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La Requeste de François Villon et quelques impressions croisées sur sa poésie et celle de Rutebeuf

poesie_medievale_francois_villonSujet : poésie mediévale, poésie satirique, satire
Période : fin du moyen-âge, moyen-âge tardif
Titre : La Requeste
Auteur : François Villon  (1431 – disparition 1463)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous postons encore, aujourd’hui, un peu de la merveilleuse poésie de François Villon.  Comme il s’agit là d’une demande de prêt adressée à un roi, il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre cette poésie et celle d’un autre auteur médiéval qui relève de la même intention et je veux parler ici de « la pauvreté » de Rutebeuf.  Pour ceux d’entre vous qui sont de plus en plus nombreux à revenir régulièrement sur le site, ce dont nous vous remercions chaleureusement, vous vous souvenez surement que nous avons déjà posté plusieurs articles concernant ce dernier texte du grand trouvère du XIIIe siècle: la version que notre poète médiéval avait inspiré à Léo Ferré mais poesie_medievale_francois_villon_la_requeste_poesie_satiriqueégalement la version originale de Rutebeuf.

(ci-contre portrait de François Villon par Ludwigg Rullmann, début XIXe, colorisé par nos soins et pour l’occasion)

François Villon d’un côté, Rutebeuf de l’autre, donc. On a souvent et sans doute un peu vite rapproché les deux hommes et c’est ce qui me motive un peu à me pencher sur la question, même si entrer sérieusement dans le détail de cet exercice difficile – qui consisterait au fond à comparer ce qui reste, à certains égards, incomparable – nécessiterait la conduite d’une étude poussée et sérieuse. Mais comme on ne se prive pas, ici ou là, de le faire de manière légère, je voudrais à mon tour en dire deux mots et livrer ici ce qu’il faut sans doute plus appeler des « sentiments » que des analyses.

La Satire comme dénominateur commun?

D_lettrine_moyen_age_passionans un paysage littéraire médiéval qui semble presque « saturé » d’amour courtois et encore peuplé de chants sacrés et religieux, la poésie de Villon et de Rutebeuf  se démarque pour nous, presque de fait, à l’image de celle des Goliards. Entre les quelques points de repère qui nous sont parvenus et les textes qui ont traversé le temps, il n’est pas rare que nous tracions des lignes droites de causalité, cédant quelquefois à la tentation d’établir des influences quand ce ne sont pas de manière un peu plus avancée, des filiations directes. Pourtant, combien d’autres créations poétiques se sont-elles perdues dans le cours du temps pour n’avoir pas été retranscrites dans ce moyen-âge qui nous semble encore se tenir à demi dans une culture de l’oralité et où, dit-on, si peu de gens savent écrire (idée qui nécessiterait surement que l’on y mette quelques bémols*).  Combien de Rutebeuf ou de Villon n’approchant pas la cour des grands et dont les créations ne nous seront jamais connues, resteront à jamais dans l’ombre et n’entreront jamais dans la postérité pour n’avoir pas laissé de traces écrites? Outre les auteurs sortis de la littérature, comment mesurer l’incidence de toute cette culture « volatile » et aussi populaire sur nos auteurs?  Tout cela ne diminue en rien le talent d’un Rutebeuf ou d’un Villon. Ces deux auteurs médiévaux se démarquent dans l’art jerome_bosch_satire_jugement_dernierpoétique, bien au delà du simple fait que nous soient parvenus leurs vers mais pour rester sur les hypothèses causales quand les auteurs eux-même ne se font pas mutuellement allégeance, ce que nous déduisons est bien souvent une projection dans l’espace vide entre deux fragments; des mouvements dans l’histoire des idées qui rendent possible l’émergence d’un Villon plus qu’une filiation.

(ci-contre détail du triptyque du jugement dernier de Jérôme Bosch, mélange savant et extravagant de morale et de satire, Début du XVe siècle)

Les jeux de cour dans la marge

Sans se pencher sur le comptage de pieds et l’analyse stylistique, littéraire et poétique de leur oeuvre respective, il y a, certes, surement plus de similitudes entre ces deux auteurs qu’entre un Guillaume de Machaut et un François Villon, ou encore un Rutebeuf et un Adam de la Halle. Villon, comme Rutebeuf, reste, en effet, « en marge » du social et résiste, même s’il s’y prête aussi à une certaine forme de bienséance. Ces deux-là fréquentent les cours ou la compagnie des nobles et des puissants comme pour mieux s’en affranchir et vivre en décalage de ce monde de faste que leur satire les condamne à ne pouvoir totalement embrasser. Pourtant, chacun d’entre eux, à sa manière, parait suffisamment proche du pouvoir, pour le « courtiser » et s’y adresser au besoin, à défaut d’être toujours entendu de lui.

