Sujet : citations médiévales, sagesse persane, conte moral, liberté, indépendance, soumission. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Mocharrafoddin Saadi (1210-1291) Ouvrage : Le Boustan (Bustan) ou Verger, traduction de Charles Barbier de Meynard (1880)
Bonjour à tous,
ans notre vaste exploration de ce que l’on nomme en Occident, la période médiévale, nous menons de front plusieurs études de textes. La plupart des productions vient de France ou même d’Europe médiévale avec une prédilection pour le Moyen Âge central et tardif. D’autres puisent leurs origines hors du monde occidental chrétien pour nous apporter la saveur du contraste ou quelquefois celle de la parenté.
Dans ce corpus hors frontières, nous avons inclus les œuvres du conteur persan Saadi. Au même siècle, en pays d’Oc, les dernières générations de troubadours prendront le relai de leurs prédécesseurs pour chanter l’amour. L’ombre de Simon de Montfort et des croisades intérieures contre les cathares viendront bientôt mettre à mal l’indépendance de la Provence médiévale et ses véritables petits royaumes. Culturellement, ce treizième est aussi le temps de Thibaut de Champagne, celui où les trouvères commencent à se répandre dans le nord de la France. C’est le siècle de Adam de la Halle, celui encore qui verra musarder Rutebeuf en Place de Grève et y déployer son talent.
Convergences et coïncidences de valeurs
Durant ce long et riche treizième, presque à l’autre bout du monde, dans la Perse d’antan et les provinces de l’Iran actuel, le conteur Saadi harangue ses contemporains : les émirs et les sultans, les puissants, les faux religieux, les savants pompeux, les mauvais conseillers ou les ignorants. A tous, il délivre des conseils et des perles de sagesse. Toute comparaison simpliste mise à part, entre son monde et le notre, des convergences existent. Ce sont elles qui font qu’à 800 ans du poète, nombre de ses contes nous parlent encore.
Quelquefois, c’est un certain socle religieux et mystique qui les rapproche : bonnes œuvres, charité, mansuétude, défiance envers les illusions du monde matériel, humilité face au destin, face à ses propres privilèges, et finalement, devant la transcendance. D’autres fois, elles peuvent se nicher dans une sagesse et un bon sens qui débordent largement les frontières géographiques. On peut alors retrouver ces coïncidences de valeurs morales dans la volonté de border le devoir politique et l’exercice de la gouvernance, mais aussi, plus largement, dans la préoccupation de penser l’humain et ses travers, avec ses tentations-répulsions qui nous sont familières : cupidité, envie, fausseté, malhonnêteté, perfidie, sècheresse de cœur, abus, mépris du plus faible, etc… Autant de choses qu’on retrouve dans la réalité de notre condition humaine et, du même coup, dans les mythes, les contes et les fables.
La robe de soie
Un pieux personnage reçut en cadeau de l’Emir du Khoten une robe de soie. Il s’épanouit comme un rosier, revêtit le riche vêtement et baisa les mains du prince; puis il ajouta : » Si magnifique que soit le présent dont l’Emir m’honore, ma robe de bure a plus de prix à mes yeux. »
Si tu as le souci de ton indépendance, couche par terre plutôt que de te prosterner humblement pour obtenir un tapis précieux.
Chapitre VII – Le Boustan – Mocharrafoddin Saadi
Simplicité et indépendance, contre dette et soumission
Cette petite histoire très courte de Saadi est tirée de son Chapitre VII du Boustan, intitulé « Modération dans les désirs et renoncement. » Le voyageur, diplomate et poète nous y donne une leçon de liberté et d’indépendance que n’aurait pas désavouer certains de nos sages médiévaux. On pense à ceux qui nous enseignaient à nous garder de la convoitise ou de l’appât de la richesse et du confort. Conformément à l’adage « Il n’y a pas de repas gratuit« . Dans bien des cas, tout cela s’échange à prix d’or et voilà le convoiteux pendu à sa propre corde (voir par exemple, cet extrait du Roman de la Rose).
