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Eloge de la tranquillité d’esprit : une Ballade médiévale d’Eustache Deschamps

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature médiévale,  auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, ballade, moyen-français
Période : moyen-âge tardif,  XIVe siècle
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Il me souffist que je soye bien aise»
Ouvrage :   Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans les oeuvres complètes d’Eustache Deschamps par le Marquis de Queux Saint-Hilaire et Gaston Raynaud (Tome 5), la ballade que nous vous présentons aujourd’hui se trouve titrée « Eloge de la tranquillité d’esprit« .  En réalité, on aurait tout aussi bien pu la nommer « ballade contre la convoitise et/ou l’ambition démesurée d’avoirs et de pouvoirs » : toutes choses auxquelles s’adonnent les nobles et les puissants de son siècle et qu’Eustache Deschamps  n’aura de cesse de pointer du doigt.

 « Il me souffist que je soye bien aise » : on peut lire, tout à la fois, dans l’expression qui scande cette poésie, la notion de confort, commodité, contentement, tranquillité et, sous le ton léger de celui qui sait se satisfaire de choses simples, le poète du XIVe en profite, au passage, pour nous donner, en filigrane, une définition satirique des valeurs dévoyées de son temps, en se livrant, une fois de plus, à un exercice de moralité.

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On notera que si la non transgression de ces valeurs reste ( moyen-âge occidental oblige), trempée de morale chrétienne, elles sont ici, en quelque sorte, intériorisées puisque leur récompense vient se placer sous le signe du confort « psychologique » (paix, tranquillité d’esprit, etc…) que l’on y gagne et non plus sous la menace d’une punition divine éventuelle.

Bien sûr, on retrouve encore, entre les lignes de ce texte, une variation sur la médiocrité dorée (Aurea Mediocritas) chère à Eustache  Deschamps. « Savoir se contenter » est l’un de ses aspects et pas le moindre. Si elle puise ses racines chez les poètes antiques, cette éloge de la « voie moyenne », reprise par l’auteur, aux comptes des valeurs chrétiennes, demeure indubitablement, pour lui, une ligne de conduite « positive », au coeur de cette tenue morale. Si ce contentement tout relatif pourrait être, sans doute, décrit comme « bourgeois » en ce qu’il suppose que l’on ait déjà atteint un niveau « suffisant » pour s’en satisfaire, il ne faut pas non plus omettre que le poète médiéval l’adresse ici, vers le haut, aux plus riches et puissants que lui.

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« Il me souffist que je soye bien aise »
Éloge de la tranquillité d’esprit.

Chascuns parle de chevance* (biens, possessions) acquérir,
D’avoir estât* (position sociale importante), puissance et renommée,
Qu’om se voye de pluseurs requérir(être sollicité recevoir des requêtes),
Qu’om ait honeur qui tant est désirée :
C’est tout triboul* (tourment) et labour* (travail) de pensée;
Je ne vueil rien au cuer qui me desplaise,
Mais en passant de journée en journée,
Il me souffist que je soye bien aise.

Des faiz de nul ne vueil ja enquérir,
Ne d’autruy biens avoir la teste emflée,
Ne moy tuer pour terre conquérir;
Si riche n’est qui ait que sa ventrée! (1)
Pour sens avoir ne vueil langue dorée,(2)
Ne pour honeur tant soufrir de mesaise;
Tous telz estas* (de telles choses) n’est que vent et fumée :
Il me souffist que je soie bien aise.

Ne sçay je bien qu’il fault chascun mourir?
Sanz espargnier personne qui soit née,
Nature fait tout homme a mort courir;
C’est sanz rapel, par sentence ordonnée* (irrévocable).
Pour quoy est donc vie desordonnée,
Pour acquérir la chevance  mauvaise ?
Fy de l’avoir et richesce emmurée*  (entourée de murs) !
Il me souffist que je soye bien aise.

L’envoy

Prince, on se doit en ce monde esjouir,
Garder* (respecter) la loy, a Dieu faire plaisir
Sanz convoiter ne faire euvre punaise* (action condamnable, puante) ;
Qu’om face bien, et se doit on tenir
A ce qu’om a, et pour vray soustenir :(3)
Il me souffist que je soye bien aise.

(1) Si riche n’est qui ait que sa ventrée! Pour riche que l’on soit on ne peut manger au delà de sa propre capacité.

(2) Pour sens avoir ne vueil langue dorée :  pour conserver mon bon sens, pour être censé, je ne veux pas user de mots trompeurs.

