Archives par mot-clé : langue occitane

Un voyage poétique courtois en compagnie de Peire vidal

Enluminure médiévale du troubadour Peire Vidal

Sujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie
Période  : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur  : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre  :   Be.m pac d’ivern e d’estiu
Interprète : Flor Enversa
Evénement : Festival Troberea 2010

Bonjour à tous

ujourd’hui, nos pas nous ramènent du côté de la Provence médiévale en compagnie de Peire Vidal. Nous y découvrirons une nouvelle chanson du grand troubadour du XIIe-XIIIe siècle par le menu : sa traduction en français moderne, ses sources manuscrites, le tout accompagné d’une belle version servie par l’ensemble de musiques médiévales Flor Enversa.

Manuscrit médiéval français 854 et chanson de Peire Vidal
Be.m pac d’ivern e d’estiu dans le manuscrit français 854 de la BnF

Une chanson médiévale en forme de louange courtoise

On retrouvera, dans la chanson du jour, un Peire Vidal, grandiloquent et énergique à son habitude. Cette fois, il mettra toute sa verve au service non pas de ses hauts faits, mais de la nouvelle grande dame qu’il a élue ; Elle est, d’après ce qu’il nous confie, sise à Montesquieu, en Nouvelle-Aquitaine. Tout au long de ses strophes, il lui fera des louanges sans réserve tout en fustigeant ouvertement les adversaires de cette dernière. Au passage, le troubadour toulousain nous gratifiera de quelques purs joyaux de poésie occitane médiévale comme ces deux vers, par exemple, qu’on a presque peine à traduire tant cela fait peu justice à la langue d’origine :

Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Des roses m’apparaissent au milieu de la glace,
Et un temps clair par un ciel obscur.

Pour bien donner la mesure de son immense admiration pour la dame et du lien qui l’unit à elle, le troubadour fait aussi le choix de terminer la plupart de ses strophes par de grandes références bibliques, en invoquant aussi les saints et les anges. Dans son voyage poétique, il fera encore quelques détours vers d’autres destinations : l’un d’eux par Montoliu en Occitanie, un autre par la Castille et l’Espagne qui lui sont chères (dans ses pérégrinations, il a séjourné au cour de Castille et d’Aragon). Enfin, il citera également l’empire de « Manuel ». Il s’agit, sans grande doute, de Manuel Ier Comnène, empereur byzantin du XIIe siècle. Contemporain de Peire Vidal, ce souverain connut un long règne de 37 ans et fut très apprécié du monde chrétien occidental pour son soutien au royaume de Jérusalem.

En dehors de cela et même après traduction, ce texte ne livre pas tous ses secrets. Certaines références contextuelles demeurent obscures, leurs secrets engloutis dans le fleuve du temps mais il fallait bien que la poésies du troubadour voyageur conserve aussi ce charme.

Sources historiques et médiévales

Pour les sources historiques, Be.m pac d’ivern e d’estiu est présente dans une grand nombre d’ouvrages datés du Moyen Âge central à tardif et consacrés aux troubadours occitans. On pourra citer, par exemple, le chansonnier provençal K, référencé ms fr 12473 ou encore le  fr 12474 de le BnF, ou même le canzionere provenzale de la bibliothèque d’Estense. Aujourd’hui, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on peut la trouver dans le Ms Français 854 (voir image un peu plus haut dans cet article). Ce manuscrit médiéval, daté du XIIIe siècle et également connu sous le nom de Chansonnier occitan I, contient, sur un peu plus de 400 feuillets, de nombreuses poésies de troubadours. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et peut-être consulté sur Gallica.

Une interprétation du duo Flor Enversa

Nous retrouvons, aujourd’hui, le duo médiéval occitan Flor Enversa. Nous avions déjà eu l’occasion de vous parler de cette formation à l’occasion de l’étude d’une chanson du troubadour Marcabru (revoir l’article et la bio de Flor Enversa). Ce duo, formé en 2006, prend l’occitan médiéval et les troubadours du Moyen Âge central, très au sérieux ; ils ont déjà produit 5 albums sur ce sujet, en s’entourant au besoin d’autres musiciens et collaborateurs.

L’art des troubadours provençaux, l’album

La version de la chanson de Peire Vidal que nous vous proposons ici est extraite d’un concert donné à l’occasion du Festival Trobarea 2010. Cependant, vous pourrez également la retrouver dans un double album de Flor Enversa, sorti en 2018, et ayant pour titre L’Art des Troubadours Provençaux des XIIème et XIIIème siècles. Avec une durée total de 104 minutes d’écoute et au long de 21 pièces, ce double CD propose un très large voyage au temps des troubadours occitans du Moyen Âge.

Album de Flor Enversa sur l'art des troubadours médiévaux

On y retrouve des noms célèbres tels que la Comtessa de Dia, Raimbaut de Vaqueiras, Raimbaut d’Aurenga et bien sûr Peire Vidal, mais ils sont également entourés d’une foule d’autres troubadours d’époque un peu moins reconnus mais tout aussi intéressants. Au passage, la formation occitane nous gratifie de quelques contrafactum originaux qui fournissent l’occasion de découvrir de nouveaux textes et poésies. Nous vous proposons de retrouver cet album sur le site officiel de Flor enversa aux côtés de l’ensemble de leur discographie.

Membres du groupe Flor Enversa

Thierry Cornillon (chant, rote, flûtes, harpe, psaltérion…) et Domitille Vigneron (chant, vièles à archet). A l’occasion de cet album, les duettistes de Flor Enversa se sont aussi accompagnés du musicien David Zubeldia.


