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Chanson et poésie médievale : « la complainte du prisonnier » de Richard Coeur de Lion

Sujet : poésie médiévale, musique médiévale, chanson, trouvère, troubadour, complainte.
Titre : la complainte du prisonnier ou  Ja nuns hons pris
Auteur : le roi Richard Coeur de Lyon.
Langue originale : provençale
Genre musical : rotruenge*
Epoque : moyen-âge central , fin du XIIe siècle (1193-1194?)
Interprète-compositeur dans la vidéo : Owain Phyfe

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oici une pièce et un texte qui nous viennent tout droit du monde médiéval et du XIIe siècle. On dit, en effet, de cette complainte qu’elle a été composée, en langue provençale, par le célèbre  Roi et Chevalier Richard Coeur de Lion en personne, durant sa captivité en Autriche autour des années 1193-1194. Elle est interprétée, ici, de fort belle manière et dans sa langue originale, par feu le troubadour moderne Owain Phyfe (1949-2012).

Un peu d’Histoire : une querelle de Rois

Richard Ier, par Merry Joseph Blondel, 1841.
Richard 1er, dit Coeur de Lion, Merry Joseph Blondel, 1841.

Revenant de croisades, Richard Ier d’Angleterre, dit « Coeur de Lion » est capturé par le duc Léopold V de Babenberg, autour de Vienne, en Autriche. En réalité, ce dernier agit pour le compte du roi de France Philippe Auguste. vieil « ami » de Richard, mais devenu au fil du temps son ennemi.  Dans le cas précis, Philippe Auguste fait arrêter Richard Ier au motif que ce dernier l’aurait insulté publiquement durant une croisade. Les deux souverains avaient, en effet, « pris la croix », ensemble, pour la troisième croisade,  lancée par le pape Grégoire VIII dans l’intention de reprendre Jérusalem et la terre sainte à Saladin, et pour laquelle l’empereur germanique Frédéric Barberousse avait déjà embarqué.

La querelle de Richard Coeur de Lion et Philippe Auguste, enluminure du XIVe siècle (bnF)
La querelle de Richard Coeur de Lion et Philippe Auguste, enluminure du XIVe siècle (bnF)

C’est durant cet emprisonnement que Richard Coeur de Lion va composer ce poème et cette complainte du prisonnier dont nous vous livrons ci-dessous la traduction/interprétation de la langue originale vers le français moderne.

Traduction, adaptation des paroles de la complainte du prisonnier de Richard Ier

Ja nus hons pris ne dira sa raison
Adroitement, se dolantement non;
Mais par effort puet il faire chançon.
Mout ai amis, mais povre sont li don;
Honte i avront se por ma reançon
Sui ça deus yvers pris.

Jamais nul homme pris ne dira sa pensée
De manière juste et sans fausse douleur ;
Mais il peut faire l’effort d’une chanson ;
J’ai beaucoup d’amis, mais pauvres sont leurs dons.
La honte sera sur eux si, faute de rançon,
Je reste deux hivers prisonnier.

Ce sevent bien mi home et mi baron
Ynglois, Normant, Poitevin et Gascon
Que je n’ai nul si povre compaignon
Que je lessaisse por avoir en prison;
Je nou di mie por nule retraçon,
Mais encor sui [je] pris.

Ils le savent bien, mes hommes et mes barons,
Anglais, Normands, Poitevins et Gascons :
Que jamais je n’eu si pauvre compagnon
Pour le laisser, faute d’argent, en prison.
Je ne le dis pas pour leur en faire reproche
Mais je suis encore prisonnier.

Or sai je bien de voir certeinnement
Que morz ne pris n’a ami ne parent,
Quant on me faut por or ne por argent.
Mout m’est de moi, mes plus m’est de ma gent,
Qu’aprés ma mort avront reprochement
Se longuement sui pris.

Maintenant,  je sais pour vrai et certain
Que morts ou prisonniers n’ont amis ni parents,
Quand ils me laissent ici pour or ou pour argent
C’est bien mal pour moi, mais pire pour mes gens,
Qui jusqu’après ma mort en auront le reproche,
S’ils me laissent  ici prisonnier

N’est pas mervoille se j’ai le cuer dolant,
Quant mes sires met ma terre en torment.
S’il li membrast de nostre soirement
Quo nos feïsmes andui communement,
Je sai de voir que ja trop longuement
Ne seroie ça pris.