Il me semble pourtant lire une différence dans leurs deux approches: François Villon se plie plus volontiers au jeu quand il s’agit d’y sauver « littéralement » sa peau, comme un dernier recours du supplicié, ce qui lui vaudra d’ailleurs une grâce. Pour le reste, quand il n’a pas les moyens de survivre et de se nourrir, il semble qu’il s’arrange pour rapiner et quémande peu. Cette « requeste » que nous publions aujourd’hui plaide d’ailleurs en la faveur de cette idée. Rutebeuf semble, lui, plus être un habitué de tendre la main ou le chapeau pour mendier sa pitance, comme il le dit lui-même dans la pauvreté d’ailleurs :

« J’ai vécu d’argent emprunté
Que l’on m’a en crédit prêté;
Or ne trouve plus de créance,
On me sait pauvre et endetté »
Rutebeuf

U_lettrine_moyen_age_passionne forme de satire et de poésie satirique les réunit donc. Est-ce encore suffisant pour établir de grandes filiations, des parentés voir même des legs? Je n’en suis pas certain. De mon côté, plus j’avance dans ces deux oeuvres, plus je mesure des divergences. On alléguera avec David Mus et non sans raison qu’il est plus sûr de se pencher sur les poésies qui nous sont parvenus de Villon, plutôt que de spéculer sur l’homme dont on sait finalement si peu et pourtant, comment y résister? Là où Rutebeuf appelle la curiosité et fait sourire, là où les mystères de ses tournures et de ses mots à double sens, de ronds de jambes en ironie, forcent l’admiration, la puissance évocatrice et quelquefois presque vitriolée de la poésie réaliste de Villon nous laisse toujours sans voix, de telle sorte que nous n’osons encore nous aventurer à tenter de la disséquer, ni n’en éprouvons le besoin. sans doute pour la garder entière dans son écrin.

De la poésie à l’homme

Pieter Bruegel, l'aveugle guidant l'aveugle, peinture Satirique du XVIe, Musée de Capodimonte, Naples
Pieter Bruegel, l’aveugle guidant l’aveugle, peinture Satirique du XVIe, Musée de Capodimonte, Naples

C_lettrine_moyen_age_passione n’est pas qu’affaire de maîtrise, en juger pourrait être injuste, mais c’est sans doute aussi question de milieu, de fréquentations ou d’expériences. La poésie de Villon est née dans la rue et s’en nourrit, celle de Rutebeuf n’y est pas autant enracinée. Il y a encore, me semble-t’il, quelque chose de lié à la nature profonde de ces deux hommes. D’un côté, ce Villon qui ose tout, se mêle aux brigands, et se tient toujours sur le fil, ce Villon que l’on torture aussi et qui payera jusque dans ses chairs les écarts auxquels le mènent ses fréquentations, ses choix et finalement sa folie d’être jusqu’au bout, son orgueil peut-être encore, de celle que partagent les voyoux. N’est-il pas resté, au fond, ce « mauvais garçon » que nous voulons encore sauver de la corde et des châtiments, jusque plus de six siècles après?

De l’autre côté, en miroir, ce Rutebeuf qui égratigne son monde, son renard roi, ses mauvais prêtres, réfugié derrière ce nom d’artiste qu’il s’est choisi. semble pourtant plus proche des couloirs du pouvoir, plus « bourgeois »  jusque dans sa misère et sa marge. Il est aussi plus démonstratif ou enflammé dans son christianisme qu’un Villon.

Il y a, peut-être encore, la barrière de la langue et encore le fait que près de deux siècles les séparent. A la défaveur de Rutebeuf, comprendre sa poésie sans l’aide de la traduction, relève souvent de la gageure, quand comprendre Villon dans sa langue nous semble plus aisé, même s’il ne faudrait pas sous-estimer ce que le verbe de ce dernier nous poete_affame_moyen_age_monde_medievalcache de sens, pour des mots qui ont déjà près de six cent ans.