Les historiens ne m’en tiennent pas rigueur mais dans le monde des contes, les distances s’estompent et tout devient possible. Autour de la même période, le moine Eihei Dōgen (1200-1253) revenu de Chine pour importer, dans son Japon d’origine, la graine du Zen, n’aurait, sans doute pas, lui non plus, désavoué cette parabole de Saadi : pour le moine bouddhiste, mieux vaut une Kesa et une robe faite de vieux tissus rapiécés comme celle du Bouddha plutôt qu’une étoffe cousue de fils d’or reçue en cadeau et qui enchaîne celui qui l’accepte.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : la photo de l’image d’entête est celle d’un manuscrit enluminé du Boustan de Saadi datant des débuts du XVIe siècle. Cette pièce se trouve actuellement conservée au Musée d’Art métropolitain de New-York, USA. Crédits photo : Marie-Lan Nguyen
Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, Sainte-Marie. jugement dernier, prière, chant polyphonique Epoque : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : Cantiga 421, souviens-toi Mère de Dieu, Nenbre-sse-te, Madrede Deus Interprètes : Micrologus, Patricia Bovi Album : Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria (1999)
Bonjour à tous,
ans l’Espagne du XIIIe siècle, féru de lettres, de sciences et de culture, le roi Alphonse X de Castille, dit Alphonse le savant ou le sage, s’entoure d’érudits de tous bords et de disciplines variées. Lui même s’adonne à l’écriture et la poésie et on lui prête d’avoir composé de nombreux récits de miracles qui circulaient alors, en Espagne et au delà, à propos du personnage biblique de la sainte vierge.
Connus sous le nom de Cantigas de Santa Maria, ces chants restent un fleuron de la littérature médiévale de la péninsule ibérique. Ils constituent également un précieux témoignage du culte marial qui courut, en Europe, à partir du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central jusqu’à de nombreux siècles plus tard.
Depuis quelque temps, nous avons entrepris de partir à la découverte de ce corpus de plus de 420 chansons, en le commentant, le traduisant, mais en nous accompagnant, aussi, des plus belles formations de la scène musicale médiévale pour vous le faire découvrir (voir les autres cantigas de Santa Maria déjà étudiées). Aujourd’hui, pour cette cantiga 421, nous vous présenterons une belle version à deux voix de l’ensemble Micrologus.
Une prière d’intercession et un appel à la miséricorde
Nous vous avons présenté, jusque là, de nombreux récits de miracles autour de pèlerinages ou de lieux de culte dédiés à la Sainte, ainsi que quelques chants de louanges. La cantiga de Santa Maria 421 sort un peu de ce cadre, puisque c’est un chant assez court qui se présente plus comme une prière d’intercession.
A travers ce chant marial, le croyant demande à la vierge d’intervenir auprès de Dieu en sa faveur et même de le prier pour qu’il lui accorde sa miséricorde et sa protection, en particulier au moment du jugement dernier.
La cantiga 421 à deux voix par l’ensemble Micrologus
Micrologus et les cantigas Santa Maria
En 1999, la formation italienne Micrologus menée par Patrizia Bovi partait à la conquête des cantigas d’Alphonse le Sage, dans un album intitulé Madre De Deus, Cantigas de Santa Maria. Nous avons déjà eu l’occasion de vous toucher un mot de cette production (voir article). Elle fut, du reste, saluer par plusieurs magasines de la scène des musiques anciennes et médiévales. On peut y retrouver 15 pièces pour 16 cantigas évoquées et, entre versions vocales ou instrumentales, sa durée dépasse légèrement une heure d’écoute.
Cet album est toujours disponible à la vente, en commande chez votre disquaire, sous forme de CD ou même en format MP3, à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations : Madre de Deus, Cantigas de Santa Maria.
Ajoutons que plus de 20 ans après la sortie de cette production, l’ensemble Micrologus continue toujours de proposer un programme et des concerts autour de ses cantigas de l’Espagne mariale et médiévale.
Musiciens & artistes ayant participé à cet album
Patrizia Bovi (voix et harpe), Adolfo Broegg (oud, guitare), Goffredo Degli Esposti (flutes, percussion, cornemuses), Gabriele Russo (violon, rebec), Alessandro Quarta (voix), Ulrich Pfeifer (vièle à roue, voix), Luigi Germini et Mauro Morini (cuivres), Gabriele Miracle (percussion, darbouka,), Francesco Speziali (riqq, percussions). Chœurs : Alberto Berettini, Francesca Breschi, Barbara Bucci, Flaviana Rossi, Claudia Mortali, Laura Scipioni.
