendra quelques uns de ses dignitaires la main dans la sac.

« Leurs tables de prêt ou casane s’établissaient jusqu’au milieu des campagnes et dès lors ces financiers « lombards » devaient acquérir une mauvaise réputation  à leur tour près des populations ayant recours à leur service. »
Les Lombards et le commerce de l’argent au Moyen Âge – Pierre Racine

En l’absence de choix et outre la condamnation morale que le moyen-âge chrétien fait de l’usure, cette « mauvaise réputation » dont les lombards hériteront, semble aussi s’être fondée sur de sérieux écarts:

« Une enquête, provoquée par des habitants de Nîmes qui se sont plaints en 1275 près du sénéchal révèle que certains d’entre eux avaient été victimes d’une telle pratique (prêts de courte durée avec un système d’intérêts composés), aboutissant pour l’un d’entre eux à un intérêt s’élevant à 256 %. » Opus Cité

A l’évidence, même les tentatives officielles de réglementation ne parviendront pas totalement à encadrer ce trafic et ses abus.  Au sortir, de marchand préteur, le terme de lombard deviendra bientôt synonyme d’usurier, honni du côté du peuple et attaché de toute une ribambelle de « qualités » assorties dans les satires. Bien sûr, de leur côté les puissants et même la couronne y auront largement recours, sachant les utiliser et usant même quelquefois d’un brin d’arbitraire pour confisquer leurs biens.

Pour conclure sur ses aspects historiques, on suivra avec intérêt dans l’article cité, les suspicions ou accusations auxquelles  certaines de ces compagnies bancaires furent sujettes durant la guerre de cent ans, notamment pour leur rôle dans le financement des efforts de guerre des ennemis d’alors. Comme s’il était déjà devenu difficile, dès le courant du XIVe siècle, de mener efficacement des guerres sans l’intervention des banquiers.  Quelle drôle d’idée…

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Le préteur et sa femme, Quentin Metsys (1466-1530) peintre primitif flamand des XVe, XVIe

L’image du lombard
dans la satire et la littérature médiévale

D_lettrine_moyen_age_passionans un monde chrétien qui ne goûte pas l’usure et même si l’on a recours à leurs services, cette mauvaise réputation collera longtemps à la peau des « lombards » et leur vaudra bien des satires  par les auteurs médiévaux du fin fond du  XIIIe  jusqu’au coeur du XVIe siècle. Pour enfoncer le clou, donnons-en quelques exemples, pris dans la littérature médiévale et dans les siècles antérieurs, en commençant par quelques vers de Rutebeuf datant du XIIIe siècle :

« …Là Loi chevaucha richement
Et decret orguilleusement
Sor trestoutes les autres ars,
Moult i ot chevalier lombars
Que rectorique ot amenez 
Dars ont de langues empanez
Por percier de cuers des gens nices
Qui vienent jouster à lor lices,
Quar il tolent mains héritages
Par les lances de lor langages »

Rutebeuf – Oeuvres Complètes. A Jubinal.

Dans la continuité de cet exemple, dans lequel Rutebeuf nous parle de don pour la parole et pour embobiner les personnes naïves (nices) et « voler » « ôter »(toler) maintes héritages, on peut encore valablement citer un ouvrage castillan du XIVe siècle, qui se présente comme un petit traité de moral avec des exemples à valeur pratique : le comte Lucanor, apologues et fabliaux du XIVe de Don Juan Manuel, traduit par Jean Manuel Puybusque (1854). On y trouvera notamment une parabole assez édifiante sur ce même thème de « mauvaise presse » du Lombard, jusqu’au sort (peu chrétien) que lui réserve ici son insatiable soif de possession.