Be.m pac d’ivern e d’estiu de Peire Vidal,
en occitan médiéval et en français moderne

NB : pour cette traduction en français actuel, nous avons utilisé amplement le travail de Joseph Anglade (les poésies de Peire Vidal, 1913). Toutefois, nous nous sommes permis de le revisiter aux moyens de recherches complémentaires et de tournures plus personnelles.

I
Be -m pac d’ivern e d’estiu
E de fretz e de calors,
Et am neus aitan com flors
E pro mort mais qu’avol viu :
Qu’enaissi m ten esforsiu
E gai Jovens et Amors.
Equar am domna novela,
Sobravinen e plus bêla,
Paro.m rozas entre gel
E clars temps ab trebol cel.

Je me délecte ( je me repais, j’apprécie) d’hiver et d’été
Et de froid et de chaleur,
Et j’aime la neige autant que les fleurs
Et un preux mort plus qu’un vil lâche :
Ainsi je me tiens avec force
En gaîté, Jeunesse et Amour.
Pareillement, comme j’aime une nouvelle dame,
Gracieuse et belle plus que toute autre,
je vois des roses au sein de la glace
et un temps clair dans un ciel obscur.

II
Ma domn’ a pretz soloriu
Denan mil combatedors,
E contra.ls fals fenhedors
Ten establit Montesquiu :
Per qu’al seu ric senhoriu
Lauzengiers no pot far cors,
Que sens e pretz la capdela,
E quan respon ni apela,
Sei dig an sabor de mel,
Don sembla Sant Gabriel.

Ma dame a un mérite unique
Face à mille combattants
Et contre les faux hypocrites
Elle tient Montesquieu fortifié ;
C’est pour cela qu’à sa puissante seigneurie
Aucun médisant ne peut s’attaquer,
Car la raison et l’honneur la guident
Et quand elle répond ou appelle,
Ses paroles ont saveur de miel,
Qui la font sembler à Saint-Gabriel.

III
E fai.s plus temer de griu
A vilas domnejadors,
Et als fis conoissedors
A solatz tant agradiu,
Qu’al partir quecs jur’ e pliu
Que domn’ es de las melhors :
Per que – m trahin’ e.m cembela
E.m tra.l cor de sotz l’aissela,
E a.m leial e fizel
E just plus que Deus Abel

Et elle se fait plus redouter qu’un griffon
Des galants méprisables
Et pour les fins connaisseurs (de l’amour ajoute Anglade)
Elle est d’une compagnie si charmante
Qu’en s’en séparant d’elle, chacun d’eux jure et assure
Qu’elle est une des meilleures dames qui soit ;
Pour tout cela, elle m’entraîne et m’attire
Et elle me tire le cœur de sous l’aisselle ;
Et je lui suis loyal et fidèle,
Et plus juste qu’Abel envers Dieu.

IV
Del ric pretz nominatiu
Creis tan sa fina valors
Que no pot sofrir lauzors
La gran forsa del ver briu.
Sei enemic son caitiu
E sei amie ric e sors.
Olh, front, nas, boch’ e maissela,
Blanc peitz ab dura mamela,
Del talh dels filhs d’Israël
Et es colomba ses fel.

De son précieux et remarquable mérite
S’accroît tant sa valeur parfaite
Que l’éloge ne peut exprimer
La grande force de sa valeur véritable.
Ses ennemis sont chétifs et misérables,
Et ses amis puissants et élevés.
Yeux, front, nez, bouche et menton,
blanche poitrine aux seins durs,
Elle est du même bois que les fils d’Israël
Et elle est colombe sans fiel.

V
Lo cor tenh morn e pensiu,
Aitan quant estauc alhors ;
Pois creis m’en gaugz e doussors,
Quan del seu gen cors m’aiziu.
Qu’aissi com de recaliu
Ar m’en ve fregz, ar calors ;
E quar es gai’ et isnela
E de totz mals aibs piucela,
L’am mais per Sant Raphaël,
Que Jacobs no fetz Rachel.

J’ai le cœur morne et pensif
Autant que je suis éloigné d’elle,
Puis ma joie et ma douceur augmentent
Quand je me rapproche de son corps gracieux.
Et ainsi comme lors d’une fièvre,
Tantôt me vient le froid, tantôt la chaleur.
Et parce qu’elle est gaie et joyeuse
Et vierge de tous vices,
Je l’aime d’avantage, par Saint Raphaël,
Que Jacob ne le fit de Rachel.

VI
Vers, vai t’en ves Montoliu
E di m’a las très serors,
Que tan mi platz lor amors,
Qu’ins en mon cor las escriu ;
Ves totas très m’umiliu ;
E.n fatz domnas e senhors.
E plagra.m mais de Castela
Una pauca jovensela,
Que d’aur cargat mil camel
Ab l’emperi Manuel.

Vers, allez vers Montolieu
Et dites aux trois sœurs
Que tant me plaisent leurs amours
Qu’au dedans de mon cœur je les ai gravées ;
Envers toutes trois, je m’incline ;
Et j’en fais mes dames et seigneuresses.
Et je préfère bien mieux de Castille
une modeste jouvencelle
Que mille chameaux chargés d’or
Et tout l’empire de Manuel.

VII
Qu’en Fransa et en Beriu
Et a Peiteu et a Tors
Quer Nostre Senher socors
Pels Turcs que.l tenon faidiu,
Car tout l’an los vaus e.l riu
On anavo.lh pechadors ;
E totz hom que no-s revella
Contr’aquesta gen fradella
Mal me sembla Daniel
Que.l dragon destruis a bel.