(ci-contre illustration de Thomas Rowlandson, XVIIIe, « poète affamé  et son éditeur ». Le monde a changé, l’artiste demande pitance à son éditeur, et plus aux princes ou au rois)

Encore une fois, tout cela relève bien plus d’impression à leur lecture et des quelques bribes qui nous sont parvenus de la vie de Villon, que du résultat d’une analyse; ce n’est, en somme qu’une réflexion à la surface de ces deux poésies pour essayer d’y deviner les hommes. Il reste que l’attrait pour leur verbe et leurs mots demeure entier, mais indéniablement les deux poètes diffèrent sur le fond. Il y a chez Villon une profondeur qui touche et qui fascine. Elle va de la Satire à l’homme et de la poésie à l’être. Il est à nu dans son humanité et pas seulement dans sa misère.

E_lettrine_moyen_age_passionst-ce le fait que ce poète « maudit » comme on l’a si souvent dépeint se sauva peut-être finalement de la corde avec l’aide de son Art et de sa plume? Cela y contribue sans doute même si  la part d’ombre de Villon ne peut suffire à expliquer le goût pour sa poésie, ni à en épuiser le sens. Est-ce encore la musique de ses vers et ses refrains qui reviennent et rythment son oeuvre de manière entêtante? Quoiqu’il en soit, dans cette « Requeste », poésie de celui qui demande, Villon reste d’une dignité et d’une élégance absolue. Il ne le fait que de manière accidentelle et s’engage à rendre pièce pour pièce ce qui lui sera prêté; le reste de ses resquêtes poètiques seront faites pour sauver sa peau. Dans la pauvreté, Rutebeuf, se montre plutôt comme un habitué du genre. Il vit d’emprunt qu’il ne rend pas, et ne garantit pas qu’il rendra. Il est à nu lui et les siens dans sa misère, et à l’évidence ses subsides lui sont toujours venues de cette source: deux époques donc, mais aussi deux hommes, deux styles, deux systèmes de valeurs.

Mais laissons là les comparaisons, peut-être ne faut-il, pour l’instant, pas trop chercher à expliquer la magie qui s’opère à la lecture de cette requête de Villon et simplement le lire et le relire pour laisser le mystère opérer dans son entier.

La Requeste de François Villon


Que Villon bailla à Monseigneur de Bourbon.

Le mien seigneur et prince redoubté,
Fleuron de Lys, royale geniture,
Françoys Villon, que travail a dompté
A coups orbes, par force de batture,
Vous supplie, par cette humble escripture,
Que luy faciez quelque gracieux prest.
De s’obliger en toutes cours est prest;
Si ne doubtez que bien ne vous contente.
Sans y avoir dommage n’interest,

Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

A prince n’a ung denier emprunté,

Fors à vous seul, vostre humble créature.
Des six escus que lui avez presté,
Cela pieça, il mist en nourriture;
Tout se payera ensemble, c’est droicture,
Mais ce sera légèrement et prest:
Car, se du gland rencontre en la forest
D’entour Patay, et chastaignes ont vente,
Payé serez sans delay ny arrest:
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

Si je pensois vendre de ma santé
A ung Lombard, usurier par nature,
Faulte d’argent m’a si fort enchanté,
Que j’en prendrois, ce croy−je, l’adventure.
Argent ne pend à gippon ne ceincture;
Beau sire Dieux! je m’esbahyz que c’est,
Que devant moy croix ne se comparoist,
Sinon de bois ou pierre, que ne mente;
Mais s’une fois la vraye m’apparoist,
Vous n’y perdrez seulement que l’attente. 

ENVOI.

Prince du Lys, qui à tout bien complaist,
Que cuydez−vous, comment il me desplaist
Quand je ne puis venir à mon entente?
Bien m’entendez, aydez−moi, s’il vous plaist:
Vous n’y perdrez seulement que l’attente.

Une très belle journée à vous!
Fred
pour moyenagepassion.com

« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus  Ier s. av. J.-C

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* Concernant l’illettrisme médiéval : Bien qu’il semble un peu hardi de prétendre mesurer précisément le niveau d’illettrisme de cette période, on s’y réfère pourtant assez souvent comme un fait. Mais avec les choses du monde médiéval, il semble toujours judicieux face aux « vérités » communément admises d’opposer la déconstruction systématique et la recherche précise, tant les idées qu’on en retient sont si souvent erronées. D’un côté l’on chante le grand Charlemagne qui a « inventé l’école », et de l’autre personne ne s’étonne d’entendre que durant les quelques neuf cent ans qui suivent, on prête à chacun un illettrisme que l’on tient presque pour incontestable. France des villes, France des campagnes, il y a sans doute des disparités, mais entre éducation populaire, montée en puissance et émancipation des universités dès le XIIe siècle, présence des églises et des écoles paroissiales, il parait un peu léger de soutenir que personne ne savait écrire, sauf peut-être à parler du latin et d’un certain degré de maîtrise?