banquier_quentin_metsys_lombards_litterature_histoire_poesie_medievale_moyen-age_renaissanceL’histoire a pour titre Du miracle que fit Saint-Dominique sur le corps d’un Usurier. Elle conte l’aventure d’un lombard qui n’avait de cesse que d’accumuler les richesses. Tombé brutalement malade et sur son lit de mort, un ami lui conseilla de faire mander Saint-Dominique. L’homme s’exécuta mais le Saint étant occupé fit envoyer un moine à son chevet. Craignant que le religieux ne persuade le mourant de faire donation de toutes ses richesses au monastère, ses enfants lui firent dire que l’homme était en proie à une crise et n’était pas visible. Suite à cela, le malade perdit totalement l’usage de la parole – la faute à la rapacité de sa progéniture (dont le conte semble nous dire qu’elle serait héréditaire au moins chez le lombard) – et mourut sans confession et donc privé de Salut. Un de ses fils convainquit alors Saint-Dominique de dire, tout de même, l’oraison funèbre pour le mort. Le Saint accepta et dit dans son oraison « où est ton trésor, là est ton coeur ». Et pour montrer à l’assistance la véracité de ces paroles de l’évangile (Ubi est thesaurus tuus, ibi est cor tuum) il commanda qu’on chercha le coeur du défunt là où il devait, en principe, se trouver. Pourtant, en ouvrant la poitrine de ce dernier pour y chercher l’organe, on ne le trouva pas à sa place. Il se trouvait pourrissant et grouillant de vers dans le coffre, là-même où l’homme avait gardé ses richesses. « Si corrompu , si pourri, qu’il exhalait une odeur infecte » nous dit le conte et le narrateur de conclure sur les dangers de vouloir amasser un trésor à n’importe quel prix, au détriment de ses devoirs et des bonnes oeuvres.

Enfin, donnons un dernier exemple si c’était encore nécessaire. On se souvient d’avoir encore trouvé cette figure du Lombard, prêteur et acheteur d’à peu près tout même le plus amoral, sous la plume de François Villon et de sa gracieuse ballade faite à Monseigneur de Bourbon pour lui soutirer quelques écus.

Si je peusse vendre de ma santé
A ung Lombard, usurier par nature,
Faulte d’argent m’a si fort enchanté
Qu’en prendroie, ce croy je, l’adventure.
Argent ne pend à gippon ne ceincture ;

Requête à monseigneur de Bourbon, Oeuvres de Maistre François Villon. JHR Prompsault (1835)

Finalement, près de trois siècles après Rutebeuf et comme l’atteste le proverbe que Gabriel Meurier couchait sur le papier en 1568, les lombards ne semblaient guère avoir redoré leur blason, ni récupéré leur déficit d’image.


Pour ce qui est des toiles qui nous ont servi d’illustrations tout au long de cet article, elles sont toutes tirées de l’oeuvre totalement originale et incroyablement expressive du peintre primitif flamand des XVe, XVIe siècles Quentin Metsys (1466 -1530). Quelques années avant l’ouvrage de Gabriel Meurier, il faut avouer que le traitement artistique caricatural qu’il faisait du sujet de l’argent et de l’usure, allait tout à fait dans le même sens que la satire littéraire et sociale qui l’accompagnait et y renvoyait de manière très claire.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric F
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-â sous toutes ses formes


(1)L’article de Pierre Racine date de 2002 et se trouve disponible sur le site Clio.fr et sous ce lien : Les Lombards et le commerce de l’argent au Moyen Âge.

Oeuvres complètes de RutebeufTrouvère du XIIIe siècle,
Achille Jubinal Tome Deuxième (1874)

Requête à monseigneur de Bourbon, Oeuvres de Maistre François VillonJHR Prompsault (1835)

Trésor de sentences dorées, dicts, proverbes et dictons communs, réduits selon l’ordre alphabétique, Gabriel Meurier    (1568).

Le Comte Lucanor, apologues et fabliaux du XIVe siècle
de Don Juan Manuel, traduit par Jean Manuel Puybusque (1854).

Chanson médiévale du XVe, une bonne année à la façon de Guillaume Dufay

musique_medievale_ancienne_guillaume_dufay_XV_moyen-age_tardifSujet : musique et chanson médiévales, manuscrit de Bayeux, Canonici 213, école franco-flamande, rondeau, chants polyphoniques.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Auteur: Guillaume Dufay (1397-1474)
Titre : bon jour, bon mois.
Interprète : Ensemble Unicorn
Album :  DUFAY, chansons (1995)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn cette fin de semaine de reprise, alors que les agapes du réveillon et leurs bulles semblent déjà bien loin, nous profitons d’être encore dans le temps des voeux pour publier une chanson médiévale d’un des musiciens et compositeurs les plus prisés du XVe siècle:  Guillaume Dufay.