Qu’en France et en Berry,
Et à Poitiers et à Tours,
Notre Seigneur cherche secours
Contre les Turcs qui le tiennent banni,
Puisqu’ils lui ont enlevé les vallons et le ruisseau
Où se rendaientles pécheurs ;
Et tout homme qui ne se réveille pas
Contre cette gent scélérate
Me parait bien dissemblable à Daniel
Qui tua le dragon de Bel.

VIII
Per Sant Jacme qu’om apela
L’apostol de Compostela,
En Luzi’ a tal Miquel
Que.m val mais que cel del cel.

Par Saint Jacques qu’on appelle
L’apôtre de Compostelle,
A Luzia, il y a un Michel
Qui, pour moi, vaut mieux que celui du ciel.

IX
Francs reis, Proensa.us apella,
Qu’en Sancho la.us desclavella,
Qu’el en trai la cer’ e.l mel
E sai trametvos lo fel.

Nobles Rois, la Provence vous appelle ;
Que Don Sanche la détache de vous,
Car il en tire la cire et le miel
Et, ici, ne vous transmet que le fiel.

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête nous avons simplement repris et retouché légèrement l’enluminure et le portrait de Peire Vidal qu’on trouve, en dessous de sa Vida, dans le Manuscrit 654 de la BnF.

« Anc no mori per amor ni per al », les désillusions courtoises de PEIRE VIDAL

Sujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie
Période    : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur    : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre  :    Anc no mori per amor ni per al
Interprètes    : Constantinople, Anne Azéma
Album    :    Li tans nouveaus (2003)

Bonjour à tous,

Aujourd’hui, nous partons au XIIe siècle, à la rencontre du troubadour languedocien Peire Vidal et d’une de ses chansons. Comme on le verra, cette pièce s’épanche du côté des désillusions courtoises et le poète occitan nous gratifiera de ses déconvenues face à l’intransigeance de sa dame. A la fin de sa poésie, il passera à tout à fait autre chose avec une référence à la croisade qui prendra même clairement la forme d’un appel.

Le chansonnier Occitan G

Du point de vue des sources, on trouve cette chanson médiévale de Peire Vidal dans un nombre important de manuscrits et chansonniers anciens. Pour en choisir un dont nous n’avons pas encore parlé, nous citerons le Chansonnier occitan G. Cet ouvrage, annoté musicalement et daté des débuts du XIVe siècle, contient pas moins de 202 pièces occitanes médiévales. Il est actuellement conservé à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan, sous l’appellation de Canzoniere provenzale R 71 sup. Voici les pages de ce manuscrit correspondant à la chanson de Peire Vidal que nous vous présentons aujourd’hui.

Peire Vidal, manuscrit médiéval Chansonnier Occitan

Pour la retranscription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons, en majeure partie, sur l’ouvrage Les Poésies de Peire Vidal de Joseph Anglade (chez Honoré Champion, en 1913). Notez que le chansonnier occitan G a également été retranscrit dans son entier par le romaniste italien Giulio Bertoni en 1912, chez Dresden et sous le titre : Il canzoniere provenzale della Biblioteca Ambrosiana R. 71. sup.

Pour nous accompagner dans la découverte de cette pièce de Peire Vidal, nous partirons à la rencontre de l’Ensemble Constantinople qui s’était adjoint, pour l’occasion, la voix de Anne Azéma.

L’Ensemble Constantinople

Formé à l’aube des l’années 2000 par deux frères iraniens résidents au Québec depuis leur adolescence, l’ensemble Constantinople explore un terrain musical et sonore tout à fait original. Depuis leur premiers pas, Kiya et Ziya Tabassian se sont entourés de nombreuses collaborations pour produire un répertoire coloré et même quelquefois « fusion » qui puise son inspiration, à la fois, sur les rives anciennes des civilisations orientales et méditerranéennes, mais aussi dans leurs racines plus traditionnelles : musiques de Grèce, d’Andalousie, mémoires juives et séfarades ou chrétiennes de l’Espagne ancienne, mélodies persanes, tribut aux frasques renaissantes ou au monde de l’Europe médiévale, leur discographie s’est étoffée d’une quinzaine d’albums entre poésie, explorations, échanges et dialogues culturels.

l'Ensemble de musiques Anciennes et traditionnelles Constantinople

Avec des concerts donnés dans plus de 25 pays, l’Ensemble Constantinople à gardé le goût du voyage et du lointain Québec qui l’a déjà reconnu et primé, ses musiques sont revenues, par les courants océaniques et la magie de la circulation culturelle, jusqu’aux rives de l’Europe. En cherchant un peu sur youtube, vous constaterez que la formation partage généreusement certaines de ses productions, à travers sa propre chaîne. Entre autres morceaux de choix et hors des temps médiévaux qui nous les ramènent ici, vous les trouverez en compagnie de Ablaye Cissoko, de sa Kora et de sa voix envoûtante pour des pièces à la signature unique. Vous pouvez également suivre la formation sur son site web officiel. De notre côté, nous reviendrons à notre période d’élection, le Moyen Âge, et à l’album dont est issue la chanson occitane du jour.

L’album : Li Tans Nouveaus

Album de musique médiévale de l'ensemble Constantinople

Sorti en 2003, l’album Li Tans Nouveaux voyait les deux frères musiciens s’associer à d’autres grands noms de la scène médiévale dont la célèbre soprano Anne Azéma.