(3)  Pour bien faire il faut s’en tenir à ce qu’on a, et pour rester dans le vrai:

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En vous souhaitant une excellente journée !

Fred
Pour moyenagepassion.com
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« Le monarque, sentinelle du pauvre », un conte moral et médiéval de Saadi sur les devoirs des princes

saadi_gulistan_sagesse_persane_conte_moral_moyen-age_central_jardin_des_rosesSujet : citations médiévales, moyen-âge central, sagesse persane, Saadi,  poésie morale, conte moral,  morale politique.
Période  : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur :   Mocharrafoddin Saadi (1210-1291)
Ouvrage  : Gulistan, le jardin des roses  traduit par Charles Defrémery (1838)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous poursuivons, aujourd’hui, notre exploration de la sagesse persane du moyen-âge central avec un conte de Mocharrafoddin Saadi. Cette historiette est extraite du premier chapitre de son Gulistan et touche la conduite des rois et les devoirs du prince.

Nous sommes donc dans le champ de la morale politique et le conteur  y soulève l’idée que le monarque est au service de ses sujets et non saadi_sagesse_persanne_conte_poesie_morale_medievale_XIIIe_moyen-age_centrall’inverse. En dehors du monde perse et oriental, on recroisera cette idée de « justice sociale » ou pour emprunter les mots de Saadi, d’un monarque, « sentinelle des pauvres » chez nombre de moralistes et d’auteurs du moyen-âge.

Même si elle sera loin d’être toujours mise en application du côté des couronnes, on la retrouvera, tout de même, clairement en germe chez Saint-Louis et elle fera encore son chemin dans les miroirs de princes de l’occident médiéval. Sur ce dernier point, et pour n’en citer qu’un exemple emprunté au moyen-âge tardif, elle sera notamment très clairement exposée,  dans les courants du XVe siècle par un auteur comme Jean Meschinot et ses lunettes de princes :

« Croy tu que Dieu t’ayt mis à prince
Pour plaisir faire à ta personne ?
Las! je ne sçay se as aprins ce*, (*si tu as appris cela)
Mais le vray bien autre part sonne,
Et ton nom à l’effect consonne,
Le roy gouverne et le duc main,
Servans à créature humaine. »
Les lunettes des princes (extrait)  Jean Meschinot  (1420 – 1491)

Vingt-huitième historiette
« touchant la conduite des rois. »

U_lettrine_deco_moyen_age_passionn derviche, voué au célibat, était assis dans un désert. Un monarque passa auprès de lui. Le derviche, par la raison que l’insouciance est l’apanage de la modération des désirs, n’éleva point la tète et ne fit point attention.

Le roi, à cause de la violence inhérente à la souveraineté, se mit en colère et dit : « Cette troupe d’hommes qui revêtent le froc ressemblent à des citations_medievales_morale_politique_devoir_pouvoir_moyen-age_sagesse_persane_ssadi_mocharrafoddinbrutes. »

Le vizir dit :  « O derviche, le monarque de la surface de la terre a passé auprès de toi; pourquoi ne lui as-tu pas rendu les hommages et n’as-tu pas accompli  le devoir de la politesse ? »

Le derviche repartit :  » Dis au roi : Espère l’hommage d’une personne qui espère des bienfaits de toi. Et désormais sache que les rois sont faits pour la garde des sujets, non les sujets pour obéir aux rois. « 

Distique : Le monarque est la sentinelle du pauvre, quoique les richesses s’obtiennent par sa puissance et par sa somptuosité. La brebis n’est point faite pour le pasteur, bien au contraire, le pasteur est fait pour la servir. 

Autre. Aujourd’hui, tu vois un homme fortuné, et un autre, le coeur malade de ses efforts inutiles ; attends un petit nombre de jours, jusqu’à ce que la terre dévore la cervelle d’une tète qui médite des projets insensés. 

citations_medievales_morale_politique_monarque_sentinelle_pauvres_moyen-age_sagesse_persane_ssadi_mocharrafoddinAutre. « La différence entre la royauté et la servitude a disparu lorsque le destin écrit (là-haut) est survenu. Si quelqu’un ouvre la sépulture des morts, il ne reconnaîtra pas le riche du pauvre. »