La cantiga de Santa Maria 421 et sa version originale galaïco-portugaise
Esta undécima, en outro día de Santa María, é de como lle venna emente de nós ao día do jüízio e rógue a séu Fillo que nos haja mercee.
Nenbre-se-te, Madre de Deus, Maria, que a el, téu Padre, rogues todavia, pois estás en sa compania e es aquela que nos guia, que, pois nos ele fazer quis, sempre noit’ e dia nos guarde, per que sejamos fis que sa felonia non nos mostrar queira, mais dé-nos enteira a ssa grãada merçee, pois nossa fraqueza vee e nossa folia, con ousadia que nos desvia da bõa via que levaria nos u devia, u nos daria sempr’ alegria que non falrria nen menguaria, mas creçeria e poiaria e compriria e ‘nçimaria a nos.
La Cantiga 421 traduite en français actuel
En un nouveau jour destiné à Sainte Marie, cette XIe cantiga est pour qu’elle se souvienne de nous, au jour du jugement dernier et qu’elle prie son fils d’avoir pitié de nous.
Souviens-toi, Marie, Mère de Dieu, De prier ton Père, chaque jour, Puisque tu es en sa compagnie Et que tu es celle qui nous guide, Afin que, puisqu’il nous a élevé (créé), Il nous tienne en sa garde, nuit et jour, Et pour que nous soyons assurés Qu’il ne nous veuille point montrer sa colère (sa sévérité), Mais plutôt qu’il nous accorde Sa grande miséricorde. Car il voit notre faiblesse Et notre folie, Qui, avec audace, Nous détourne Du bon chemin ; Celui qui nous conduirait Sans détour Et nous apporterait Toujours la joie (la joie éternelle) Qui ne se tarirait jamais Ni ne nous ferait défaut, Mais qui croîtrait Et grandirait Et nous remplirait Et nous comblerait De sa présence.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
NB : pour l’image en tête d’article, nous nous sommes un peu avancés dans le temps. Elle ne date pas, en effet, du Moyen Âge central, mais de la renaissance italienne et c’est une des superbes madones peintes par l’immense peintre Sandro Botticelli (1445-1510)
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210) Titre : Anc no mori per amor ni per al Interprètes : Constantinople, Anne Azéma Album : Li tans nouveaus (2003)
Bonjour à tous,
Aujourd’hui, nous partons au XIIe siècle, à la rencontre du troubadour languedocien Peire Vidal et d’une de ses chansons. Comme on le verra, cette pièce s’épanche du côté des désillusions courtoises et le poète occitan nous gratifiera de ses déconvenues face à l’intransigeance de sa dame. A la fin de sa poésie, il passera à tout à fait autre chose avec une référence à la croisade qui prendra même clairement la forme d’un appel.
Le chansonnier Occitan G
Du point de vue des sources, on trouve cette chanson médiévale de Peire Vidal dans un nombre important de manuscrits et chansonniers anciens. Pour en choisir un dont nous n’avons pas encore parlé, nous citerons le Chansonnier occitan G. Cet ouvrage, annoté musicalement et daté des débuts du XIVe siècle, contient pas moins de 202 pièces occitanes médiévales. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan, sous l’appellation de Canzoniere provenzale R 71 sup. Voici les pages de ce manuscrit correspondant à la chanson de Peire Vidal que nous vous présentons aujourd’hui.
Pour la retranscription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons, en majeure partie, sur l’ouvrage Les Poésies de Peire Vidal de Joseph Anglade (chez Honoré Champion, en 1913). Notez que le chansonnier occitan G a également été retranscrit dans son entier par le romaniste italien Giulio Bertoni en 1912, chez Dresden et sous le titre : Il canzoniere provenzale della Biblioteca Ambrosiana R. 71. sup.
Pour nous accompagner dans la découverte de cette pièce de Peire Vidal, nous partirons à la rencontre de l’Ensemble Constantinople qui s’était adjoint, pour l’occasion, la voix de Anne Azéma.