Avec 12 pièces pour un temps d’écoute légèrement supérieur à 65 minutes, cette sélection partait à la conquête de la poésie courtoise des XIIe et XIIIe siècles et du goût de cette dernière pour le « renouvel » et le printemps. Temps nouveaux, temps de l’amour, on y retrouvera des trouvères comme des troubadours : le Chastelain de Coucy, Guiot de Dijon, Gonthier de Soignies, mais encore quelques pièces dansées de l’Italie ou de l’Angleterre médiévales du temps des Estampies et des Trotto(s). Pour clore le tableau, ajoutons encore deux interludes instrumentaux de Guy Ross et deux belles chansons de Peire Vidal (dont celle du jour) servies toutes deux par la voix de Anne Azéma. On trouve encore des exemplaires de cet album (édité chez Atma classique) à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations : Li Tans Nouveaus de l’Ensemble Constantinople

Musiciens présents sur cet album : Kiya Tabassian (cithare), Anne Azéma (voix), Guy Ross (luth, oud, harpe), Isabelle Marchand (violon), Matthew Jennejohn (flûtes à bec ), Ziya Tabassian (tombak, dayereh, percussion).


Anc no mori per amor de Peire Vidal
de l’occitan médiéval au français moderne

NB : pour la traduction et à l’habitude, elle s’inspire, en partie, de celle de Joseph Anglade, mais aussi de recherches plus personnelles en Occitan médiéval ou d’autres traductions comparées. Elle n’a pas la prétention de la perfection. Pour ne pas trop fermer le sens, nous vous proposons même, entre parenthèses, certaines alternatives. A l’occasion nous notons également certaines tournures proposés par Joseph Anglade (JA) que nous n’avons pas nécessairement retenues.

I
Anc no mori per amor ni per al,
Mas ma vida pot be valer morir,
Quan vei la ren qu’eu plus am e dezîr
E re nom fai mas quan dolor e mal.
No’m val be mortz, et ancar m’es plus greu,
Qu’en breu serem ja velh et ilh et eu :
E s’aissi pert lo meu el seu joven,
Mal m’es del meu, e del seu per un cen.

Je ne suis mort ni d’amour ni d’autre chose,
mais ma vie peut bien valoir de mourir
quand je vois l’être que j’aime et désire le plus
Ne me causer plus que douleur et mal (dommage).
La mort ne me sert en rien, et ce qui m’est plus pénible encore,
c’est que bientôt ma dame et moi nous serons vieux.
Et si ainsi, elle perd ma jeunesse et la sienne,
Cela me sera désagréable, pour moi, et pour elle cent fois plus.

II
Bona domna, vostr’ ome natural
Podetz, si-us platz, leugierament aucir :
Mas a la gen von faretz escarnir
E pois auretz en peccat criminal.
Vostr’ om sui be, que ges no -m tenh per meu,
Mas be laiss’ om a mal senhor son feu ;
E pois val pauc rics hom, quan pert sa gen,
Qu’a Dairel rei de Persa fo parven
.

Noble dame, votre vassal sincère (JA. « homme lige »)
Pouvez, à votre gré, aisément tuer,
Mais par les gens, vous en serez blâmée (raillée)
Et puis vous commettrez aussi un péché mortel.
Je suis bien votre homme, puisque je ne m’appartiens en rien ;

Mais on laisse volontiers à mauvais seigneur son fief ;
Et il vaut bien peu l’homme puissant qui perd ses gens (JA.
« vassaux »)
Comme il le fut démontrer à Darius, le roi de Perse.

III
Estiers mon grat am tot sol per cabal
Leis que nom denha vezer ni auzir.
Que farai doncs, pos no m’en posc partir,
Ni chauzimens ni merces no m’en val ?
Tenrai m’a l’us de l’enoios romeu,
Que quier e quier, car de la freida neu
Nais lo cristals, don hom trai foc arden :
E per esfortz venson li bon sufren.

Contre mon gré, j’aime seul et sans réserve (de tout mon cœur)
Celle qui ne daigne ni me voir ni m’entendre ;
Que ferai-je donc, puisque je ne m’en puis séparer
Et que ni l’indulgence ni la pitié ne me sont d’aucune utilité ?
Je me conformerai aux usages du pèlerin ennuyeux (importun),
Qui mendie d’un côté et d’autre ; car de la froide neige
Naît le cristal, dont on tire le feu ardent ;
Et,  par leurs efforts, les bons amants qui patientent triomphent. (JA. « les bons [amants] qui patientent arrivent à triompher ».)

IV
Anc mais no vi plag tan descomunal,
Que quant eu cre nulha ren far ni dir,
Qu’a leis deja plazer ni abelir,
Ja pois no pens de nulh autre jornal.
E tot quan fatz par a leis vil e leu,
Qu’anc per merce ni per amor de Deu
No pose trobar ab leis nulh chauzimen ;
Tort a de mi e peccat ses conten.

Jamais je ne vis de différent si étrange :
Puisque quand je pense ne rien faire, ni rien dire
D’autre qui ne lui plaise ou ne lui convienne,
Et que je ne pense à nulle autre chose (travail)
Tout ce que je fais lui semble vil et cavalier (léger, de peu de cas)
Et jamais, par pitié ou pour l’amour de Dieu,
Je ne puis trouver auprès d’elle aucune indulgence;
Sans conteste, elle se comporte envers moi injustement
(JA sans conteste elle a tort et se rend coupable envers moi),

V
Aissi m’en sui gitatz a no m’en cal,
Com lo volpilhs que s’oblid’ a lugir,
Que no s’auza tornar nis pot gandir,
Quan l’encausson sei enemic mortal.
Noi sai conort, mas aquel del juzeu,
Que sim fai mal, fai lo ad eis lo seu ;
Aissi com cel qu’a orbas se defen,
Ai tot perdut, la fors’ e l’ardimen.