Le discours du derviche parut solide au roi qui lui dit : « Demande-moi quelque chose. »
Il répondit : « Je demande que désormais tu ne me donnes point de désagrément. »
Le roi reprit :  » Donne-moi’un conseil. »
Il répliqua : « Maintenant que les richesses sont dans ta main, comprends que cette puissance et ce royaume passent de main en main. »

Extrait de Gulistan, le jardin des roses, traduit par C Defrémery (1838)

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Pour autant qu’elle date de près de huit  siècles et même si les monarques ont laissé leur place dans nombre d’endroits du monde occidental, à des hommes de pouvoir élus, la morale de ce conte du sage Saadi qui remet les pendules à l’heure sur l’exercice politique et ses fondements devrait, plus que jamais, demeurer inscrite, en lettres de feu, au frontispice de  nos lieux de pouvoir.

Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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« Je suis de paupere regno », une ballade médiévale d’Eustache Deschamps sur sa pauvreté

poesie_ballade_morale_moralite_medievale_Eustache_deschamps_moyen-age_avidite_gloutonnerieSujet : poésie médiévale, littérature médiévale,  auteur médiéval, ballade médiévale, poésie morale, poésie réaliste, ballade, moyen-français, humour.
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Je suis de Paupere Regno»
Ouvrage :   Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome V. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud (1893)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons un retour au moyen-âge tardif, avec une ballade d’Eustache Deschamps. Cette poésie est titré « Ballade sur sa pauvreté » dans les  Œuvres complètes d’Eustache Deschamps du Marquis de Queux-Saint-Hilaire. Elle est intéressante parce que l’auteur médiéval se place, ici au centre du texte pour conter ses propres déboires ou misères. Elle viendra, ainsi, alimenter un certain nombre de réflexions déjà conduites, sur la mise en scène du « Je » dans les poésies réalistes ou satiriques du moyen-âge, comme on en trouve, par exemple, chez Rutebeuf, Villon, Meschinot, Michault Taillevent, et quelques autres.

On a souvent cherché à déterminer quel était le premier poète ou s’il existait même un pionnier médiéval de ce « courant » qui a consisté, pour  un auteur à replacer sa propre subjectivité et ses propres misères au cœur du texte. S’il semble indéniable que Rutebeuf en soit un digne représentant, et sauf à questionner les dosages faits du procédé par un certain nombre d’auteurs au sein de leurs œuvres, il faut sans doute plus parler d’une « émergence progressive » et peut-être même, plus encore, d’une « tradition » d’une innovation attribuable à un auteur en particulier.

Quoiqu’il en soit, Eustache Deschamps a laissé un grand nombre de ballade de ce type ; on peut citer, entre autres exemples de thèmes abordés : son apparence, ses misères physiques, sa vieillesse, mais encore le peu de reconnaissance dont il souffre pécuniairement et /ou « socialement » contre tous les services rendus aux diverses têtes couronnées, etc…

Pauvreté et misères « de classe »
dans la poésie médiévale

« Diex m’a fet compaignon à Job,
Qu’il m’a tolu à un seul cop »
Rutebeuf – La complainte de l’oeil

Du point de vue du thème, c’est un constat et une « complainte » sur sa propre pauvreté que l’auteur médiéval nous distille ici. Concernant la réalité qu’elle recouvre, même s’il est a supposer que cette ballade fut écrite à la faveur d’une mauvaise conjoncture, il faut sans doute en relativiser le propos ou, au moins, remettre sociologiquement en perspective cette « pauvreté » à laquelle elle fait référence, en se souvenant que la poésie médiévale est, dans sa grande majorité, longtemps demeurée l’apanage de la noblesse au sens large, fut-elle aussi petite ou modeste, que grande, puissante et fortunée.

Eustache_Deschamps_poesie_realiste_ballade_medievale_pauvrete_moyen-ageAussi, sans nier la nature « douloureuse » des misères ou des difficultés d’un Rutebeuf ou d’un Eustache Deschamps (qui sont sûrement, par ailleurs, déjà différentes entre elles, du point de vue du statut, des causes et des degrés), ces déconvenues ou ces déboires ne sont pas non plus, tout à fait, les mêmes que ceux que connaissent alors les classes très pauvres ou très miséreuses du moyen-âge. Pour n’en donner que quelques arguments et sans expédier trop hâtivement le bien-fondé ou les apparences (en suivant les conseils de notre ballade du jour), on sait tout de même, à travers la lecture de leurs autres poésies, et pour ne parler que de ces deux poètes, qu’ils ont, par ailleurs, possédé des maisons, des valets ou même des servantes, des chevaux, etc… Des soldes régulières ? On sait qu’Eustache en perçut, à quelques rares périodes près. Pour Rutebeuf, il est difficile de l’affirmer puisqu’on ne sait pratiquement rien de ses autres occupations, ni si l’en avait (à le lire, il semble que non).