Je ne m’étonne plus si j’ai le coeur souffrant
Car mon seigneur* met ma terre en tourment
Il ne se souvient plus de notre serment
Que nous fîmes ensemble au Saint,
Mais je sais bien en vérité que guère longtemps
Je ne serai, en ces lieux, prisonnier

(* Richard fait référence ici au roi Philippe Auguste)

Ce sevent bien Angevin et torain,
Cil bacheler qui or sont riche et sain
Qu’encombrez sui loing d’aus en autrui main.
Forment m’amoient, mais or ne m’aimment grain
De beles armes sont ores vuit li plain
Por tant que je suis pris.

Ils savent bien Angevins et Tourangeaux,
Ces jeunes gens désormais riches et forts :
Que suis captif, loin d’eux, aux mains d’autrui.
Ils m’aimaient fort alors, ne m’aiment plus du tout.
Les belles armes ont déserté les plaines
Depuis que je suis prisonnier.

Mes compaignons que j’amoie et que j’ain
Ces de Cahen et ces de Percherain
Di lor, chançon, qu’il ne sunt pas certain,
C’onques vers aus ne oi faus cuer ne vain;
S’il me guerroient, il feront que vilain
Tant con je serai pris.

Mes compagnons que j’aimais et que j’aime,
Ceux de Caen et ceux du Perche,
Conte pour moi, chanson, qu’ils ne sont pas fidèles
Quand jamais envers eux, mon coeur ne fut faux ou vide.
S’ils guerroient contre moi, ils se portent en vilains
Tant que je serais prisonnier.

Contesse suer, votre pris souverain
Vos saut et gart cil a cui je me clain
Et por cui je sui pris.
Je ne di mie a cele de Chartain,
La mere Looÿs.

Soeur comtesse, votre titre souverain
Vous sauve et vous garde de celui à qui je fais appel
Et qui me tient  prisonnier !
Je ne le dis pas pour celle de Chartres*,
Le mère de Louis.

(* la comtesse de Chartes)

*rotruenge : « genre de poésie lyrique des troubadours et trouvères, caractérisé par un refrain interne, situé dans le corps de la strophe, au milieu ou à la fin » (http://cnrtl.fr/definition/rotruenge)

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Une très belle journée à tous!

Fred
Moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

L’épitaphe de Villon ou la ballade des pendus de François Villon

françois_villon_poesie_francais_moyen_ageSujet : Ballade, poésie médiévale, poésie satirique, réaliste, prière, frères humains.
Titre : L’Épitaphe de Villon ou  » Ballade des pendus  » (appelé aussi « frères humains »)
Auteur : François Villon (1431-1463)
Période : XVe siècle, moyen-âge tardif
Thème : poète médiéval, troubadour et trouvère du moyen-âge.

S_lettrine_moyen_age_passionur François Villon et sa vie de bohème, de prisonnier et de hors la loi, beaucoup a été dit et écrit,  sur son chemin de misère et d’anticonformiste, ses douleurs du fond de ses geôles, son humour, ses amitiés, et bien sûr sa poésie réaliste ou satirique dans un  moyen-âge finissant qui se prépare déjà à renaître bientôt en siècle « des lumières », mais, au bout du compte et par delà toutes les analyses de textes ou de sens, le plus beau que nous laisse cet auteur magistral,  poète marginal et éclairé, reste et restera toujours à lire ou à écouter.

Cet Epitaphe de Villon ou « ballade des pendus » a été conté, lu ou dit maintes fois, chanté aussi bien sûr par Léo Ferré dans une version très inspirée mélangée de sa propre poésie, mais pour varier un peu cette fois et pour rester totalement fidèle au texte de François Villon qui se suffit à lui-même, nous avons choisi la version d’un troubadour des temps troubadour_poete_moyen_age_villon_monde_medievalmodernes.

Son nom est Mil Marie Mougenot et il est tout à la fois, chanteur, musicien, artiste, joueur de vièle à roue et autres instruments anciens qui nous apportent un peu de ce monde médiéval lointain. Cet artiste troubadour des temps modernes que vous croiserez peut-être, à l’ombre d’un rempart ou d’une tour maîtresse au hasard d’un festival ou d’une fête médiévale, propose aussi dans son répertoire, en dehors des chansons en provenance du moyen-âge, d’autres chants populaires ou encore des chants spirituels. Je vous encourage à le découvrir sur son site web ici.