Aussi me suis-je jeté dans l’insouciance,
Comme le renard qui s’oublie dans sa fuite,
Et qui n’ose se retourner, ni ne peut trouver refuge
quand ses ennemis mortels le poursuivent.
Et je n’ai d’autre consolation que celle du juif
Qui, s’il me fait du mal, en fait autant à lui-même ;
Et comme celui qui se défend sans rien voir,
J’ai tout perdu, la force et la hardiesse.

VI
Doncs que farai ? sufrirai per aital,
Co-l près destreitz, cui aven a sufrir
Que li fai mal, mas ben saupra grazir
Qui -m fezes ben en loc d’amic leial.
Quar s’eu volgues, domna, per autrui feu
Honrat plazer agra conquist en breu.
Mas res ses vos no-m pot esser plazen
Ni de ren al gaug entier non aten.

Donc que ferais-je ? Je souffrirai de la même façon
Que le prisonnier contraint, qui avait à souffrir,
Et à qui on faisait mal, mais qui saurait bien être reconnaissant
Envers celui qui me (lui ?) ferait du bien comme un loyal ami.
Car si je voulais, dame, prendre le fief d’un autre,
J’en aurais bientôt conquis le plaisir avec honneur.
Mais rien sans vous ne peut m’être plaisant
et je n’attends que de vous une joie parfaite.

VII
Lai vir mon chant, al rei celestial,
Cui devem tug onrar et obezir,
Et es be dreitz que l’anem lai servir
On conquerrem la vid’ esperital :
Que -l Sarrazi desleial, canineu,
L’an tout son regn’ e destruita sa pleu,
Que sazit an la crotz e -l monumen :
Don devem tug aver gran espaven.

J’adresse mon chant au roi céleste,
Que nous devons tous honorer et exaucer pleinement;
Et il est fort juste que nous allions le servir là-bas
Où nous conquerrons la vie spirituelle ;
Car les Sarrasins déloyaux de Canaan
Lui ont ôté son royaume et détruit son empire ;
Et qu’ils se sont saisis de la croix et du sépulcre,
Ce dont nous devons tous frémir (concevoir grande épouvante).

VIII
Coins de Peiteus, de vos mi clam a Deu
E Deus a me per aquel eis coven,

Qu’amdos avetz trazits mout malamen
El de sa crotz et eu de mon argen.

Per qu’en devetz aver gran marrimen.

IX
Coms de Peiteus, bels senher, vos et eu
Avem lo pretz de tota l’autra gen,
Vos de ben far et eu de dir lo çen.

Comte de Poitiers, je me plains de vous à Dieu
Et Dieu se plaint de même à moi,
Puisque vous nous avez trahi tous deux si durement
Lui pour sa croix et moi pour mon argent.
Ce pour quoi vous devriez avoir grand tristesse.

Comte de Poitiers, beau Seigneur, vous et moi
Nous sommes loués par le reste du monde,
Vous pour bien faire et moi pour bien conter.


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

« Mos cors s’alegr’ e s’esjau », une chanson de Peire Vidal, troubadour itinérant du XIIe siècle

peire_vidal_troubadour_toulousain_occitan_chanson_medievale_sirvantes_servantois_moyen-age_central_XIIeSujet  : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue occitane, langue d’oc, amour courtois, courtoisie
Période  : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur  : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
TitreMos cors s’alegr’ e s’esjau
Interprètes : Gérard Zuchetto, Patrice Brient, Jacques Khoudir
Album : Gérard Zuchetto chante les   Troubadours des XIIe et XIIIe siècles, Vol. 1    (1988)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous repartons, aujourd’hui, au pays d’oc et en Provence médiévale. Nous sommes à la fin du XIIe siècle pour y  découvrir une nouvelle chanson du troubadour Peire Vidal, au sujet de ses pérégrinations. Cette fois-ci, ce n’est pas en Espagne que nous le retrouverons mais, ayant séjourné à l’ouest de Carcassonne, dans le département de l’Aude actuel et s’apprêtant à rejoindre Barral, son protecteur marseillais.

Récit d’un séjour en Languedoc
sur fond  de valeurs courtoises

Au menu de cette poésie, on retrouve un Peire Vidal  un peu plus « sage », ou en  tout cas, un peu moins grandiloquent qu’à l’habitude, mais tout aussi désireux de défendre les valeurs de la courtoisie.   Pour preuve, elles lui sont si chères que même un ennemi farouche qui en porterait le flambeau pourraient devenir  pour cela   un ami.

Source : le chansonnier occitan H

peire-vidal-chanson-medievale-courtoisie-troubadour-chansonnier-occitan-H-moyen-age-sOn peut retrouver cette pièce du troubadour occitan dans le manuscrit médiéval connu sous le nom de Chansonnier Occitan H et référencé Vatican Cod. 3207, à la bibliothèque apostolique du Vatican où il est conservé.

Avec ses 61 feuillets à l’écriture tassée, cet ouvrage, daté de la fin du XIVe siècle, contient des chansons, sirventès et pièces poétiques de  troubadours du Moyen Âge central. Si vous en avez la curiosité, vous pourrez le consulter en ligne  ici.