Sur ce sujet, je vous conseille un article très complet et bien documenté que vous trouverez sur France Pittoresque et qui commence d’ailleurs par cette citation de Siméon Luce, Historien médiéviste du XIXe qui introduit bien la question.

 « On a cru longtemps que le Moyen Age n’avait connu rien qui ressemblât à ce que nous appelons l’instruction primaire. C’est une grave erreur ; il est fait à chaque instant mention d’écoles dans les documents où on s’attendait le moins à trouver des renseignements de ce genre, et l’on ne peut douter que pendant les années même les plus agitées du XIVe siècle, la plupart des villages n’aient eu des maîtres enseignant aux enfants la lecture, l’écriture et un peu de calcul »
Siméon Luce

Lectures audios : « la pauvreté Rutebeuf » en Vieux français et en Français moderne.

rutebeuf_trouvere_poete_auteur_medieval_pauvreteSujet : poésie médiévale, trouvère, poète, écrivain moyen-âge (XIIIe siècle).
Auteur : Rutebeuf (1230-1285),
Média : lectures audio, vidéos, fichiers sons.
Titre : « la pauvreté Rutebeuf », complainte du trouvère à l’attention du « bon » roi Louis (Saint-Louis, Louis IX).

La lecture audio de « La Pauvreté Rutebeuf »
dans le texte et en vieux français.

 

La lecture audio de « la Pauvreté Rutebeuf »
en Français Moderne

Bonjour à tous!

C_lettrine_moyen_age_passionomme vous l’avez compris au fil des semaines, nous explorons sur ce site web, le monde médiéval et d’histoire du moyen-âge sous toutes leurs formes. Dans ce cadre, moyenagepassion est aussi, pour nous, un laboratoire d’expérimentation, qu’il s’agisse d’écriture, de vidéos, d’images ou de sons, au gré de nos inspirations. En vérité, c’est de la forge répétée que l’on fait les meilleures épées et sans couler ses premières lames dans les flammes ou sans chercher de nouveaux alliages, nul artisan n’aurait jamais pu forger l’acier des meilleures armes. D’une certaine manière, c’est à cela que nous nous essayons mais quoiqu’il en soit, chers lecteurs de ces lignes, c’est toujours entre vos mains que nous remettons ces expériences médiévales, des plus sérieuses aux plus triviales, en fondant l’espoir que vous nous y suivrez avec intérêt, curiosité et surtout avec plaisir.

Des lectures audio de textes et poésies anciennes

Aujourd’hui, justement, nous ouvrons un nouveau chapitre dans nos explorations en nous aventurant sur le terrain des lectures. Ce n’est pas un exercice très habituel sur notre belle terre de France, de nos jours, et on les trouve sans doute plus répandues dans d’autres pays latins et, notamment, de langue espagnole. Et comme si la difficulté n’était pas déjà assez grande, nous avons décidé de nous essayer, aulouis_IX_saint_louis_complainte_de_rutebeuf_poete_medieval_moyen-age_passion delà du français moderne, à la lecture des langues médiévales, vieux français et autre langues d’oil, dans le texte, pour essayer d’en faire revivre la « musicalité ».

Dans le cadre de cette expérience, il nous a paru tout naturel de faire de Rutebeuf, grand trouvère et poète médiéval du XIIIe siècle, le premier invité de ces lectures audio. Nous n’avons, en effet, jamais caché notre admiration pour lui et nous espérons parvenir à lui rendre modestement tribut ou, à tout le moins, le faire un peu revivre ici. Nous prenons donc pour point de départ son entêtante complainte sur sa pauvreté qu’il adressait, alors, au bon roi Louis. (ci-dessus peinture: « Saint Louis, roi de France, et un page ». de Domenico THEOTOCOPOULOS, dit EL GRECO, fin du XVIe siècle, Musée du Louvre)

Pour permettre un double éclairage sur ce texte, nous l’avons gravé dans les deux langues et dans deux fichiers séparés. Vous pourrez éclairer de ce qui vous échappe entre le français moderne et le verbe original du poète. Pour la version textuelle des paroles dans les deux langues, je vous renvoie à notre précédent article  sur la complainte de Rutebeuf.

