Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales

Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …

Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.

En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.

Une chanson d’amour Courtois par le roi poète Thibaut de Champagne

thibaut_le_chansonnier_troubadour_trouvere_roi_de_navarre_comte_de_champagneSujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi troubadour, roi poète
Période : moyen-âge central
Auteur : Thibaut de Champagne (1201-1253)
Titre : chanson d’amour ou « Por conforter ma pesance »
Manuscrit ancien : le chansonnier du roi
Interprètes : Alla Francesca. Vocal: Emmanuel Vistorky, Harpe: Brigitte Lesne

Bonjour à tous,

C_lettrine_moyen_age_passion‘est toujours un plaisir que d’approfondir la découverte de Thibaut de Champagne à travers ses chansons et ses compositions. Roi de Navarre, Comte de Champagne, il est entré dans la légende comme Thibaut le Chansonnier en léguant à la postérité pas moins de soixante chansons. Son répertoire est large et va de la chanson courtoise à des chansons plus engagées sur le plan politique ou religieux, en passant encore par le jeu-parti, ce divertissement médiéval qui prenait la forme de  joutes verbales entre troubadours où alternant les couplets chaque protagoniste défendait une positon contraire. Au niveau stylistique, on prête généralement à ce noble chevalier et poète d’avoir revisité des formes classiques de son temps tout en y amenant sa propre touche d’humour et de distance.

Pour ce qui est de la pièce du jour, comme son titre l’indique, il s’agit d’une chanson d’amour courtois dans laquelle le roi poète, victime impuissante et consentante de ses sentiments amoureux, chante  à sa dame la douce flamme qui le retient prisonnier.

Alla Francesca : à la découverte du Thibaut de Champagne et du Chansonnier du roi

On doit à la très sérieuse formation artistique et musicale Alla Francesca, spécialisée dans le répertoire des musiques anciennes et médiévales un album entier sur le roi troubadour.

Les chansons sont tirées du manuscrit du roy (roi) ou chansonnier du roi, ouvrage d’importance majeure pour la musique médiévale des XIIe et XIIIe siècles qu’il s’agisse de danses, de pièces instrumentales, comme de chansons monophoniques ou polyphoniques.

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chanson_musique_medievale_amour_courtois_thibaut_de_champagne_troubadour_chansonnier_alla_francesca_Emmanuel_VistorkyL’interprétation qu’ils font de cette pièce d’amour courtois de Thibaut de Champagne, tout en délicatesse avec une harpe pour seul accompagnement et cette voix tout en notes graves vous emportera peut-être à la cour de Champagne ou de Navarre du XIIIe siècle, pour vous y faire revivre les plus belles heures du roi chansonnier. Nous n’avons bien entendu aucune trace de la voix originelle de ce dernier, mais je dois avouer que l’incarnation subtile et toute en élégance qu’en fait le chanteur Emmanuel Vistorky est fort convaincante, en plus d’être très agréable à écouter.

Les paroles de la chanson d’amour de Thibaut le Chansonnier & leur adaptation en français moderne

Por conforter ma pesance
Faz un son.
Bons ert, se il m’en avance,
Car Jason,
Cil qui conquist la toison,
N’ot pas si grief penitance.
E! é! é!

Pour soulager mon cœur lourd
Je compose un air.
Il  serait bon qu’il puisse m’aider
Car Jason,
Celui qui conquit la toison,

Ne subit pas si dure pénitence.
Hé, hé, hé !

Je meïsmes a moi tence,
Car reson
Me dit que je faz enfance,
Quant prison
Tieng ou ne vaut raençon;
Si ai mestier d’alejance.
E! é! é!

Je me fais à moi-même des reproches
Car ma Raison
Me dit que je fais une folie
De rester dans une prison
Où il n’y a de rançon qui vaille.
J’ai donc bien besoin de soulagement.
Hé, hé, hé !

Ma dame a tel conoissance
Et tel renon
Que g’i ai mis ma fiance
Jusqu’en son.
Meus aim que d’autre amor don
Un regart, quant le me lance.
E! é! é!

Ma dame est si reconnue
Et renommée
Que j’ai mis toute confiance
jusqu’en elle

Plus  que l’amour d’une autre,  je préfère
un seul regard,   quand c’est elle qui me le lance.
Hé, hé, hé !

Melz aim de li l’acointance
Et le douz non
Que le roiaume de France.
Mort Mahon!
Qui d’amer qiert acheson
Por esmai ne pour dotance!
E! é! é!

J’aime mieux sa présence
Et son doux nom
Que le royaume de France.
Maudit soit, par Mahomet !
Qui l’Amour veut accuser
En ce qu’il apporte peine et souffrance.
Hé, hé, hé !

Bien ai en moi remenbrance
A conpaignon;
Touz jorz remir sa senblance
Et sa façon.
Aiez, Amors, guerredon!
Ne sosfrez ma mescheance!
E! é! é!