L’Ensemble Constantinople
Formé à l’aube des l’années 2000 par deux frères iraniens résidents au Québec depuis leur adolescence, l’ensemble Constantinople explore un terrain musical et sonore tout à fait original. Depuis leur premiers pas, Kiya et Ziya Tabassian se sont entourés de nombreuses collaborations pour produire un répertoire coloré et même quelquefois « fusion » qui puise son inspiration, à la fois, sur les rives anciennes des civilisations orientales et méditerranéennes, mais aussi dans leurs racines plus traditionnelles : musiques de Grèce, d’Andalousie, mémoires juives et séfarades ou chrétiennes de l’Espagne ancienne, mélodies persanes, tribut aux frasques renaissantes ou au monde de l’Europe médiévale, leur discographie s’est étoffée d’une quinzaine d’albums entre poésie, explorations, échanges et dialogues culturels.
Avec des concerts donnés dans plus de 25 pays, l’Ensemble Constantinople à gardé le goût du voyage et du lointain Québec qui l’a déjà reconnu et primé, ses musiques sont revenues, par les courants océaniques et la magie de la circulation culturelle, jusqu’aux rives de l’Europe. En cherchant un peu sur youtube, vous constaterez que la formation partage généreusement certaines de ses productions, à travers sa propre chaîne. Entre autres morceaux de choix et hors des temps médiévaux qui nous les ramènent ici, vous les trouverez en compagnie de Ablaye Cissoko, de sa Kora et de sa voix envoûtante pour des pièces à la signature unique. Vous pouvez également suivre la formation sur son site web officiel. De notre côté, nous reviendrons à notre période d’élection, le Moyen Âge, et à l’album dont est issue la chanson occitane du jour.
L’album : Li Tans Nouveaus
Sorti en 2003, l’album Li Tans Nouveaux voyait les deux frères musiciens s’associer à d’autres grands noms de la scène médiévale dont la célèbre soprano Anne Azéma.
Avec 12 pièces pour un temps d’écoute légèrement supérieur à 65 minutes, cette sélection partait à la conquête de la poésie courtoise des XIIe et XIIIe siècles et du goût de cette dernière pour le « renouvel » et le printemps. Temps nouveaux, temps de l’amour, on y retrouvera des trouvères comme des troubadours : le Chastelain de Coucy, Guiot de Dijon, Gonthier de Soignies, mais encore quelques pièces dansées de l’Italie ou de l’Angleterre médiévales du temps des Estampies et des Trotto(s). Pour clore le tableau, ajoutons encore deux interludes instrumentaux de Guy Ross et deux belles chansons de Peire Vidal (dont celle du jour) servies toutes deux par la voix de Anne Azéma. On trouve encore des exemplaires de cet album (édité chez Atma classique) à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations : Li Tans Nouveaus de l’Ensemble Constantinople
Musiciens présents sur cet album : Kiya Tabassian (cithare), Anne Azéma (voix), Guy Ross (luth, oud, harpe), Isabelle Marchand (violon), Matthew Jennejohn (flûtes à bec ), Ziya Tabassian (tombak, dayereh, percussion).
Anc no mori per amor de Peire Vidal de l’occitan médiéval au français moderne
NB : pour la traduction et à l’habitude, elle s’inspire, en partie, de celle de Joseph Anglade, mais aussi de recherches plus personnelles en Occitan médiéval ou d’autres traductions comparées. Elle n’a pas la prétention de la perfection. Pour ne pas trop fermer le sens, nous vous proposons même, entre parenthèses, certaines alternatives. A l’occasion nous notons également certaines tournures proposés par Joseph Anglade (JA) que nous n’avons pas nécessairement retenues.
I Anc no mori per amor ni per al, Mas ma vida pot be valer morir, Quan vei la ren qu’eu plus am e dezîr E re no–m fai mas quan dolor e mal. No’m val be mortz, et ancar m’es plus greu, Qu’en breu serem ja velh et ilh et eu : E s’aissi pert lo meu e–l seu joven, Mal m’es del meu, e del seu per un cen.
Je ne suis mort ni d’amour ni d’autre chose, mais ma vie peut bien valoir de mourir quand je vois l’être que j’aime et désire le plus Ne me causer plus que douleur et mal (dommage). La mort ne me sert en rien, et ce qui m’est plus pénible encore, c’est que bientôt ma dame et moi nous serons vieux. Et si ainsi, elle perd ma jeunesse et la sienne, Cela me sera désagréable, pour moi, et pour elle cent fois plus.