Vieux français, langue d’oil &  langues médiévales :
à propos de prononciation

I_lettrine_moyen_age_passion copial y a peu de traces concrètes de la prononciation du vieux français et des langues médiévales; le fait est qu’en dehors des quelques textes concernant ces aspects qui ont pu traverser le temps, peu de fichiers sons nous sont parvenus et youtube n’existait alors pas. Du côté des linguistes et des historiens, on s’entend donc sur quelques vérités et surtout sur une relative ignorance. Dit-on Roi ou Roé? Dit-on Saint Pou ou Saint Pau? Que faire encore des consonnes finales? Doit-on les rendre muettes comme nous le faisons, depuis, en français moderne? Et, encore, quid des dyphtongues ? Pire que tout, on sait qu’on s’autorise alors, dans la grande liberté de la licence poétique, à prononcer  une chose ou l’autre au gré des vers et de leurs rimes. Pourtant, dans cet espace d’hypothèses et desaint_louis_croisades_moyen-age_passion_histoire_medievale questions, nous voulions, tout de même essayer d’aller chercher ce que pouvait être la poésie médiévale dans le texte. (à droite, miniature du départ en croisade du roi Saint Louis)

Ais-je la prétention de la vérité dans mon interprétation? Non. bien évidemment, loin s’en faut! Je ne suis pas un spécialiste de ces questions linguistiques. Ces lectures audio sont le résultat d’une mélange entre, d’un côté, ce que j’ai pu lire sur la prononciation du vieux français, et de l’autre côté, mon bagage en langues latines. J’ai, dans ma besace, une bonne connaissance du français, de l’italien et de l’espagnol que je parle couramment,  à laquelle viennent s’ajouter quelques faibles restes de mes heures de latin même si, je le confesse, j’ai traversé celles-ci à la vitesse de jacques Brel et de son « rose, rose, rosam ». J’ai aussi des notions de catalan, ou tout au moins, de sa musicalité. Concernant cette dernière langue,  j’ai toujours été frappé de voir combien son écrit pouvait être proche du latin et de certains mots que l’on retrouve dans le vieux français. Pour certaines tournures que j’utilise ici, nul doute que le catalan me les aura inspirées. Bref, la lecture audio du texte original en vieux français est un peu le fruit de tout cela. Encore une fois, il n’y a là aucune prétention de la perfection mais simplement l’exercice de s’y essayer, en espérant ne pas tomber trop loin. Si vous êtes expert de moyenage_passion_contactez_nousces questions, n’hésitez pas à me contacter pour d’éventuels remarques, je les accueillerais à bras ouverts. Pour le reste et comme toujours, les commentaires ou les mails sont toujours les bienvenus.

Voilà je crois que tout est dit, j’espère que vous apprécierez.

En vous souhaitant une belle journée.

Amicalement.
Frédéric EFFE
pour moyenagepassion.com

« L’ardente passion, que nul frein ne retient, poursuit ce qu’elle veut et non ce qui convient. » Publiliue Syrus  Ier s. av. J.-C

La pauvreté Rutebeuf ou les misères d’un grand poète contées au Roi Saint-Louis

rutebeuf_trouvere_poete_auteur_medieval_pauvreteSujet : poésie médiévale, trouvères, troubadours
Auteur : Rutebeuf (1230-1285) poète, trouvère et auteur satirique du moyen-âge (XIIIe siècle).
Titre : « La pauvreté Rutebeuf »
Période : moyen-âge central

J_lettrine_moyen_age_passion‘ai beau faire, j’ai beau dire, je ne peux me lasser de Rutebeuf et de la magie de son Art poétique. Voilà encore, ici, un cri de détresse, une complainte sur la pauvreté et la misère, la sienne, qu’il conte en vers au bon roi Louis IX, Saint Louis ( photo ci-contre : statue de Saint Louis à l’église Saint-Pierre de Mainneville, XIIIe siècle)Aura-t’elle été entendue? Rien n’est moins sûr, car s’il implore son souverain dans ce poème, il le critique vertement en d’autres endroits, toute chosepauvrete_rutebeuf_trouvere_medieval_saint_louis_statue de nature à ne pas plaire à un roi, fut-il magnanime. Quoiqu’il en soit, Louis IX trouvera également la mort pendant ce siège de Tunis. A titre d’exemple de la satire de Rutebeuf à l’égard du roi de France, voici quelques vers de la métamorphose de Renard.