J’ai en moi  mes souvenirs
Qui m’accompagnent ;
Pour chaque jour contempler son image
Et son visage.
Amour, accordez-moi récompense,
Ne souffrez pas mon malheur !
Hé, hé, hé !

Dame, j’ai entencion
Que vos avroiz conoissance.
E! é! é!

Dame, j’espère bien
Que vous saurez faire preuve de discernement.
Hé, hé, hé !

En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
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La ballade de Frère Lubin de Clément Marot

portrait_clement_marot_poesie_medievaleSujet : poésie médiévale, poésie satirique,  auteur, poète, humour médiéval, satire, moine dévoyé.
Période : fin du moyen-âge, début renaissance
Auteur : Clément Marot (1496-1544)
Titre : « D’un qu’on appelait frère lubin. »

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons un peu de la poésie caustique, humoristique et satirique de Clément Marot, avec une ballade qu’il faisait alors à l’attention d’un moine dévoyé: frère Lubin.

En réalité, outre le fait que Lubin soit un nom propre, on retrouve ce surnom de « Frère Lubin » dans la littérature à partir du moyen-âge central. Il a été utilisé par les auteurs satiriques et peut-être même de manière populaire pour désigner l’archétype du moine qui sous des dehors dociles et pieux cachait en réalité un loup.

Un loup sous une peau de mouton

Étymologiquement  « Lubiner » proviendrait de Lupinus, diminutif de lupus: loup. On trouve encore cette définition dans le Dictionnaire étymologique de la langue françoise, par M. Ménage, Volume 2 (1750):

LUBIN : « frère Lubin, Moine hypocrite qui cache un coeur de loup sous les apparences de l’agneau. »

C’est sous le nom de « frère Louvel », que ce sobriquet apparaît pour la première fois dans le courant du XIIIe siècle et sous la plume de Jean de Meung, dans le roman de la Rose.

« Je m’en plaindray ? tant seulement
A mon bon confesseur nouvel
Qui n’a pas nom frère Louvel,
Car forment se courrouceroit
Qui par tel nom l’appelleroit.
Et ja n’en prendroit patience
Qu’il n’en eust cruelle vengeance »
Le roman de la rose – Jean de Meung

frere_lubin_etymologie_medievale_franciscain_saint_francois_assise_legende_loup_de_gubbio
« Frère loup » ou la légende du loup sauvage et cruel de Gubbio dompté par Saint François d’Assise

I_lettrine_moyen_age_passion copial est possible qu’originellement ce surnom de « frère loup » ait également désigné les cordeliers ou les moines franciscains dont la robe était grise, mais dont l’ordre avait aussi répandu  l’histoire du loup de Gubbio, ce loup terrible et mangeur d’Hommes que Saint François d’Assise avait appelé « frère » et qu’il aurait converti à la docilité en invoquant le Christ.

Quoiqu’il en soit, l’expression « frère lubin » sera en utilisation jusqu’au XVIIIe siècle et on en retrouvera même l’usage chez Rabelais. En suivant le fil de cet auteur et dans une publication commentée de ses œuvres par Esmangart et Eloi Johanneau en 1823, il semble que ce dernier qui avait été lui-même franciscain l’utilise également dans ce sens là, même s’il ne l’y réduit pas.

Le frère lubin de Clément Marot

A_lettrine_moyen_age_passionla tendance à tirer partie des ingénus et des crédules déjà contenue en filigrane dans la définition originale du sobriquet, Clément Marot ajoutera la cupidité et rejoindra ainsi le profil devenu pratiquement archétypal du religieux cupide et profiteur tel que Bodel ou Rutebeuf nous l’avaient présenté dans leurs fabliaux (voir De Brunain la vache au prêtre et Le  testament de l’âne).

Marot y ajoutera encore le goût pour la débauche autant que la grivoiserie et, pour tout dire, une propension à s’encanailler par tout moyen et hors de toute éthique. A l’hypocrisie et la fausse prêche viennent donc s’ajouter la vie dissolue. Il est difficile de savoir si l’auteur, amateur de bons mots et de satires, pousse plus loin la définition pour la farce ou si le sens populaire et d’époque attribuait déjà à ce frère Lubin ces traits de caractères.

(Ci-contre un moine et sa bouteille de vin, toile de Bellei Gaetano, peintre du XIXe)


« D’un qu’on appelait frère Lubin »
de Clément Marot

« Pour courir en poste à la ville,
Vingt foys, cent foys, ne sçay combien;
Pour faire quelque chose vile,
Frère Lubin le fera bien;
Mais d’avoir honneste entretien.
Ou mener vie salutaire,
C’est à faire à un bon chrestien.
Frère Lubin ne le peult faire.