« L’épitaphe de Villon »
interprété par Mil Marie Mougenot

Sur une musique de sa propre composition, filmé au Château de Crosville sur Douve en Mars 2014.

Les paroles de « Epitaphe de villon »
dans le français original de François Villon

Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cueurs contre nous endurciz,
Car, si pitié de nous povres avez,
Dieu en aura plustost de vous merciz.
Vous nous voyez cy attachez, cinq, six:
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s’en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absoudre!

Se vous clamons, frères, pas n’en devez
Avoir desdaing, quoyque fusmes occis
Par justice. Toutesfois, vous savez
Que tous hommes n’ont pas bon sens rassis.
Intercédez doncques de Cueur rassis,
Envers le Fils de la Vierge Marie
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l’infernalle foudre.
Nous sommes mors, ame ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille absoudre!

La pluye nous a débuez et lavez,
Et le soleil desséchez et noirciz;
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavez,
Et arraché la barbe et les sourcilz.
Jamais nul temps nous ne sommes rassis
Puis ça, puis la, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie;
Plus becquetez d’oyseaulx que dez à couldre.
Hommes, icy n’usez de mocquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absoudre!

Prince Jésus, qui sur tous seigneurie
Garde qu’Enfer n’ayt de nous la maistrie:
A lui n’ayons que faire ne que souldre.
Ne soyez donc de notre confrairie;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absoudre!

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Une excellente journée à tous dans la bonne humeur et la joie de ne point nous trouver pendus!

Fred
pour moyenagepassion.com

« Douce dame jolie » de Guillaume de Machaut, brillant compositeur médiéval du XIVe siècle

Guillaume-de-Machaut_trouvere_poete_medieval_moyen-age_passionSujet : musique médiévale, musicien, compositeur médiéval, poète médiéval, chanson médiévale,
Titre : Douce Dame Jolie, Virelai*
Auteur: Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge
InterprétesAnnwn
Album :  Orbis Alia (2007)

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passionette fois-ci, les amateurs de musique médiévale authentique devraient s’en réjouir, nous partageons ici une pièce de Guillaume de Machaut, auteur du moyen-âge,  reconnu par tous comme l’un des plus grand poète et musicien du XIVe siècle.

Douce dame jolie de Guillaume de Machaut, par Annwm

Annwm, folk médiéval ou mystique folk en provenance d’allemagne

Fondée en 2006, par l’archéologue, chanteuse et harpiste (uf!) Sabine Hornung, la formation allemande Annwm  se classe bien plus du côté du « Folk » d’inspiration médiévale que de l’ethno-musicologie au sens strict.

Les inspirations puisent dans le répertoire du moyen-âge ou même celui du folk et des musiques plus traditionnelles et proviennent des origines les plus diverses : celtiques, nordiques, bretonnes, séfarades, mais encore d’autres pays de l’Europe médiévale. Elles sont prises dans le répertoire profane, comme dans le liturgique. Au gré des pièces proposées, les compositions sont revisitées et modernisées et les instruments anciens y côtoient les plus électriques ou récents.

Baptisée par la formation elle même « Mystic folk », on peut tout de même rattacher cette approche à un mouvement folk médiéval qui a musique_folk_medievale_album_orbis_allia_Annwn_Sabine_Hornungpris, au début des années 2000, une certaine ampleur,  notamment en Allemagne, et dans lequel on peut trouver des formations comme   Faun.

La pièce du jour de Guillaume de Machaut est tirée de l’album Orbis Alia, sorti un an après la création de la formation, dans lequel on pouvait encore découvrir une sélection éclectique de compositions en provenance des quatre coins d’Europe (France, Suède, Allemagne, Pays de Galles, Espagne), et s’étalant du XIIIe siècle à des périodes plus récentes, en passant par la renaissance.