II Bona domna, vostr’ ome natural Podetz, si-us platz, leugierament aucir : Mas a la gen vo–n faretz escarnir E pois auretz en peccat criminal. Vostr’ om sui be, que ges no -m tenh per meu, Mas be laiss’ om a mal senhor son feu ; E pois val pauc rics hom, quan pert sa gen, Qu’a Daire–l rei de Persa fo parven.
Noble dame, votre vassal sincère (JA. « homme lige ») Pouvez, à votre gré, aisément tuer, Mais par les gens, vous en serez blâmée (raillée) Et puis vous commettrez aussi un péché mortel. Je suis bien votre homme, puisque je ne m’appartiens en rien ; Mais on laisse volontiers à mauvais seigneur son fief ; Et il vaut bien peu l’homme puissant qui perd ses gens (JA. « vassaux ») Comme il le fut démontrer à Darius, le roi de Perse.
III Estiers mon grat am tot sol per cabal Leis que no–m denha vezer ni auzir. Que farai doncs, pos no m’en posc partir, Ni chauzimens ni merces no m’en val ? Tenrai m’a l’us de l’enoios romeu, Que quier e quier, car de la freida neu Nais lo cristals, don hom trai foc arden : E per esfortz venson li bon sufren.
Contre mon gré, j’aime seul et sans réserve (de tout mon cœur) Celle qui ne daigne ni me voir ni m’entendre ; Que ferai-je donc, puisque je ne m’en puis séparer Et que ni l’indulgence ni la pitié ne me sont d’aucune utilité ? Je me conformerai aux usages du pèlerin ennuyeux (importun), Qui mendie d’un côté et d’autre ; car de la froide neige Naît le cristal, dont on tire le feu ardent ; Et, par leurs efforts, les bons amants qui patientent triomphent. (JA. « les bons [amants] qui patientent arrivent à triompher ».)
IV Anc mais no vi plag tan descomunal, Que quant eu cre nulha ren far ni dir, Qu’a leis deja plazer ni abelir, Ja pois no pens de nulh autre jornal. E tot quan fatz par a leis vil e leu, Qu’anc per merce ni per amor de Deu No pose trobar ab leis nulh chauzimen ; Tort a de mi e peccat ses conten.
Jamais je ne vis de différent si étrange : Puisque quand je pense ne rien faire, ni rien dire D’autre qui ne lui plaise ou ne lui convienne, Et que je ne pense à nulle autre chose (travail) Tout ce que je fais lui semble vil et cavalier (léger, de peu de cas) Et jamais, par pitié ou pour l’amour de Dieu, Je ne puis trouver auprès d’elle aucune indulgence; Sans conteste, elle se comporte envers moi injustement (JA sans conteste elle a tort et se rend coupable envers moi),
V Aissi m’en sui gitatz a no m’en cal, Com lo volpilhs que s’oblid’ a lugir, Que no s’auza tornar ni–s pot gandir, Quan l’encausson sei enemic mortal. No–i sai conort, mas aquel del juzeu, Que si–m fai mal, fai lo ad eis lo seu ; Aissi com cel qu’a orbas se defen, Ai tot perdut, la fors’ e l’ardimen.
Aussi me suis-je jeté dans l’insouciance, Comme le renard qui s’oublie dans sa fuite, Et qui n’ose se retourner, ni ne peut trouver refuge quand ses ennemis mortels le poursuivent. Et je n’ai d’autre consolation que celle du juif Qui, s’il me fait du mal, en fait autant à lui-même ; Et comme celui qui se défend sans rien voir, J’ai tout perdu, la force et la hardiesse.
VI Doncs que farai ? sufrirai per aital, Co-l près destreitz, cui aven a sufrir Que li fai mal, mas ben saupra grazir Qui -m fezes ben en loc d’amic leial. Quar s’eu volgues, domna, per autrui feu Honrat plazer agra conquist en breu. Mas res ses vos no-m pot esser plazen Ni de ren al gaug entier non aten.