« Renart est mort, Renart est en vie !
Renart est infect, Renart est ignoble ;
et pourtant Renart est roi ! »

Comme nous le disions dans un article précédent, Rutebeuf n’est pas uniquement ce trouvère poète, à nu, miséreux, et en détresse. Même s’il nous a conté souvent ses propres déboires, c’est aussi un auteur engagé, un témoin des enjeux de son siècle et il a écrit, dans les près de quatorze mille vers qu’il nous a laissé, bien d’autres pièces plus satiriques, critiquant la cour du roi, dénonçant encore « l’hypocrisie » des ordres mendiants franciscains qui essaimaient au XIIIe siècle, et finalement, les hommes, les religieux et les politiques de son temps. Nous aurons l’occasion d’en partager quelques autres ici, mais, pour l’instant, place à cette complainte sur la pauvreté dont le titre autant que le contenu aura assurément aussi inspiré la chanson de Léo Ferré sur ce grand trouvère du XIIIe siècle.

La poésie de Rutebeuf et sa traduction

L’exercice de la traduction est toujours difficile et se complique encore d’autant quand il s’agit de poésie. On est finalement toujours pris entre traduction littérale et nécessité de conserver une certaine musicalité à la poésie de Rutebeuf. On trouve ici ou là un mélange de ces deux tendances. La traduction de Rutebeuf ci-dessous et un travail de croisement entre ces deux exigences. Pour certaines parties de ce texte, je me suis inspiré notamment de la traduction qu’en fait l’académicien, philosophe et membre du  collège de France, Michel Zink en la croisant à d’autres sources.

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La version originale de cette complainte de Rutebeuf  (nettement plus ardue)!

Je ne sai par ou je coumance,
Tant ai de matyere abondance
Por parleir de ma povretei.
Por Dieu vos pri, frans rois de France,
Que me doneiz queilque chevance,
Si fereiz trop grant charitei.
J’ai vescu de l’autrui chatei
Que hon m’a creü et prestei:
Or me faut chacuns de creance,
C’om me seit povre et endetei.

Vos raveiz hors dou reigne estei,
Ou toute avoie m’atendance.

Entre chier tens et ma mainie,
Qui n’est malade ne fainie,
Ne m’ont laissié deniers ne gages.
Gent truis d’escondire arainie
Et de doneir mal enseignie:
Dou sien gardeir est chacuns sages.
Mors me ra fait de granz damages;
Et vos, boens rois, en deus voiages
M’aveiz bone gent esloignie,
Et li lontainz pelerinages
De Tunes, qui est leuz sauvages,
Et la male gent renoïe.

Granz rois, c’il avient qu’a vos faille,
A touz ai ge failli sans faille.

Vivres me faut et est failliz;
Nuns ne me tent, nuns ne me baille.
Je touz de froit, de fain baaille,
Dont je suis mors et maubailliz.
Je suis sanz coutes et sanz liz,
N’a si povre juqu’a Sanliz.
Sire, si ne sai quel part aille.
Mes costeiz connoit le pailliz,
Et liz de paille n’est pas liz,
Et en mon lit n’a fors la paille.

Sire, je vos fais a savoir,
Je n’ai de quoi do pain avoir.
A Paris sui entre touz biens,
Et si n’i a nul qui soit miens.
Pou i voi et si i preig pou;

Il m’i souvient plus de saint Pou
Qu’il ne fait de nul autre apotre.
Bien sai Pater, ne sai qu’est notre,
Que li chiers tenz m’a tot ostei,
Qu’il m’a si vuidié mon hostei
Que li credo m’est deveeiz,
Et je n’ai plus que vos veeiz.

La pauvreté Rutebeuf

Au roi Louis

Je ne sais par où je commence,
Tant j’ai de matière abondance
Pour parler de ma pauvreté.
Par Dieu vous prie, franc roi de France,
Que me donniez quelques subsides,
Ainsi ferez grand’charité.
J’ai vécu d’argent emprunté
Que l’on m’a en crédit prêté;
Or ne trouve plus de créance,
On me sait pauvre et endetté
Mais vous, hors du royaume, étiez,
Où toute aviezc mon espérance

Entre vie chère et ma famille*
Point malade et toujours vie,
ne m’ont laissé deniers ni gages;
les gens sont prompts à esquiver
et sont mal instruits à donner ;
Du sien garder est chacun sage.
La Mort m’a fait de grands dommages,
et vous, bon roi, en deux voyages
gens de bien m’avez éloigné
avec le lointain pèlerinage
de Tunis, qui est lieu sauvage
et les méchants gens reniés***.

* Cette strophe est souvent omise et de fait non traduite dans de nombreuses versions du web
** les gens  habiles et habitués à refuser
*** reniés de Dieu car non chrétiens. infidèles.