C’est donc un rondeau, une chanson de voeux pour célébrer la nouvelle année. Elle est tirée du manuscrit ancien référencé MS Canonici 213, précieux témoin de la musique de l’école franco-flamande et de l’école bourguignonne de la première moitié du XVe siècle,  qui se trouve  conservé à la Bodleian Library de Oxford.

Cinquante compositions du Moyen Âge  retranscrites depuis le MS Canonici 213

S’il n’existe pas de version consultable en ligne de l’original du codex MS Canonici 213, les plus curieux d’entre vous mais aussi les musiciens qui nous suivent, désireux d’approcher dans le détail quelques partitions de Guillaume Dufay, seront heureux d’apprendre qu’une version du XIXe est tout de même disponible en ligne.  Elle comprend une cinquantaine de partitions retranscrites depuis le manuscrit de la Bodleian Library. En voici le lien : Dufay and his contemporaries _ fifty compositions,  Fac similé du Canonici 213 chanson_poesie_medievale_guillaume_dufay_moyen-age_tardif_rondeau_voeux_nouvel_anpar  Sir John Stainer  et John Frederick Randall Stainer, 1898. 

Pour la chanson du jour et pour vous simplifier la vie , nous avons crée un document plus accessible et facilement imprimable au format pdf. Il contient la partition complète, ainsi que les paroles détaillées et commentées :  télécharger les paroles et la partition de la chanson médiévale « bon jour, bon an » de Guillaume Dufay.

Bon jour, bon an, l’interprétation de l’ensemble Unicorn

Les chansons de Guillaume Dufay par l’ensemble Unicorn

La version que nous vous proposons aujourd’hui de cette pièce du Moyen Âge tardif est tirée d’un album de l’Ensemble Unicorn sorti en 1995 et dédié entièrement aux chansons de Guillaume Dufay.   Nous l’avions déjà  évoqué ici, on y trouve 17 pièces prises dans le registre « profane » de l’oeuvre du compositeur. Elles vont de l’amour courtois à des pièces plus festives, en passant par quelques pièces plus graves. L’album est toujours disponible à la vente en ligne au format CD ou même au format MP3 dématérialisé, sous le lien suivant : Dufay – Chansons – The Unicorn Ensemble.

chansons_musique_medievale_amour_courtois_guillaume_dufay_ensemble_unicorn(vous pouvez également cliquer sur la pochette ci-contre pour accéder au   lien).

Pour une présentation plus détaillée de cette  très sérieuse formation qui, depuis 1991, se  consacre au répertoire des musiques médiévales et anciennes, voir l’article  l’amour courtois mis en musique par un grand maître du XVe.

Bon jour, bon mois : les paroles
dans le verbe de Guillaume Dufay

Cette pièce en moyen-français soulève peu de difficultés de compréhension, mais nous vous fournissons tout de même quelques clés, à toutes fins utiles. Ajoutons que si « l’estraine » désignait un cadeau effectué au jour de l’an, et dont la tradition remontait aux romains, l’expression bonne estraine voulait aussi dire « bonne chance ». (petit dictionnaire de l’ancien français Hilaire Van Daele). Au vue du contexte, c’est sans doute plutôt au cadeau que  Guillaume Dufay faisait ici référence.

Bon jour, bon mois, bon an et bonne estraine
Vous doinst* (donne) celuy qui tout tient en demaine (1)
Richesse, honnour, sainté, joye sans fin,
Bonne fame* (renommée), belle dame, bon vin,
Pour maintenir la creature saine.

Apres vous doint qu’en joye on vous demaine* (conduise, tienne)
Et lyesse* (joie) tantost* (aussitôt, sans attendre) on vous ameine;
Ainsi pourrez avoir, soir et matin,
Bon jour, bon mois, bon an et bonne estraine;
Vous doinst celuy qui tout tient en demaine,
Richesse, honnour, sainté, joye sans fin.

Et puis vous doint esperance certaine
Sans tristesse, sans pensee villaine;
Tous voz desirs acomplir de cueur fin.
Sans contredit soyez en la parfin* (à la toute fin)
Lassus* (là-haut) logee en gloire souveraine.