Pour la traduction de la pièce du jour, de l’Occitan vers le Français moderne, si nous continuons de nous servir de   l’ouvrage de Joseph Anglade :  Les poésies de Peire Vidal (1913), nous  l’avons toutefois largement reprise et remaniée, en nous servant d’autres sources et dictionnaires.  Pour son interprétation, voici la belle version que Gérard Zuchetto en proposait   à la fin des années 80.

 Mos cors s’alegr’ e s’esjau de Peire Vidal par Gérard Zuchetto


Gérard Zuchetto Chante les
Troubadours des XIIe et XIIIe siècles (vol 1)

C’est en 1988 que Gérard Zuchetto, accompagné de  Patrice Brient  et Jacques Khoudir, allait partir à la conquête des plus célèbres troubadours   du pays d’Oc.

troubadours-musique-medieval-peire-vidale-gerard-zuchetto-album-moyen-ageAvec 9 titres, ce premier volume, sorti chez Vde-Gallo, allait faire une large place à Raimon de Miraval. Cinq pièces  de cet album y sont, en effet, consacrées à cet auteur médiéval. Quant aux autres titres, on en retrouve deux de  Arnaud Daniel, un de Raimbaud d’Orange et enfin, la pièce du jour, tirée du répertoire de  Peire Vidal.  Les deux opus suivants de cette série « Gérard Zuchetto Chante les troubadours… » sortiraient quelques années plus tard, en 1992 et 1993. D’une certaine manière, ils ne feraient qu’ouvrir le bal de l’oeuvre prolifique que le musicien, chercheur et compositeur  allait consacrer, par la suite, à l’art des troubadours et à la   « Tròba »,

Ce volume 1 est encore disponible à la vente. Il a été réédité en 2013 et on peut  en trouver quelques exemplaires CD sur internet. Il est également accessible au format MP3 : Troubadours Des Xiie Et Xiiie Siècles, Vol. 1 (Minstrels Of The 12th And 13th Centuries)


Mos cors s’alegr’ e s’esjau

I
Mos cors s’alegr’ e s’esjau
Per lo gentil temps suau
E pel castel de Fanjau
Que -m ressembla paradis ;
Qu’amors e jois s’i enclau
E tot quant a pretz s’abau
E domneis verais e fis.

Mon cœur    est joyeux et se réjouit
Pour ce temps agréable et doux
Et pour le Château de Fanjeaux,
Qui me semble être le paradis :
Puisque amour et joie s’y enclosent
Et tout ce qui sied à l’honneur (valeur, mérite),
Et courtoisie sincère et parfaite (véritable).

II
Non ai enemic tan brau,
Si las domnas mi mentau
Ni m’en ditz honor e lau,
Qu’eu nol sia bos amis.
Et quar mest lor non estau,
Ni en autra terra vau,
Planh e sospir e languis.

Je n’ai pas d’ennemi si farouche (dur, brave)
Qui, s’il me parle des dames
Et m’en dit honneur et louange,
Ne devienne un ami loyal.
Et comme je ne suis pas parmi elles
Et que je vais sur d’autres terres
Je me plains et soupire et languis.

III
Mos bels arquiers de Laurac,
De cui m’abelis e*m pac,
M’a nafrat de part Galhac
E son cairel el cor mis ;
Et anc mais colps tan no’m plac,
Qu’eu sojorne a Saissac
Ab fraires et ab cozis.

Mon bel archer de Laurac,
Auprès duquel j’éprouve tant de plaisir et de joie  à me tenir
M’a blessé du côté de Gaillac
Et m’a percé le cœur  de son carreau d’arbalète    :
Et jamais coup ne me fut si doux
Puisque j’ai séjourné à Saissac
Avec ses frères et ses cousins.

IV
Per totz temps lais Albeges
E remanh en Carcasses,
Que-l cavalier son cortes
E las domnas del païs.
Mas Na Loba a -m si conques,
Que, si m’ajut Deus ni fes,
Al cor m’estan sei dous ris.

Pour toujours je quitte l’Albigeois,
Et je reste dans le Carcassonnais,
Puisque les chevaliers
Et les dames du pays y sont courtois.
De plus, Dame Louve m’a si bien conquis
Qu’avec l’aide de Dieu et ma foi (si Dieu me prête  soutien et foi)
Je garde, dans mon cœur, ses doux rires.

V
A Deu coman Monrial
E-l palaitz emperial,
Qu’eu m’en torn sai a’N Barral,
A cui bos pretz es aclis ;
E cobrar m’an Proensal,
Quar nulha gens tan no val,
Per que serai lor vezis.

A Dieu, je remets Montréal
Et le palais impérial,
Car je m’en retourne, à présent, vers Barral*
Que la gloire accompagne (auquel   mérites,  grande valeur est acquise) ;
Les provençaux me recouvriront (retrouveront) bientôt,
Car nulle gens n’a tant de valeur
Et pour cela je serai des leurs (littéral : leur voisin).

* Barral : Raymond Geoffrey, Vicomte de Marseille, protecteur du troubadour 


En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

Peire Vidal, de retour dans sa Provence natale, l’abandon du fine amant à sa dame

peire_vidal_troubadour_toulousain_occitan_chanson_medievale_sirvantes_servantois_moyen-age_central_XIIeSujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue d’oc, amour courtois, Provence médiévale, fine amor, fine amant
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre : Pos tôrnatz sui en Proensa
Interprète : Ensemble Beatus
Album : l’Orient des Troubadours (2011)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui, à l’art des troubadours du moyen-âge central, en compagnie de Peire Vidal. De retour dans sa chère Provence natale, le poète dédiait cette pièce, à sa dame, à son seigneur mais encore, et peut-être même, principalement, à la fine amor (fin’amor)  et aux qualités supposées du fine amant véritable.