Donc que ferais-je ? Je souffrirai de la même façon Que le prisonnier contraint, qui avait à souffrir, Et à qui on faisait mal, mais qui saurait bien être reconnaissant Envers celui qui me (lui ?) ferait du bien comme un loyal ami. Car si je voulais, dame, prendre le fief d’un autre, J’en aurais bientôt conquis le plaisir avec honneur. Mais rien sans vous ne peut m’être plaisant et je n’attends que de vous une joie parfaite.
VII Lai vir mon chant, al rei celestial, Cui devem tug onrar et obezir, Et es be dreitz que l’anem lai servir On conquerrem la vid’ esperital : Que -l Sarrazi desleial, canineu, L’an tout son regn’ e destruita sa pleu, Que sazit an la crotz e -l monumen : Don devem tug aver gran espaven.
J’adresse mon chant au roi céleste, Que nous devons tous honorer et exaucer pleinement; Et il est fort juste que nous allions le servir là-bas Où nous conquerrons la vie spirituelle ; Car les Sarrasins déloyaux de Canaan Lui ont ôté son royaume et détruit son empire ; Et qu’ils se sont saisis de la croix et du sépulcre, Ce dont nous devons tous frémir (concevoir grande épouvante).
VIII Coins de Peiteus, de vos mi clam a Deu E Deus a me per aquel eis coven, Qu’amdos avetz trazits mout malamen El de sa crotz et eu de mon argen. Per qu’en devetz aver gran marrimen.
IX Coms de Peiteus, bels senher, vos et eu Avem lo pretz de tota l’autra gen, Vos de ben far et eu de dir lo çen.
Comte de Poitiers, je me plains de vous à Dieu Et Dieu se plaint de même à moi, Puisque vous nous avez trahi tous deux si durement Lui pour sa croix et moi pour mon argent. Ce pour quoi vous devriez avoir grand tristesse.
Comte de Poitiers, beau Seigneur, vous et moi Nous sommes loués par le reste du monde, Vous pour bien faire et moi pour bien conter.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : musique, chanson et poésie médiévale, troubadours, biographie, vida, razo, manuscrit médiéval, chansons, occitan, langue d’oc, trobar leu Période : Moyen Âge central, XIIe & XIIIe s Auteur : Giraut de Borneil, Guiraut de Bornelh Guiraut de Borneill, (?1138-?1215)
Bonjour à tous,
oilà longtemps que nous ne sommes partis en direction du pays d’Oc médiéval, à la découverte de nouveaux troubadours, mais il est temps de rattraper cela. Aujourd’hui, nos pas vont nous entraîner à l’ère « classique » des premiers troubadour occitans. Nous sommes donc au Moyen Âge central, entre les deux derniers tiers du XIIe et les premières années du XIIIe siècle et le poète que nous vous présentons se nomme Guiraut de Borneill ou Bornelh. C’est un grand de sa génération et Dante l’a même classé parmi ses troubadour favoris, après Arnaut Daniel, en le qualifiant même (dans son De Vulgari eloquentia), de “poète de la rectitude“.
D’aprés les chronologies usuelles, Guiraut de Bornelh aurait vécu entre 1138 et 1215. Pour le situer, il arrive un peu après Guillaume IX d’Aquitaine. Le très talentueux Marcabru, maître du trobar clus, le précède également dans le temps. Même si les dates suggèrent qu’ils ont pu être contemporains, Guiraut n’a pas encore engagé sa carrière quand Marcabru termine la sienne. Il est donc plus de la génération d’un Bernard de Ventadorn. Chez les trouvères qui commencent déjà à répandre, traduire ou s’inspirer de l’art musical et poétique occitan, des poètes comme Gace Brûlé ou Blondel de Nesle ont officié en même temps que lui.
La biographie de Guiraut de Bornelh suivant les vidas et les razos.
Avec toutes les réserves qu’on doit y mettre, sa vida, ainsi que quelques razos nous content quelques éléments supposés de sa vie. Comme tous les récits de cette famille, ceux de Guiraut de Borneill ne peuvent guère être étayés par des documents et des sources historiques avérées. De fait, rédigés longtemps après la vie de troubadours, vidas et razos sont, bien souvent, basés, en grande partie, sur le contenu des poésies de leurs auteurs.
Enluminure du manuscrit Français 854, chansonnier A (retouchée par nos soins).