Bon jour, bon mois, bon an et bonne estraine
Vous doinst celuy qui tout tient en demaine,
Richesse, honnour, sainté, joye sans fin,
Bonne fame, belle dame, bon vin,
Pour maintenir la creature saine.

(1) demaine : de domaine, possession seigneuriale, en l’occurrence, il fait  référence ici à Dieu. « Celui qui tient tout en ses possessions. »

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Le renard et le corbeau, une fable d’Esope à la façon médiévale d’Eustache Deschamps

poesie_fable_litterature_monde_medieval_moyen-ageSujet : poésie médiévale,  satirique, morale, fables, métaphores animalières, Isopets, Ysopet, littérature médiévale, ballade, moyen-français
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle.
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : « Le renard et le corbeau »
Ouvrage :  Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet (1832)

Bonjour à tous,

O_lettrine_moyen_age_passionn le sait, en plus de ses centaines de ballades ou poésies, on doit à Eustache Deschamps quelques jolies fables. Nous avions déjà publié celle du chat et des souris et, aujourd’hui, nous partageons ici sa version du Renard et du Corbeau (ou l’inverse) que nous connaissons presque tous sous la plume de Jean de La Fontaine, pour l’avoir apprise sur les bancs de l’école.

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De Marie de France à Eustache Deschamps, pour aller jusque La Fontaine justement et pour ne citer qu’eux, il serait bien présomptueux de prétendre faire des échelles entre tous les auteurs qui se sont attaqués au genre de la fable depuis le célèbre   Esope : autres temps, autres langues, autres mondes. La proximité du francais du XVIIe siècle avec le nôtre (ou ce qui en demeure), autant que le talent stylistique de La Fontaine en ont fait invariablement l’un de ceux que l’on étudie le plus. Pourtant, qui aime les langues à travers le temps ne pourra que se laisser séduire par cette version médiévale du Corbeau et du Renard, autant que par la musicalité et les charmes du moyen-français du XIVe siècle, sous la plume d’Eustache Deschamps ; si cette dernière ne l’est pas toujours, elle se fait ici légère avec son très laconique et enlevé « On se déçoit par légièrement croire » qui vient scander cette fable, en manière de ballade. Pour peu, on aurait presque envie que Fabrice Luchini sorte un peu de sa fascination du XVIIe de La Fontaine et de Molière aux auteurs contemporains pour s’y essayer, en s’aventurant un peu sur des terres plus médiévales.

eustrache_deschamps_fable_poesie_medievale_auteur_moyen-age_tardifPour le reste, comme dans la reprise de la même fable, quelques siècles avant maître Deschamps  par  Marie de France, la viande qu’avait mis Esope dans le bec de son Corbeau s’est définitivement changée ici en fromage, mais le fond reste le même : perfidie et intérêts à peine voilés des flatteurs et des beaux parleurs, crédulité et naïveté des flattés, aveuglés par leur si beau reflet dans un si beau miroir et qui en redemandent. Vérités inchangées, Les métaphores animalières d’Esope ont  été taillées, indubitablement, pour traverser les âges. Bien sûr, chez Eustache Deschamps, les travers de la cour ne sont jamais loin et la vie curiale se niche encore entre les lignes de cette fable, même si l’on s’en voudrait de l’y restreindre.

Avant de lui céder la place, nous ne résistons pas au plaisir de citer, dans le verbe, la morale que faisait deux siècles avant lui, de cette même fable, la poétesse médiévale Marie de France (11601210) :

« Cis example est des orgueillox
Ki de grant pris sunt desirrox
Par lusenger  è par mentir
Les puet-um bien a gré servir.
Le Jur despendent follement
Pour fause loange de la gent »
« Ainsi est-il des orgueilleux
Qui de gloire sont désireux
Par tromperie et par mentir
On peut, à bon gré, les servir
Et ils dépensent follement
Pour les fausses louanges des gens. »

Corbel qui prist un Fromaisges ou
Dou Corbel è d’un Werpilz – Marie de France 

« On se déçoit par légièrement croire »
La fable du Renard et du Corbeau

Renart jadis que grant faim destraignoit
Pour proie avoir chaçoit par le boscage ;
Tant qu’en tracent, dessur un arbre voit
Un grant corbaut qui tenoit un frommage.
Lors dist renars par doulz et humble langaige
Beaus thiesselin (1), c’est chose clere et voire,
Que mieulx chantes qu’oisel du bois ramage :
On se déçoit par légièrement croire (2).