La belle interprétation que nous avons choisie de vous proposer de cette chanson médiévale courtoise nous est servie par l’Ensemble Beatus avec Jean-Paul Rigaud au chant, accompagné de Jasser Haj Youssef. Nous profiterons de cet article pour vous présenter cette formation plus en détail.

« Pos tôrnatz sui en Proensa » avec l’Ensemble médiéval Beatus

L’ensemble Beatus aux temps médiévaux

musiques-chansons-medievales-troubadours-ensemble-beatus-album-jean-paul-riigaudFondé dans le courant de l’année 2005, en terre limousine, l’ensemble Beatus s’est distingué, depuis, sur la scène des musiques médiévales. On connait, par ailleurs, son fondateur et directeur Jean-Paul Rigaud pour être un passionné du genre. Ce dernier a été, en effet, maintes fois, salué et primé pour la qualité de ses interprétations, aux côtés de Diabolus In Musica, mais encore de SequentiaPerceval  ou  Organum, pour ne citer que ces ensembles.

Bien qu’enfant du sol occitan et trempé de racines limousines, Beatus n’a pas limité son répertoire à l’art des anciens troubadours locaux. On le retrouve, en effet, à l’exploration des musiques et chants, profanes ou liturgiques, du Moyen-âge, des XIIe au XVe siècles, Le travail privilégié par la formation se situe au carrefour de l’ethnomusicologie et de la musique contemporaine et, pour son directeur, il est avant tout question de développer « une approche de ces répertoires dans leur relation avec la création artistique, musicale et littéraire actuelle. »

Beatus a produit, jusque là, quatre albums. Les deux premiers, dont celui du jour, sont dédiés à l’art des troubadours, Le troisième, intitulé le Lys et le lion, porte sur les chants polyphoniques de la France et de l’Angleterre médiévales du XIVe siècle. Enfin, le quatrième « Lux Lucis », part à la redécouverte des chants sacrés médiévaux d’Occident et d’Orient, sur le thème de la lumière, avec l’appui des Manuscrits anciens de l’abbaye Saint-Martial de Limoges.

Visiter le  site web de la formation et suivre son actualité

L’Orient des troubadours, l’album

Jasser-Haj-Youssef-musique-medievale-orient-des-troubadoursEn 2011, Jean-Paul Rigaud s’associait au musicien, violoniste et compositeur tunisien Jasser Haj Youssef. Muni de sa viole d’amour. ce dernier délaissait un temps le Jazz, pour une excursion aux sources de l’imaginaire courtois, sous l’angle des influences arabo-andalouses de l’art des tout premiers troubadours.  Du point de vue de l’interprétation et de la restitution, une certaine modernité était, là aussi, de mise avec un programme, qui, des propres mots de l’Ensemble « ne prétend pas à une reconstitution historique mais propose, à partir des sources manuscrites, une interprétation actuelle des cansos de troubadours dont l’oeuvre est imprégnée d’un Orient vécu ou rêvé ». 

Ainsi, avec un total de douze pièces, l’album suggère et souligne de possibles rapprochements entre Orient et Occident médiéval, en alternant des chansons et compositions de troubadours célèbres – Guillaume d’Aquitaine, Peire Vidal, Rimbaut de Vaqueiras, Gaucelm musiques_medievales_amour-courtois-ensemble-beatus-album-orient-des-troubadours-moyen-age-centralFaidit, Jaufre Rudel, etc… – avec des pièces instrumentales issues du
répertoire oriental traditionnel et qui laissent une large place à l’improvisation. L’album est toujours disponible à la vente au format CD ou MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations : L’Orient des troubadours par l’Ensemble Beatus

« Pos Tornatz Sui en Proensa », le  fine amant courtois tout entier livré au bon vouloir de sa dame

En caricaturant un peu, on friserait presque la dialectique du maître et de l’esclave, à travers cette rhétorique dont Peire Vidal se fait ici le chantre. Si le cadre reste la lyrique médiévale courtoise, il nous parle, en effet, dans cette chanson, d’un abandon total du fine amant qui, se livrant sans réserve au pouvoir et au bon vouloir de sa dame (au point même qu’elle pourrait le donner ou le vendre), retirerait à travers cela, une source du pouvoir qu’il peut avoir sur elle.  Patience, impeccabilité, fidélité, abandon, voilà les armes véritables de l’amant courtois. Peine et souffrance, son lot, la conquête, sa récompense.  Il faut, bien sûr, voir, là, une envolée lyrique, bien plus littéraire que factuelle, tout à fait dans la veine courtoise, et peut-être encore la marque de la grandiloquence qui est une des signatures de ce poète occitan mais l’idée demeure intéressante par les cartes qu’elle met en main du fine amant (prêt à se réduire presque à néant pour parvenir à ses fins) et la dialectique de pouvoir qu’elle sous-tend.

Pour le reste, après quelques vers teintés de mystère (strophe II) qui pourraient évoquer, par leur nature allusive, les formes du Trobar Clus, on ne pourra que louer la qualité et la pureté incomparable du style de Peire Vidal.

E poiran s’en conortar
En mi tuit l’autr’ amador,
Qu’ab sobresforsiu labor
Trac de neu freida foc clar
Et aiguà doussa de mar.