« Guiraut de Bornelh si fo de Limozí, de l’encontrada d’Esiduòlh, d’un ric castèl del viscomte de Lemòtges. E fo òm de bas afar, mas savis òm fo de letras e de sen natural. E fo mèlher trobaire que negús d’aquels qu’èron estat denan ni foron après lui ; per que fo apelatz maestre dels trobadors, et es ancar per totz aquels que ben entendon subtils ditz ni ben pausats d’amor ni de sen. Fòrt fo onratz per los valentz òmes e per los entendenz e per las dòmnas qu’entendian los sieus maestrals ditz de las sous chansos. E la soa vida èra aitals que tot l’invern estava en escòla et aprendia letras, e tota la estat anava per cortz e menava ab se dos cantadors que cantavon las soas chansos. Non volc mais mulhèr, e tot çò qu’el gazanhava dava a sos paubres parenz e a la eglesia de la vila on el nasquèt, la quals glesia avia nom, et a encara, Saint Gervàs. «
La Biographie des troubadours en Langue Provençale – Camille Chabaneau – Editeur Edouard Privat, Toulouse (1885) (1)
Lettré, sage et talentueux : le « maître » des troubadours selon son biographe médiéval
Suivant sa vida, Guiraut naquit, donc à Excideuil, en Limousin, dans l’actuel département de la Dordogne, à moins que, comme l’a fait remarquer le romaniste et philologue Jean-Pierre Chambon, il ne s’agisse, plus vraisemblablement d’Exideuil, dans le canton de Chabanais, en Charente (2). On ne connait pas grand chose de l’enfance de ce troubadour mais pour ce qui est de sa condition, son biographe médiéval nous le présente comme un homme de modeste extraction, plein de sagesse, lettré et de “bon sens” (ou doté naturellement d’intelligence et de raison, si l’on préfère).
Enluminure Ms Français 12473 – Chansonnier provençal K – Bnf, dept des manuscrits
A propos des talents du poète, l’auteur de sa vida n’hésite pas à qualifier Giraut de Borneil de « meilleur des troubadours » pas seulement auprès de ses contemporains mais également de ses prédécesseurs. Il nous dit même encore qu’il fut appelé « maître des troubadours ». Quant à sa postérité du temps de sa vida, elle se poursuit dans la même veine puisque « tout ceux qui, de nos jours, comprennent les paroles subtiles et bien agencées à propos d’amour et de bons sens (jugement, raison, intelligence » continuent, de le considérer comme un maître.
Certains linguistes et experts semblent être de l’avis que ce « maître » pourrait designer la profession de Giraut plutôt qu’une supériorité absolue sur ces pairs : maître de rhétorique ou maître dans le sens d’enseignant ? (3) Cela nous parait un peu surprenant, au vue du contexte et du ton général de cette vida, d’autant que dans la continuité de ce grand éloge, on trouve encore la phrase suivante : “Il fut aussi fort honoré ( apprécié, loué) par les hommes nobles de son temps et par les dames qui comprenaient les paroles magistrales de ses chansons.”. Bref, selon l’auteur de cette biographie tardive, nous avons affaire à un troubadour hors du commun.
Cette vida nous dit encore que, l’hiver, Giraut enseignait les lettres et était à l’école et que l’été il se rendait auprès des cours, “emmenant avec lui ses deux chanteurs qui chantaient et jouaient ses compositions”. Cela semble assez étonnant mais explique que, sur un certain nombre de miniatures de manuscrit médiéval, on le voie accompagné de près d’autres personnages. Ainsi, on devine quelqu’un derrière lui sur l’enluminure du MS 854 que nous nous sommes permis de rafraîchir un peu (plus haut dans l’article). Quant à l’enluminure du MS 12473 (ci-dessus également), cette fois, Giraut de Borneil y est bien suivi de deux personnes qui ne peuvent que correspondre à ces « assistants » jongleurs et chanteurs.
Quelques éléments supplémentaires sur sa vie
Il n’est pas rare que les vidas des troubadours nous content des romances entre les poètes occitans et des dames, voire même de grandes dames. Celle de Giraut de Borneil y fait exception. Elle nous dépeint, en effet, un homme qui « jamais ne voulut se marier et qui donnait tout l’argent qu’il gagnait à ses pauvres parents, mais encore à l’église de sa ville de naissance, qu’on nommait et qu’on nomme toujours Saint Gervais.”