Bien sûr, un certain statut social entraînent les frais et les conditions qui leur sont afférents et il demeure toujours possible de se trouver en situation délicate même en étant socialement privilégié, autant que d’en ressentir une détresse véritable, mais, pour en avoir une vision claire, on comprend bien que la notion de « pauvreté » doive tout de même être, ici, un peu bordée. Cette nuance apportée, on notera, au passage, que cette dernière (la véritable pauvreté de classe au sens social véritable) est un spectre qu’agite, à d’autres reprises et dans d’autres ballades, Eustache Deschamps; il montre même, à ces occasions, une conscience particulièrement aiguë de sa terrible réalité.

Ou lieu trop bas qui est assis en plaine
Ne se doit nulz tenir pour mendier.
Car povreté est reprouche certaine.
Et si n’est homs qui vueille au povre aidier;
(Voir  Benoist de Dieu est qui tient le moien).

ou encore

Car a suir la guerre aux champs
Ont touz maulx, toutes povretez,
Faim, froit, soif, chault, logis meschans,
Et s’en sont pluseurs endebtez
Et mainte foiz déshéritez,
Mors, occis, en destruction
Ou hais, pour la fraction
Que pluseurs font qui se desrivent
En pillant par extorcion :
Je ne sçay comment telz gens vivent.

Pour être clair encore sur les intentions derrière cette mise en scène littéraire « du je et de ses déboires », et sur leur contexte, il faut aussi ajouter que ce type de récits ou narrations prend bien souvent, chez nombre de ces auteurs médiévaux qui fréquentent les cours ou leur entourage, la forme d’appels du pied en direction de leur protecteur ou de la plus haute noblesse, pour en obtenir quelque « chevance » ou Eustache_Deschamps_poesie_complainte_realiste_ballade_medievale_pauvrete_moyen-agequelques honneurs ou grâces. Les deux derniers vers de cette ballade d’Eustache Deschamps semblent bien devoir l’inscrire, sans équivoque, dans cette tendance :

« Pensez y bien, grant et meneur :
Je suis de paupere regno ».

Pour le reste, cette poésie lui fournit l’occasion d’expliquer qu’au delà des apparences, il ne possède, en réalité, pas grand chose. On notera d’ailleurs ici que le ton change, en comparaison de quelques autres de ses textes dans lesquels il rendra responsable de ses misères et de sa condition, les jeux de cour, ou même encore, au moins entre les lignes, une certaine ingratitude des puissants. Ici, il privilégie un autre angle et se donne plutôt le beau rôle, en nous expliquant que c’est parce qu’il sert, qu’il est foncièrement charitable et qu’il dépense sans compter, dans ce sens, pour femme et jeunes enfants,  qu’il est le « roi des pauvres ». La noblesse du chevalier et ses valeurs ne sont donc pas très loin.

« J’ay servi, dont je suis meschans,
Sanz cueillir ne feuille, ne fleur,
Vielle femme et jeunes enfans

« Je suis de paupere regno »

Quant au refrain, mâtiné de latin, de cette ballade « Je suis de paupere regno », l’usage qu’en fait Eustache Deschamps, soulève un certain nombre de questions. On peut le traduire par « je suis du royaume des pauvres » ou même plutôt « je suis de pauvre royaume », et même encore « Je suis le roi des pauvres » (cette dernière traduction étant empruntée à  l’ouvrage  Les « Dictez vertueulx » d’Eustache Deschamps, Forme poétique et discours engagé à la fin du Moyen Âge, Miren Lacassagne et Thierry Lassabatère, Sorbonne 2005)  

Est-ce une simple forme d’élégance stylistique ? Une référence faite au poète Stace, qui, au premier siècle de notre ère, écrivait, en parlant de Thèbes : « Bellum es de paupere regno » ?  Est-ce encore une façon, pour l’auteur, de renvoyer à la nature académique de son éducation en l’opposant, ici, à sa pauvre condition ? (ie bien qu’éduqué et connaissant mon latin, je suis pourtant le premier des pauvres). Sans aller jusqu’à l’humour désopilant, est-ce enfin, une note légère en relation avec cette référence classique,  un espace de respiration permettant d’atermoyer un peu la nature du propos et d’y introduire un soupçon de distance (que le ton général de la ballade ne ménage pas) ou, au contraire, une manière de lui donner, une note sentencieuse et une profondeur classique ? Nous ne nous aventurerons pas à trancher mais quelques grandes pistes sont, en tout cas, posées.