Grand roi, s’il advient qu’à vous faille,
(A tous ai-je failli sans faille)
Vivre me faut et suis failli.
Nul ne me tend, nul ne me baille,
Je tousse de froid, de faim bâille,
Dont je suis mort et assailli.
Je suis sans couverture et sans lit,
N’a si pauvre jusqu’à Senlis;
Sire, ne sais quelle part j’aille.
Mon côté connaît le paillis,
Et lit de paille n’est pas lit,
Et en mon lit n’y a que paille.

Sire, je vous fais à savoir :
Je n’ai de quoi du pain avoir.
A Paris je vois tous ces biens,
Mais il n’y a rien qui y soit mien.
J’y vois peu et j’en reçois peu ;

Il me souvient plus de saint Paul
Qu’il ne le fait de nul apôtre,
Bien sais Pater, ne sais qu’est nôtre,
Car la vie chère m’a tout ôté,
Elle m’a tant vidé mon logis
Que le Credo m’est refusé,
Et n’ai plus que ce que voyez.


Une belle journée à tous!
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com

« Pauvre Ruteboeuf », la complainte du trouvère et poéte médiéval Ruteboeuf, par Léo Ferré

rutebeuf_troubadour_medieval_musique_moyen_age_passion

Sujet: troubadours & trouvères du  moyen-âge, musique,  chanson, poésie médiévale, infortune.
Titre : la complainte de Rutebeuf, Pauvre Rutebeuf.
Période : XIIIe siècle, moyen-âge central.
Auteur : Rutebeuf, Leo ferré

L’hommage de Léo Férré au Trouvère Rutebeuf

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoilà encore un article qui pourrait avoir sa place à la fois dans la catégorie musique médiévale et dans la catégories écritures, poésies, auteurs, etc… A proprement parler,  il s’agit ici plus d’une mise en musique moderne, inspirée de textes médiévaux anciens, que de musique véritablement médiévale, mais, comme nous l’avons déjà souligné, le monde médiéval nous intéresse aussi dans sa « modernité » ou dans sa contemporanéité. Par ailleurs, ce très beau titre nous fournit l’occasion  de parler un peu de Rutebeuf, ce grand  poète médiéval du XIIIe siècle.

pauvre_rutebeuf_troubadour_moyen_age_leo_ferreLe « Pauvre Rutebeuf » chanté par Léo Ferré, poète, anarchiste, écorché, emporté  lui aussi, est un hommage rendu à ce trouvère satirique du XIIIe siècle qui aura a permis au grand public de le découvrir. Cette chanson a été reprise maintes et maintes fois et, si d’aventure, vous entrez son titre dans youtube, vous allez en découvrir une avalanche de versions, reprises et autres, toutes issues de l’originale de Léo Ferré. Me concernant, je retiens en plus de la version ci-dessous du poète anarchiste des temps moderne, celle de Philippe Léotard pour la parenté de coeur entre les deux hommes, et aussi celle de  Joan Baez pour la curiosité.

Qui était Rutebeuf?

Poète, écrivain et trouvère  de la fin du moyen-âge central, Rutebeuf a vécu sa vie, comme la plupart des artistes de cette époque, misérable. C’est aussi un écrivain de la rupture et ses oeuvres s’orientent plus sur la description de sa propre condition sociale ou des misères et de la pauvreté de son temps, que sur l’amour courtois chanté alors par les trouvères et troubadours. Nul doute que Rutebeuf se situe dans la prise de risque. et l’on dit aussi de lui qu’il est l’ancêtre moyen_age_trouvere_rutebeuf_troubadour_medievalspirituel de François Villon

De fait, Rutebeuf puise dans la satire et dans un regard sans concession sur son temps, comme le fera François Villon lui-même, près de deux siècles plus tard. Son répertoire contient aussi de nombreux jeux de mots et traits d’humour dans le texte même s’il est difficile aujourd’hui d’en percevoir toutes les nuances.

Une biographie qui demeure mystérieuse

On ne sait pas grand chose de précis sur  la naissance de Rutebeuf. Il serait né en Champagne mais l’ensemble de sa carrière d’auteur semble s’être faite à Paris. On ne le connait que sous ce surnom comique de « Rutebeuf » qui fait allusion à sa nature rustre ou rude, et qui semble déjà servir d’excuses à d’éventuelles libertés ou audaces qu’il s’autoriserait dans ses textes, comme pour se les faire pardonner par avance.  Par contraste aussi, cette rudesse sur laquelle il insiste, appelle l’attention d’un auditoire sur des troubadour_trouvere_moyen-age_auteur_medieval_rutebeufpropos qui sont finalement bien plus fins et « ambitieux » qu’ils ne veulent s’avouer.