Il faut chercher dans les 6 razos qu’on trouve encore sur lui pour débusquer un peu plus d’éléments sur ses histoires de cœur (op cité Chabaneau). Dans certains d’entre eux, il est notamment fait allusion à une dame de Gascogne : Alamanda d’Estanc, « dame très prisée pour son intelligence, sa beauté et sa valeur« . Las, l’histoire s’est, semble-t-il, mal finie et les razos nous disent que le poète en souffrit beaucoup.
Pour finir le tour de ces éléments de biographie, un autre razo nous conte que Guiraut partit avec Richard Coeur de Lion pour la 3ème croisade et au siège d’Acre. Dans ses autres protecteurs, ces mêmes sources et ses poésies mentionnent encore Alfonse VIII de Castille : ce dernier, avec d’autres nobles de sa cour, lui auraient même fait cadeau d’un palefroi ferré ainsi que d’autres riches présents« . On peut aussi y ajouter des personnages tels que Aimar vicomte de Limoges, vraisemblablement Adémar V (1138 1199), le dauphin d’Auvergne, un comte de Toulouse, sans doute Raimon V selon Alfred Jeanroy (4) et Boemond III, Prince d’Antioche. Enfin, dans ces mêmes sources, on trouve encore mentionnés Raimbaut d’Orange et Ramons Bernartz de Rovigna (Raymond Bernat de Rouvenac ?).
Sources manuscrites : Mss 854 et Mss 12473 deux chansonniers du XIIIe siècle
On citera les deux manuscrits déjà mentionnés à propos des enluminures. Tous deux sont conservés à la BnF et consultables en ligne sur le site de Gallica. Le premier, le Ms Français 854 est également connu sous le nom de Chansonnier provençal A. Daté du XIIIe siècle, ce manuscrit médiéval, d’origine italienne, contient vidas et razos de troubadours, ainsi que leurs oeuvres, dont celles de Guiraut de Borneill.
Dans le même registre, le manuscrit médiéval MS Français 12473 est, sans doute, encore plus célèbre. Connu sous le nom de Chansonnier provençal ou Chansonnier K, il est daté de la deuxième partie du XIIIe siècle et présente également un large nombre de troubadours et poètes de langue occitane médiévale avec leurs biographies tardives. Copié en Italie, cet ouvrage, richement illuminé, se tint longtemps à la Bibliothèque du Vatican (cote Vat. 3204), avant de revenir à la BnF où il se trouve actuellement conservé.
Au vu des similitudes entre les deux manuscrits, les conservateurs et archivistes de la BnF ont conclu qu’ils furent probablement réalisés dans le même atelier italien (Marie-Pierre Laffitte archives et manuscrits sur bnf.fr).
Legs poétique et oeuvre de Giraut de Bornelh
Giraut de Bornelh a laissé un legs poétique assez conséquent : plus de 80 pièces dont un très petit nombre seulement sont notées musicalement. Son oeuvre contient, en majeure partie, des compositions profanes : poésies, chansons, sirvantois et pièces satiriques, pastourelle, etc… Sur un plan plus liturgique, on retiendra une composition religieuse et deux chansons d’appel à la croisade.
D’abord versé dans le Trobar clus à la façon d’un Marcabru, Giraut finit par privilégier, dans ses compositions, un style plus clair et accessible : Trobar leu (léger, ouvert). De fait, il le mit en avant et le défendit de telle manière, qu’on en a parfois fait l’inventeur ou, à tout le moins, le défenseur. Dans de prochains articles, nous aurons l’occasion, de présenter son oeuvre et certaines de ses pièces plus en détail.
En vous souhaitant une excellente journée. Fred pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sources & notes
(1) La biographie des troubadours en langue provençale – Camille Chabaneau (1885) (2)Sur le lieu de naissance de Guiraut de Bornelh. Jean-Pierre Chambon Romania, tome 101 n°404, 1980 (3)La literatura en la corte de Alfonso VIII de Castilla – Antonio Sánchez Jiménez (2001) (4) La poésie lyrique des troubadours – Alfred Jeanroy – T2-(1934)