Je suis de paupere regno
« Ballade sur sa pauvreté »

Chascuns me dit que je suis grans
Et que je fais bien le seigneur
Et que j’ay grant nombre de frans;
Helas ! dont me vient ceste honneur ?
Pour ce qu’om me voit en tristeur
Et que je suis comme nemo,
L’en se moque de ma doleur :
Je suis de paupere regno.

S’en deviens pensis et pesans,
Car ceuls qui bien gardent le leur
Ont prez, terres, vignes et champs
Et se vivent de leur labour,
Et je me voy au lit de plour
Par trop despendre et gaingner po.
Mais j’ay mis le plus beau defueur* (dehors):
Je suis de paupere regno.

J’ay servi, dont je suis meschans* (malheureux),
Sanz cueillir ne feuille, ne fleur,
Vielle femme et jeunes enfans
Qui m’ont faicte mainte langour
Sanz remerir* (récompenser), de quoy je plour,
Quant je n’ay ne recept ne tro* (cachette);
Pensez y bien, grant et meneur :
Je suis de paupere regno.

En vous souhaitant une excellente journée !

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

« La misérable vie d’un tyran », une poésie médiévale de Pierre d’Ailly et un portrait de cet étonnant érudit et religieux des XIVe, XVe siècles

poesie_medievale_satirique_morale_pierre_d-ailly_moyen-ageSujet : poésie médiévale, auteur médiéval, poète, moyen-français, poésie satirique, poésie morale, vie curiale, tyrannie,
Période : moyen-âge tardif, XIVe, XVe siècle.
Auteur : Pierre d’Ailly (ou d’Ailliac),
Petrus de Alliarco (1351-1420)
Titre : « Combien est misérable la vie du tyran » ou « Les dits de Franc-Gontier »

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans un article précédent nous avions mentionné les premiers Contre-dicts de Franc-Gontier sous la plume de Pierre d’Ailly. Quelques temps après le texte de Philippe de Vitry mettant en exergue les charmes, la liberté et la paix de la vie rupestre contre la vie de cour, cet auteur rédigeait, en effet, une courte poésie qui y faisait référence,

Cette belle pièce d’un peu plus de trente vers est connue sous le double nom de « Combien est misérable le vie du tyran » ou « les contredicts de Franc-Gontier » (avant ceux de François Villon donc) et nous la publions donc aujourd’hui dans son entier.  Poésie satirique, poésie morale, comme son titre l’indique elle dépeint la vie tragique citation_avidite_convoitise_tyran_eric_frommet, il faut bien le dire, terriblement ennuyeuse d’un tyran avide  qui ne vit que pour la convoitise et la gloutonnerie.

Cette poésie est d’une certaine rareté puisque c’est une des seules poésie en « langue vulgaire » qu’on connaisse à cet auteur du moyen-âge tardif. Pierre d’Ailly s’est signalé et est entré dans la postérité pour bien des raisons sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir dans cet article mais pas pour ses talents de versificateur. Au vue des qualités de ce texte, on peut regretter avec un de ses biographes, le bibliophile et historien du XIXe siècle Arthur Dinoux  (qui nous a permis de la mettre à jour), que plus de poésies de l’auteur ne nous soient parvenues.

Après cela, nous en profitons pour faire le portrait de cet auteur qui fut aussi un personnage de grande importance au XIVe siècle. Sa renommée  et son influence sur son temps furent, en effet, telles que certains de ses biographes n’hésitent pas affirmer qu’on peut pratiquement faire l’Histoire de l’Eglise sous Pierre d’Ailly à travers l’oeuvre et l’influence que ce dernier eut sur elle.

Combien est misérable la vie du tyran
ou les contredicts de Franc-Gontier

Ung chasteau sçay, sur roche espouvantable,
En lieu venteux, sur rive périlleuse,
Là vis tyran, séant à haute table,
En grand palais, en sale plantureuse,
Environné de famille nombreuse,
Pleine de fraud, d’envie et de murmure;
Vuide de foi, d’amour, de paix joyeuse,
Serve, subjecte en convoiteuse ardure.