Peut-être faut-il encore voir dans ce surnom la distanciation que l’homme veut mettre avec « l’auteur »,  pour se réserver plus de champ ?   Dans les pirouettes de ce trouvère qui ne se prive pas de rire de tout et à tout propos, ce « Rustre Boeuf » est, sans doute aussi, une tentative d’esquiver les possibles conséquences de ses dires satiriques à l’encontre des gens de pouvoir (religieux, universitaires, haute noblesse) ?

Liberté de jeu et de ton

« Rutebeuf oeuvre rudement, souvent, dans sa rudesse, il ment. » Citation de Rutebeuf.

rutebeuf_satyre_moyen_age_auteur_trouvere_medievalDe fait, l’oeuvre de Rutebeuf se signe par une grande liberté de ton : « n’attendez pas de moi de la justesse, de la finesse« , nous disait-il, réfugié derrière ce pseudonyme et son personnage, un peu lourd. Pourtant, ses textes ont traversé les siècles et l’on découvre, au prisme de son regard acerbe,  tout  un monde médiéval.

Sainte Marie l'Egyptienne (bibilothèque nationale de france)
Sainte Marie l’Egyptienne (bibliothèque nat de france)

Pour le reste, était-il le plus grand de son temps ? Sauf à se fier aux manuscrits anciens pour établir la popularité des auteurs médiévaux (voir conférence de Richard Trachsler sur la codicologie), la  subjectivité règne  toujours en maître dans cette matière. Reste que Ruteboeuf a laissé derrière lui une oeuvre abondante et prés de quatorze mille pieds de vers à redécouvrir. On pourra y trouver des poésies, des pièces de théâtres, des fabliaux, des poèmes satiriques, de miracles et encore des hagiographies* (*écriture et textes sur la vie et l’œuvre de saints, Sainte Marie l’égyptienne, Sainte Elysabel de Hongrie).

« Pauvre Rutebeuf », la complainte de Rutebeuf 

Ce texte de Léo Ferré est donc une chanson librement inspirée  de la poésie de Rutebeuf. Remaniée et traduite en français moderne, elle empreinte à divers textes de l’auteur médiéval.  Sur le fond et pour la référence au titre notamment, je vous conseille de voir ces deux articles complémentaires sur ce trouvère et poète médiéval : « la pauvreté Rutebeuf » et « Lecture audio de Rutebeuf en français moderne et en vieux français« 

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta.

Avec le temps qu’arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n’aille à terre
Avec pauvreté qui m’atterre
Qui de partout me fait la guerre
Oh vent d’hiver
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à honte
En quelle manière.

Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte.
Le mal ne sait pas seul venir,
Tout ce qui m’était à venir
M’est avenu.

Pauvre sens et pauvre mémoire
M’a Dieu donné le Roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit au cul (1) quand bise vente
Le vent me vient
Le vent m’évente
L’amour est morte
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Les emporta…

Voilà quelques mots sur un artiste médiéval et sa poésie, mise en musique et en texte de manière moderne par un troubadour de notre temps, une belle complainte qui nous vient du moyen-âge et qui se trouve être finalement intemporelle.

Une très belle journée à vous!

Fred
moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.


Notes

(1)  Pour répondre aux commentaires sur cette question.  Ce « Droit au cul » provient du texte original de Rutebeuf modifié  par Léo Ferré  (l’original médiéval est « Et froit au cul quant byze vente »). Il  appartient donc bel et bien à la version du poète anarchiste du XXe et vient de sa plume. 800 ans après Rutebeuf, le texte de Léo a, dit-on,  choqué quelques oreilles ce qui  lui a même valu, dans un premier temps, une censure de la chanson et, en tout cas, de rares diffusions.

Joan Baez, dans sa reprise, n’a pas reculé et a gardé l’esprit et la lettre original de Léo mais quelques interprètes français ont cru bon de le remplacer, de leur propre chef par « Droit au Coeur ». Cela a même valu à l’une d’elle d’essuyer les foudres de Léo, qui aurait appelé la maison de disque pour faire interdire cette version édulcorée qui, en plus de trahir sa lettre, trahissait celle de Rutebeuf. L’anecdote raconte que Léo Ferré aurait même envoyé un télégramme à la chanteuse en question en lui disant :   « Madame, de mon temps, on ne confondait pas encore le cul avec le coeur ! Bien à vous de derrière le monde… Rutebeuf. 

Pour ceux qui auraient encore quelques doutes, je les invite à réécouter la version originale de Léo ici :