L’album est toujours disponible en ligne au format CD import. Si vous souhaitez plus d’informations, en voici le lien : Orbis Alia [Import allemand]. Pour information, l’interprétation de la chanson du jour est également disponible, séparément et au format MP3, au lien suivant : Douce Dame Jolie par Annwn

Guillaume de Machaut, brillant musicien, poète,  et compositeur du moyen-âge

Eléments de biographie

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Guillaume de Machaut, XIVe siècle

On ne sait pas grand chose des premières vingt années de vie de ce poète compositeur, ni de sa date ou son lieu de naissance exacts que les historiens font balancer entre la Champagne et les Ardennes. Sa vie nous est mieux connue à partir des années 1323, quand étant clerc, il entre comme secrétaire au service du roi de Bohème, Jean de Luxembourg. Par la suite, il voyagera et suivra Jean 1er dans de nombreuses expéditions ou campagnes, et l’influence à la fois de l’éthique du clerc autant que les valeurs attachées à la chevalerie, se feront nettement ressentir dans ses écrits et son œuvre. Après la mort de Jean 1er de bohème durant la bataille de Crécy, Guillaume de Machaut servira différents seigneurs et plus tard, il s’installera comme chanoine attaché à la Cathédrale de Reims, période durant laquelle son œuvre sera plus productive.

L’oeuvre laissée par Guillaume de Machaut

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On lui doit de nombreuses pièces – messes, lais, virelais, ballades, chants royaux, œuvres narratives, complaintes  et autres rondeaux – et on reconnait assez largement chez les spécialistes que sa maîtrise des formes classiques et lyriques, s’il ne les a pas inventées lui-même, lui a permis de mieux les préciser, tout en les amenant plus loin, préfigurant ainsi la musique moderne. Il a aussi largement contribué au développement de la musique polyphonique. En bref, il y aura un avant et un après Guillaume de Machaut.

L’amour courtois 

La pièce que nous partageons aujourd’hui est sans doute une des plus populaires du compositeur médiéval. C’est une pièce de lyrique courtoise et il y chante ici cette Fine Amor littéraire et très codifiée qui,  durant le XIIe siècle et une partie du XIIIe, influencera une partie des valeurs de la chevalerie. Colporté et promu, et chanté abondamment par les troubadours et trouvères du moyen-âge central, on le retrouvera aussi sous la plume de nombreux auteurs médiévaux. Du côté chevaleresque, on pense notamment à Chrétien de Troyes et ses légendes arthuriennes.

Adoubement Lancelot, Évrard d'Espinques, 1475 Bibliothèque Nationale de France
Adoubement Lancelot, Évrard d’Espinques, 1475 Bibliothèque Nationale de France

D’entre tous les chevaliers de la table ronde, Lancelot sera le plus sûr représentant de cet amour courtois, au moins jusqu’à ce que certaines suites du roman arthurien lui offrent l’opportunité de la transgression et du passage à l’acte.

Amour prude souvent chaste et  hors mariage, du chevalier pour sa dame, préférablement de haut rang et dont il lui faut séduire le cœur avec courtoisie, la Fine Amor s’épanche bien souvent dans un désir contraint à demeurer inassouvi et qui se traduit dans la douleur du refus, de l’impossibilité d’être, ou encore de la distance ou de l’attente; en position basse, le fine amant, fébrile, tout entier « au service » de sa dame, vit au bord du gouffre et à la merci de son propre sentiment dont il est « prisonnier »; autant d’épreuves à traverser qui, pense-t-on, font la force autant que la faiblesse de ces jeux amoureux courtois. Leurs tourments sont leurs plus grands délices dans un mouvement qui oscille entre frustration et espérance.

*Virelai : « forme poétique du XIVe siècle (fin XIIIe), particulièrement prisée par les trouvères (Guillaume de Machaut). Dans sa forme la plus simple, le virelai se compose d’une strophes rimée de deux vers, suivie d’une strophe refrain ou formule répétitive, propre à la reprise en chœur. Plus complexe, il mêle des strophes de différentes métriques, le refrain pouvant alors changer, mais par exemple avoir un mètre (en général court) et une assonance particuliers, comme une réponse régulière obstinée.  Lire la suite sur musicologie.org.

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Les paroles de Douce Dame Jolie 
dans le moyen-français de Guillaume de Machaut

Douce dame jolie,
Pour dieu ne pensés mie
Que nulle ait signorie
Seur moy fors vous seulement.

Qu’adès sans tricherie
Chierie
Vous ay et humblement
Tous les jours de ma vie
Servie
Sans villain pensement.

Helas! et je mendie
D’esperance et d’aïe;
Dont ma joie est fenie,
Se pité ne vous en prent.

Douce dame jolie,
Pour dieu ne pensés mie
Que nulle ait signorie
Seur moy fors vous seulement.

Mais vo douce maistrie
Maistrie
Mon cuer si durement
Qu’elle le contralie
Et lie
En amour tellement

Qu’il n’a de riens envie
Fors d’estre en vo baillie;
Et se ne li ottrie
Vos cuers nul aligement.