En pourront s’en réconforter
En moi tous les autres amants,
Car, par grands efforts de labeur,
Je tire de la neige froide un feu clair
Et de l’eau douce, de la mer.

Les paroles  adaptées de l’Occitan au français moderne

Pour base d’adaptation de cette chanson médiévale, nous avons suivi la traduction de Joseph Anglade ( Les poésies de Peire Vidal, Librairie Honoré Champion, 1913). Nous nous en sommes toutefois largement éloignés, par endroits, avec l’appui de quelques bons vieux dictionnaires et lexiques d’occitan médiéval.

I
Pos tôrnatz sui en Proensa
Et a ma domna sap bo,
Ben dei far gaia chanso,
Sivals per reconoissensa :
Qu’ab servir et ab bonrar
Conquier hom de bon senhor
Don e benfait et honor,
Qui be-l sap tener en car :
Per qu’eu m’en dei esforsar.

Puisque je suis revenu en Provence,
Et que ce retour plait à ma dame
Je me dois de faire une chanson joyeuse,
Au moins par reconnaissance;
Car en servant et en honorant
On obtient de bon seigneur
Don et bienfait et honneur,
Pour qui qui sait bien le chérir :
Aussi dois-je m’en efforcer.

II
Ses peccat pris penedensa
E ses tort fait quis perdo,
E trais de nien gen do
Et ai d’ira benvolensa
E gaug entier de plorar
E d’amar doussa sabor,
E sui arditz per paor
E sai perden gazanhar
E, quan sui vencutz, sobrar.

Sans avoir péché je fis pénitence
Et sans tort je demandai pardon ;
Et je tirai de rien un gentil don,
Et de la colère, la bienveillance,
Et la joie parfaite, des pleurs,
Et de l’amer, la douce saveur ;
Et je suis courageux par peur,
Et je sais gagner en perdant,
Et, quand je suis vaincu, triompher* (surpasser)

III
E quar anc no fis falhensa,
Sui en bona sospeisso
Quel maltraitz me torn en pro,
Pos lo bes tan gen comensa.
E poiran s’en conortar
En mi tuit l’autr’ amador,
Qu’ab sobresforsiu labor
Trac de neu freida foc clar
Et aiguà doussa de mar.

Et comme jamais je ne commis de faute,
J’ai bon espoir
Que l’effort * (souffrance, peine) tourne à mon profit,
Puisque le bien commence si gentiment.
En pourront s’en réconforter
En moi tous les autres amants,
Car, par grands efforts de labeur,
Je tire de la neige froide un feu clair
Et de l’eau douce, de la mer.

IV
Estiers non agra garensa,
Mas quar sap que vencutz so,
Sec ma domn’ aital razo
Que vol que vencutz la vensa ;
Qu’aissi deu apoderar
Franc’ umilitatz ricor,
E quar no trob valedor
Qu’ab leis me pose’ aiudar,
Mas precs e merce clamar,

Sans cela, je n’aurais pas de salut (secours);
Mais quand, me sachant vaincu,
Ma dame suit un tel principe
Qu’elle veut que, vaincu, la vainque :
Car ainsi doit l’emporter
La franche humilité sur la puissance (la franche et noble humilité ?)
Et je ne trouve aucune aide,
Qui, auprès d’elle, me puisse secourir,
Autre que lui demander pitié et merci.

V
E pos en sa mantenensa
Aissi del tôt m’abando,
Ja ,no’m deu de no ;
Que ses tota retenensa
Sui seus per vendr’e per dar.
E totz hom fai gran folor
Que ditz qu’eu me vir alhor ;
Mais am ab leis mescabar
Qu’ab autra joi conquistar.

Et puisque, en son pouvoir (territoire, garde, …)
Ainsi, tout entier, je m’abandonne,
Jamais elle ne me refuse :
Car, sans aucune réserve,
Je suis sien pour vendre ou pour donner,
Et tout homme fait grande folie
Qui dit que je me tourne ailleurs,
Puisque je préfère faillir auprès d’elle
Qu’avec une autre conquérir le bonheur ( me procurer de la joie).

VI
E cel que long’ atendensa
Blasma, fai gran falhizo ;
Qu’er an Artus li Breto,
On avian lor plevensa.
Et eu per lonc esperar
Ai conquist ab gran doussor
Lo bais que forsa d’amor
Me fetz a mi dons emblar,
Qu’eras lo-m denh’ autreiar.

Et celui qui longue attente,
Blâme, commet une grande faute :
Car, hier, en Arthur, les Bretons
avaient mis leur confiance, (1)
Et, moi, par une longue attente
J’ai conquis avec grande douceur
Le baiser que la force d’amour
Me fit ravir à ma dame,
Et que, désormais, elle daigne m’octroyer.

VII
Bels Rainiers, per ma crezensa,
Noms sai par ni companho,
Quar tuit li valen baro
Valon sotz vostra valensa.
E pos Deus vos fetz ses par
E.us det mi per servidor,
Servirai vos de lauzor
E d’als, quant o poirai far,
Bels Rainiers, car etz ses par.

Beau Rainier, par ma foi,
Je ne vous connais ni pair ni compagnon,

Car tous les vaillants barons
Valent moins que votre vaillance.
Et puisque Dieu vous fit sans égal
Et me donna à vous pour serviteur,
Je vous servirai en faisant votre éloge
Et de toute manière que je pourrai,
Beau Rainier, car vous êtes sans égal.

(1) traduction de J. Langlade : « car maintenant les Bretons ont leur Arthur où ils avaient mis leur espoir. » 

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.