Car li corbauls le barat* (ruse) n’apperçoit,
Mais voult chanter; po fist de vasselage*(prouesse) ;
Tant qu’en chantant sa proye jus chéoit.
Renart la prist et mist à son usaige ;
Lors apperçut le corbaut son dommaige :
Sanz recouvrer perdit par vaine gloire.
A ce mirer se doivent foul et saige :
On se déçoit par légièrement croire.

Pluseurs gens sont en ce monde orendroit* (désormais),
Qui parlent bel pour quérir adventaige ;
Mais cil est foulz qui son fait ne congnoit,
Et qui ne faint à telz gens son couraige.
Gay* (geai) contre gay doivent estre en usaige ;
Souviengne-vous de la corneille noire
De qui renars conquist le pasturage :
On se déçoit par légièrement croire.

1) Thiesselin : nom donné au corbeau dans le Roman de Renard
(2) Légièrement : facilement. “On se fourvoie à être trop crédule”

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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François Villon, la mort, le temps, la vieillesse, fragments commentés du Grand Testament

poesie_medievale_epitaphe_villon_ballade_pendu_erik_satie_lecture_audioSujet : poésie médiévale, poésie réaliste, auteur médiéval, littérature médiévale.
Auteur : François Villon (1431-?1463)
Titre : Le grand testament (extrait)
Période : moyen-âge tardif, XVe siècle.
Ouvrages : diverses oeuvres de Villon,  PL Jacob  (1854) , JHR Prompsault (1832), Villon & Rabelais, Louis Thuasne (1911)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous vous proposons aujourd’hui un nouvel extrait commenté du Grand Testament de François Villon. A ce point de l’oeuvre, le brillant poète du XVe a loué les dames du temps jadis, mais encore ses Seigneurs  deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleet, suite à sa ballade qui scande « Autant en emporte ly vens« , il prolonge ses réflexions sur la mort et le temps qui passe.  Testament oblige, il nous régale ici de quelques strophes profondes sur ces mêmes thèmes qui offrent une belle ouverture à la ballade des regrets de la belle Heaulmière, qui suivra.

En virtuose accompli, Villon continue d’édifier  l’incomparable trésor qu’il légua à la poésie à travers les âges, en usant de son verbe unique et faisant resurgir devant nous les plus belles merveilles de la langue française du XVe siècle.

Avant d’avancer et du point de vue des méthodes, précisons que nous croisons ici des recherches de vocabulaire à l’aide de dictionnaires anciens (Godefroy et Hilaire  Van Daele notamment), avec plusieurs notes ou commentaires d’oeuvres diverses du grand maître de poésie médiévale (dont vous trouverez les références en tête d’article). Comme point de départ, je dois avouer que j’affectionne particulièrement la version très richement commentée de PL Jacob. Cet article lui doit beaucoup.

francois_villon_grand_testament_fragments_poesie_medievale_moyen-age_tardif


Fragments poétiques du grand testament
de Maistre François Villon

XLII

Puys que papes, roys, filz de roys,
Et conceuz en ventres de roynes,
Sont enseveliz, mortz et froidz,
En aultruy mains passent les resnes;
Moy, pauvre mercerot de Renes,
Mourray-je pas ? Ouy, se Dieu plaist :
Mais que j’aye faict mes estrenes (1)
Honneste mort ne me desplaist.

XLIII

Ce monde n’est perpétuel,
Quoy que pense riche pillart
Tous sommes soubz le coup mortel.
Ce confort prent pauvre vieillart,
Lequel d’estre plaisant raillart* (moqueur)
Eut le bruyt, lorsque jeune estoit;
Qu’on tiendroit à fol et paillart*(gueux, méprisable, coquin),
Se, vieil, à railler se mettoit.