Viandes, vins, avait-il sans mesure,
Chairs et poissons occis en mainte guise,
Sausses, brouëts, de diverse teincture:
Et entremets faicts part art et diverse.
Le mal Glouton partout guette et advise,
Pour appetit trouver; et quiert manière
Comment sa bouch’, de lescherie esprise,
Son ventre emplit en bourse pautonière.

Mais, sac-à-fien, patente cimetière,
Sepulchre-à-vin, corps bouffi, crasse panse,
Pour sous ses biens en soy n’a lie chère;
Car, ventre saoul n’a eu saveur plaisance,
Ne le delit jeu, ris, ne bal, ne danse;
Car, tant convoit, tant quiert, et tant desire,
Qu’en rien qu’il ays n’a vraye suffisance.

Acquirer veult, ou royaume, ou empire;
Pour avarice sent douloureux martyre.
Trahison doute, en nully ne se fye,
Coeur a félon, enflé d’orgueil et d’ire,
Triste, pensif, plein de mélancolie.
Las ! Trop mieulx vaut de Franc-Gontier la vie,
Sobre liesse, et nette povreté,
Que poursuivir, par orde gloutonnie,
Cour de tyran, riche malheureté.

Pierre d’Ailly (1351-1411), Notice historique et littéraire sur le Cardinal Pierre d’Ailly, Eveque de Cambray au XVe siècle, M Arthur Dinaux (1824)

Note : les scissions en paragraphe sont de notre fait et sont destinés à fluidifier la lecture. La version originale est compact et sans saut de lignes.

Pierre d’Ailly, acteur de son temps

N_lettrine_moyen_age_passionatif de Compiegne, Pierre d’Ailly fut un esprit actif et impliqué de son temps, doublé d’un intellectuel curieux de toutes les sciences. Théologien, philosophe, astrologue, astronome, il fut également un haut dignitaire de l’Eglise et le nombre des fonctions qu’il occupa au sein de cette dernière, au long de son existence, demeure rien moins qu’impressionnante : évêque de Cambray, de Limoges, d’Orange, du Puy-en-Velay, de Noyon, il fut encore attaché à de nombreuses paroisses en tant que chanoine ou trésorier et occupa aussi la haute charge de Cardinal. On ajoutera à cette longue liste (non exhaustive) le fait qu’il fut encore chancelier de l’église Notre-Dame de Paris et de l’université de Paris ainsi pierre_Aylli_biographie_portrait_contredits_franc-gonthier_gontier_poesie_medievale_satirique_moyen-age_tardifqu’aumônier et confesseur du roi.

Du point de vue intellectuel, il a légué nombre de traités autour des sciences, géographie et astronomie notamment, ainsi que quantité d’autres ouvrages philosophiques et théologiques, auxquels il faut encore ajouter des sermons. La majeure partie de son oeuvre latine a traversé le temps et il a aussi écrit en français,  mais une partie de ses écrits dans cette dernière langue s’est, semble-t-il, perdue en chemin.

De Rome en Avignon,
interventions dans la résolution du schisme

Grand acteur de la conciliation et de la résolution du schisme qui, en plein coeur du moyen-âge, avait déchiré l’Eglise, pour donner naissance à deux papes, il se battit pendant de longues années pour y mettre un terme. Voyageant en Italie, il intervint aussi directement auprès des papes en Avignon pour tenter de surseoir à leurs velléités séparatistes. Son activisme et ses vues sur l’unification de l’église et sur la supériorité décisionnelle des conciles lui valurent quelques sérieux déboires, mais finirent à force de persévérance par aboutir. Pris dans les enjeux de son temps, on le vit encore prêcher avec zèle en faveur des croisades ce qui lui valut le surnom de « Marteaux des hérétiques ». Il n’est alors pas le seul à les défendre Pétrarque, Jeanne d’Arc et d’autres encore y sont favorables. Autant de choses qui feront dire à son biographe Louis Salembier :

« Toutes les idées vraies ou contestables de cette époque si troublée parurent se donner rendez-vous dans la tête encyclopédique et si puissamment organisée de l’évêque de Cambrai. »
Pierre d’Ailly et la découverte de l’Amérique, Revue d’histoire de l’Église de France, Persée, Louis Salembier (1912)

De la fête de la trinité
à la conquête des Amériques.