Douce dame jolie,
Pour dieu ne pensés mie
Que nulle ait signorie
Seur moy fors vous seulement.

Et quant ma maladie
Garie
Ne sera nullement
Sans vous, douce anemie,
Qui lie
Estes de mon tourment,

A jointes mains deprie
Vo cuer, puis qu’il m’oublie,
Que temprement m’ocie,
Car trop langui longuement.

Douce dame jolie,
Pour dieu ne pensés mie
Que nulle ait signorie
Seur moy fors vous seulement.

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Sur ces belles paroles, excellente journée à tous !

Fred
Pour moyenagepassion.com
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« Pauvre Ruteboeuf », la complainte du trouvère et poéte médiéval Ruteboeuf, par Léo Ferré

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Sujet: troubadours & trouvères du  moyen-âge, musique,  chanson, poésie médiévale, infortune.
Titre : la complainte de Rutebeuf, Pauvre Rutebeuf.
Période : XIIIe siècle, moyen-âge central.
Auteur : Rutebeuf, Leo ferré

L’hommage de Léo Férré au Trouvère Rutebeuf

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoilà encore un article qui pourrait avoir sa place à la fois dans la catégorie musique médiévale et dans la catégories écritures, poésies, auteurs, etc… A proprement parler,  il s’agit ici plus d’une mise en musique moderne, inspirée de textes médiévaux anciens, que de musique véritablement médiévale, mais, comme nous l’avons déjà souligné, le monde médiéval nous intéresse aussi dans sa « modernité » ou dans sa contemporanéité. Par ailleurs, ce très beau titre nous fournit l’occasion  de parler un peu de Rutebeuf, ce grand  poète médiéval du XIIIe siècle.

pauvre_rutebeuf_troubadour_moyen_age_leo_ferreLe « Pauvre Rutebeuf » chanté par Léo Ferré, poète, anarchiste, écorché, emporté  lui aussi, est un hommage rendu à ce trouvère satirique du XIIIe siècle qui aura a permis au grand public de le découvrir. Cette chanson a été reprise maintes et maintes fois et, si d’aventure, vous entrez son titre dans youtube, vous allez en découvrir une avalanche de versions, reprises et autres, toutes issues de l’originale de Léo Ferré. Me concernant, je retiens en plus de la version ci-dessous du poète anarchiste des temps moderne, celle de Philippe Léotard pour la parenté de coeur entre les deux hommes, et aussi celle de  Joan Baez pour la curiosité.

Qui était Rutebeuf?

Poète, écrivain et trouvère  de la fin du moyen-âge central, Rutebeuf a vécu sa vie, comme la plupart des artistes de cette époque, misérable. C’est aussi un écrivain de la rupture et ses oeuvres s’orientent plus sur la description de sa propre condition sociale ou des misères et de la pauvreté de son temps, que sur l’amour courtois chanté alors par les trouvères et troubadours. Nul doute que Rutebeuf se situe dans la prise de risque. et l’on dit aussi de lui qu’il est l’ancêtre moyen_age_trouvere_rutebeuf_troubadour_medievalspirituel de François Villon

De fait, Rutebeuf puise dans la satire et dans un regard sans concession sur son temps, comme le fera François Villon lui-même, près de deux siècles plus tard. Son répertoire contient aussi de nombreux jeux de mots et traits d’humour dans le texte même s’il est difficile aujourd’hui d’en percevoir toutes les nuances.

Une biographie qui demeure mystérieuse

On ne sait pas grand chose de précis sur  la naissance de Rutebeuf. Il serait né en Champagne mais l’ensemble de sa carrière d’auteur semble s’être faite à Paris. On ne le connait que sous ce surnom comique de « Rutebeuf » qui fait allusion à sa nature rustre ou rude, et qui semble déjà servir d’excuses à d’éventuelles libertés ou audaces qu’il s’autoriserait dans ses textes, comme pour se les faire pardonner par avance.  Par contraste aussi, cette rudesse sur laquelle il insiste, appelle l’attention d’un auditoire sur des troubadour_trouvere_moyen-age_auteur_medieval_rutebeufpropos qui sont finalement bien plus fins et « ambitieux » qu’ils ne veulent s’avouer.