XLIV

Or luy convient-il mendier,
Car à ce force le contraint.
Regrette huy sa mort, et hier
Tristesse son cueur si estrainct :
Souvent, se n’estoit Dieu, qu’il crainct ,
Il feroit un horrible faict.
Si advient qu’en ce Dieu enfrainct,
Et que luy-mesmes se deffaict.(2)

XLV

Car, s’en jeunesse il fut plaisant,
Ores plus rien ne dit qui plaise.
Tousjours vieil synge est desplaisant :
Moue ne faict qui ne desplaise
S’il se taist, afin qu’il complaise,
Il est tenu pour fol recreu* (fatigué, vaincu)
S’il parle, on luy dit qu’il se taise,
Et qu’en son prunier n’a pas creu.(3)

XLVI

Aussi, ces pauvres femmelettes,
Qui vieilles sont et n’ont de quoy
Quand voyent jeunes pucellettes
En admenez et en requoy, (4)
Lors demandent à Dieu pourquoy
Si tost nasquirent, n’a quel droit?
Nostre Seigneur s’en taist tout coy
Car, au tanser, il le perdroit. (5)

François Villon (1431-?1463)


Notes

(1) Il se compare ici à un pauvre marchand de Rennes. Il faut comprendre un miséreux, ou (dans le champ argotique) un « gueux ». Peut-être Dieu décidera-t-il de le faire mourir, mais il ne s’en plaint pas, pourvu qu’il ait pris un peu de bon temps. L’étrenne était l’aumône faite au pauvre mais aussi le premier achat fait à un marchand, soit la vente qui « sauvait » sa journée ou lui adoucissait pour le dire trivialement.

(2) Il commettrait un crime ou un délit pour ne plus avoir à mendier s’il ne craignait Dieu et si, en enfreignant les lois de ce dernier, il n’était conscient de se faire du tort à lui-même.

(3) « Et qu’en son prunier n’a pas creu » Dans ses oeuvres complètes de Villon P.L Jacob  propose  l’interprétation suivante : « Cette expression proverbiale nous paroît signifier qu’il ne parle pas de son crû, qu’il répète les paroles des autres ». Elle me semble plus évocatrice d’une métaphore autour de l’arbre, de sa croissance et peut-être même du deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclefruit. Ie : on explique au vieillard que ses paroles sont stériles et ne portent aucun fruit, autrement dit rien d’utile dont on puisse s’inspirer et qui puisse élever.

(4) En admenez et en requoy,  Ce ver semble avoir été sujet à des « traductions » ou « écritures » diverses en fonction des imprimeurs et des éditeurs de Villon.  D’un point de vue littéral.  on admet généralement que « Admenez » serait un erreur de copiste et doit être plutôt lu comme « Endemenez ». On trouve ce terme traduit dans le Dictionnaire de l’ancien français Godefroy (version courte) comme : « léger, écervelé qui ne peut pas tenir en place. » En Requoy (requoi ou recoi) signifie « en cachette, à part, en secret ». Concernant l’ensemble de cette expression « En admenez et en requoy », Prompsault (1832-35) lui donne comme sens : « prenant leur plaisir en cachette avec des jeunes garçons ». Il suit ainsi les pas de Marot qui a préféré noter ce ver : « Emprunter elles à Requoi », autrement dit « qui se donnent en cachette ».   Bref si nous ne passons pas à côté d’une expression d’époque ou d’une référence à tiroir  dont Villon a le secret, il s’agit sans doute là d’exprimer quelque chose qui a trait à des comportements ou des moeurs « légères » et cachottières, ou secrètes.

(5) Ces femmes devenues vieilles qui n’ont plus les attraits de la jeunesse et de la séduction, voyant les jeunes filles s’ébattre et s’adonner aux plaisirs de leur âge, les envient. Elles demandent alors à Dieu pourquoi elles naquirent avant elles et par quelle injustice (quel droit), mais lui se tient coi car il ne pourrait sortir victorieux d’un débat sur la question. On notera avec Louis Thuasne  (« Villon et Rabelais ») que cette interrogation renvoie à celle que posait déjà la vielle du roman de la rose :

« Dieu ! en quel soucy me mettoyent
Les beaulx dons que faillis m’estoyent!
Et ce que laissé leur estoit,
En quel torment me remettoit,
Lasse ! pourquoi si tost nasqui ?
A qui me dois-je plaindre ? A qui
Fors à vous, filz que j’ai tant chier »

 En vous souhaitant une très belle journée.
Fred

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