C_lettrine_moyen_age_passiononcernant sa marque, on notera que la fête de la Sainte Trinité fut instituée par le pape Benoit XIII sous son initiative. Son Projet de calendrier destiné notamment à harmoniser les célébrations religieuses avec le calendrier civil fut à l’origine de celui adopté par Grégoire XIII près de 150 ans plus tard. Il impulsa même encore quelques corrections au livre des révélations divines qui furent également entérinées par les papes, à deux siècles de là.

La postérité a également retenu de lui qu’il fut, avec Christophe Colomb et au moins en esprit, un des découvreurs de l’Amérique. Le grand voyageur ne se séparait, en effet, jamais du célèbre Imago Mundi (ou Ymago Mundi): Le tableau du monde de Pierre d’Ailly et c’est sans doute grâce à son aide qu’il fut motivé dans son voyage et pu découvrir les nouvelles terres. Le savant religieux avait, en effet, affirmé dans son traité que les Indes pouvaient être atteintes en pierre_d-ailly_auteur_philosophe_theologien_medieval_portrait_biographie_poesies_moyen-agequelques jours, en faisant route vers l’Ouest. Qu’on vienne nous expliquer encore après cela que les hommes du moyen-âge et notamment l’Eglise pensaient que la terre était plate…

Ci-contre portrait de Pierre d’Ailly, A Lefebvre, Eglise Saint-Antoine, Compiègne, tiré de Ymago Mundi, édition de 1930, par Edmond Buron, BnF, Gallica.

Nous ne rentrerons pas, dans cet article, dans le détail des théories philosophiques de Pierre d’Ailly, mais on retiendra qu’il eut sous sa houlette quelques disciples qui allaient se signer à leur tour par leurs oeuvres et même dépasser, voire éclipser la sienne. On retiendra entre autres noms Nicolas de Clamanges, et  Jean de Gerson.

Visionnaire ? D’étonnantes prophéties

P_lettrine_moyen_age_passion copialus étonnamment, on doit au religieux féru d’astrologie quelques surprenantes prédictions sur les temps qui restaient à venir et qui feront dire à son  biographe Louis Salembier, au début du XXe siècle :

« Non seulement D’Ailly fut le fidèle miroir des opinions et même des erreurs de son temps,mais encore il eut parfois sur les âges futurs des vues prophétique qui nous étonnent et que nous rapportons sans les expliquer. Pareil à certain dieu de la fable, il regarde à la fois le passé et le présent. Il résume l’un et il prophétise l’autre. D’une part c’est un compilateur clairvoyant; de l’autre, c’est presque un voyant. »
 Louis Salembier (opus cité)

Jugez plutôt :

« … Puis après dix révolutions saturnales, viendra l’année 1789. Si le monde dure jusqu’à ces temps, ce que Dieu seul connaît, il y aura alors des nombreuses et grandes altérations et de remarquables changements, principalement dans les lois et dans les religions. »
Concordia Astronimias cum historica narratione. Pierre d’Ailly. 1414.

pierre_ailly_auteur_medieval_savant_philosophe_astrologie_medievale_propheties_moyen-age_chretien_XIVe_siecleDans un autre ouvrage, quatre ans après, il écrivait encore :

« … Avant 1789, il y aura un autre grand bouleversement religieux. Dans un siècle à partir du moment où j’écris, il y aura bien des changements dans le christianisme et bien des troubles dans l’Eglise, magna fiet alteracio circa leges et sectas ».
De persectutionibus Ecclesiae, Pierre d’Ailly, 1418

En 1517 et 1518, naissait le protestantisme. Nous vous laisserons juge de la nature prophétique, anecdotique ou fortuite de tout cela.

Pour aller plus loin sur cet étonnant personnage et auteur des XIVe et XVe siècle et si vous en avez la curiosité, nous ne pouvons que vous recommander l’ouvrage de la docteur en philosophe et agrégée de lettres classique Alice Lamy, qui s’est fait une spécialité des questions de philosophie latine médiévale et de scolastique.  Sorti, en 2013, chez Honoré Champion, il a pour titre : La Pensée de Pierre d’Ailly. Un philosophe engagé du Moyen Âge

En vous souhaitant une excellente journée!
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Sources

Pierre d’Ailly et la découverte de l’Amérique, Revue d’histoire de l’Église de France, Persée, Louis Salembier (1912)

Notice historique et littéraire sur le Cardinal Pierre d’Ailly, Eveque de Cambray au XVe siècleArthur Dinaux (1824)