Peut-être faut-il encore voir dans ce surnom la distanciation que l’homme veut mettre avec « l’auteur »,  pour se réserver plus de champ ?   Dans les pirouettes de ce trouvère qui ne se prive pas de rire de tout et à tout propos, ce « Rustre Boeuf » est, sans doute aussi, une tentative d’esquiver les possibles conséquences de ses dires satiriques à l’encontre des gens de pouvoir (religieux, universitaires, haute noblesse) ?

Liberté de jeu et de ton

« Rutebeuf oeuvre rudement, souvent, dans sa rudesse, il ment. » Citation de Rutebeuf.

rutebeuf_satyre_moyen_age_auteur_trouvere_medievalDe fait, l’oeuvre de Rutebeuf se signe par une grande liberté de ton : « n’attendez pas de moi de la justesse, de la finesse« , nous disait-il, réfugié derrière ce pseudonyme et son personnage, un peu lourd. Pourtant, ses textes ont traversé les siècles et l’on découvre, au prisme de son regard acerbe,  tout  un monde médiéval.

Sainte Marie l'Egyptienne (bibilothèque nationale de france)
Sainte Marie l’Egyptienne (bibliothèque nat de france)

Pour le reste, était-il le plus grand de son temps ? Sauf à se fier aux manuscrits anciens pour établir la popularité des auteurs médiévaux (voir conférence de Richard Trachsler sur la codicologie), la  subjectivité règne  toujours en maître dans cette matière. Reste que Ruteboeuf a laissé derrière lui une oeuvre abondante et prés de quatorze mille pieds de vers à redécouvrir. On pourra y trouver des poésies, des pièces de théâtres, des fabliaux, des poèmes satiriques, de miracles et encore des hagiographies* (*écriture et textes sur la vie et l’œuvre de saints, Sainte Marie l’égyptienne, Sainte Elysabel de Hongrie).

« Pauvre Rutebeuf », la complainte de Rutebeuf 

Ce texte de Léo Ferré est donc une chanson librement inspirée  de la poésie de Rutebeuf. Remaniée et traduite en français moderne, elle empreinte à divers textes de l’auteur médiéval.  Sur le fond et pour la référence au titre notamment, je vous conseille de voir ces deux articles complémentaires sur ce trouvère et poète médiéval : « la pauvreté Rutebeuf » et « Lecture audio de Rutebeuf en français moderne et en vieux français« 

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta.

Avec le temps qu’arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n’aille à terre
Avec pauvreté qui m’atterre
Qui de partout me fait la guerre
Oh vent d’hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière.

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte.
Le mal ne sait pas seul venir,
Tout ce qui m’était à venir
M’est avenu.

Pauvre sens et pauvre mémoire
M’a Dieu donné le Roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul (1) quand bise vente
Le vent me vient
Le vent m’évente
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Les emporta…

Voilà quelques mots sur un artiste médiéval et sa poésie, mise en musique et en texte de manière moderne par un troubadour de notre temps, une belle complainte qui nous vient du moyen-âge et qui se trouve être finalement intemporelle.

Une très belle journée à vous!

Fred
moyenagepassion.com
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Notes

(1)  Pour répondre aux commentaires sur cette question.  Ce « Droit au cul » provient du texte original de Rutebeuf modifié  par Léo Ferré  (l’original médiéval est « Et froit au cul quant byze vente »). Il  appartient donc bel et bien à la version du poète anarchiste du XXe et vient de sa plume. 800 ans après Rutebeuf, le texte de Léo a, dit-on,  choqué quelques oreilles ce qui  lui a même valu, dans un premier temps, une censure de la chanson et, en tout cas, de rares diffusions.

Joan Baez, dans sa reprise, n’a pas reculé et a gardé l’esprit et la lettre original de Léo mais quelques interprètes français ont cru bon de le remplacer, de leur propre chef par « Droit au Coeur ». Cela a même valu à l’une d’elle d’essuyer les foudres de Léo, qui aurait appelé la maison de disque pour faire interdire cette version édulcorée qui, en plus de trahir sa lettre, trahissait celle de Rutebeuf. L’anecdote raconte que Léo Ferré aurait même envoyé un télégramme à la chanteuse en question en lui disant :   « Madame, de mon temps, on ne confondait pas encore le cul avec le coeur ! Bien à vous de derrière le monde… Rutebeuf. 

Pour ceux qui auraient encore quelques doutes, je les invite à réécouter la version originale de Léo ici :