Pour mettre, comme un homme habile,
Le bien d’autruy avec le sien,
Et vous laisser sans croix ne pile.
Frère Lubin le fera bien;
On a beau dire : je le tien,
Et le presser de satisfaire.
Jamais ne vous en rendra rien.
Frère Lubin ne le peult faire.

Pour desbaucher par un doulx stile
Quelque fille de bon maintien,
Point ne fault de vieille subtile,
Frère Lubin le fera bien.
Il presche en théologien,
Mais pour boire de belle eau claire,
Faictes la boire à vostre chien.
Frère Lubin ne le peult faire.

ENVOY
Pour faire plus tost mal que bien
Frère Lubin le fera bien;
Et si c’est quelque bon affaire.
Frère Lubin ne le peult faire. »


En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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La prime estampie royale du manuscrit du roy en compagnie d’Hespèrion XXI

musique_medievale_danse_estampie_manuscrit_du_roy_moyen-age_jordi_savall_hesperion_XXISujet : musique médiévale et ancienne, danse médiévale, estampies royales
Période :  moyen-âge central, XIIIe siècle,
Titre : La Prime Estampie Royale
Tirée du manuscrit du Roy (Roi), chansonnier du Roy, Français 844, BnF
Interprète: Jordi SAVALL,  Hespèrion XXI
Album :  Estampies & danses royales
Production : Alia Vox (2008)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous explorons à nouveau le manuscrit du Roy  appelé encore le chansonnier du roy et ses estampies royales en vous proposant une autres de ses estampies, danse compliquée dont le maître de musique Jean de Grouchy expliquait dans son traité  Ars musicae. du XIIIe siècle  que le concentration qu’elle requérait pouvait éloigner de l’esprit les mauvaises pensées et la vanité.

Pour l’estampie que nous partageons ici, nous continuons de suivre l’interprétation de la formation de Jordi Savall, Hespèrion XXI et son excellent album « Estampies et danses royales« , enregistré en 2007 au monastère de Santes Creus, abbaye cistercienne du XIIᵉ siècle de la province de Tarragone.

L’album « Estampies & Danses Royales »

J_lettrine_moyen_age_passione me permets de citer ici les mots même de Jordi Savall à propos de cet album entièrement dédié aux estampies du manuscrit du Roy parce qu’ils ont le mérite de montrer tout le soin et le sérieux apportés à la préparation de ce type d’albums. En l’absence d’annotations (instruments, tempo, ornementation, etc…), il s’agit d’effectuer là un véritable travail  de reconstitution et on voit bien à quel point l’artiste et le chercheur travaillent alors de « concert » pour retrouver l’interprétation la plus juste tout en conservant une liberté laissée de fait également aux musiciens d’alors, par les « vides » même de l’écriture musicale médiévale:

jordi_savall_fusion_art_et_recherche_musique_ancienne_medievale« Notre choix d’une édition intégrale se justifie non seulement par la grande singularité et l’importance de ce recueil, mais surtout par la beauté et l’énergie vitale qui émanent de ces musiques apparemment très archaïques mais, en fin de compte, véritablement modernes par leur caractère « improvisatoire » et leurs structures et conception géniales. (…) Nos choix d’instrumentation, de caractère, de tempo, d’ornementation et d’improvisation, ont été faits après l’étude des principales sources historiques contemporaines du manuscrit. Ils ont été faits aussi après avoir consulté les nombreux textes qui nous parlent de l’Estampie ou des instruments joués selon les écrits poétiques de l’époque, comme les Leys d’Amors qui nous parlent des « Cil vieleur vielent lais Canconnetez et estampiez » ou des « Menestrel de viele (qui) ont une estampie nouvelle ». Nous avons aussi et surtout tenu compte des nombreuses informations théoriques et pratiques contenues dans les principaux traités de l’époque, tel que celui de De Musica, publié par le grand théoricien de la musique Jean de Grouchy, le parisien connu surtout comme Johannes de Grocheo (c. 1255 – c. 1320). »
Jordi Savall – A propos de l’album Estampies et Danses royales

musique_danse_medievale_manuscrit_du_roy_estampies_royales_jordi_savall_hesperion_XXI

Pour plus de détails sur le contenu de l’album autant que sur l’approche artistique et, il faut bien le dire, historique de cet artiste passionné de musiques médiévales et anciennes, je vous recommande de consulter la page suivante sur le site Alia-vox.

Avant d’en conclure, ajoutons qu’entre autres nombreux interprètes et musicien, vous pourrez retrouver à la vielle à roue dans cet album l’instrumentiste, musicien et chanteur René Zosso.

En vous souhaitant une bonne écoute et une très belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Lecture audio poésie médiévale : Ci encoumence la complainte de Rutebeuf sur son Oeil

rutebeuf_trouvere_poete_auteur_medieval_pauvreteSujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, Léo Ferré, Vieux français, langue d’oil, Pauvre rutebeuf, complainte.
Période : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?)
Titre : le dit de l’oeil, la complainte de l’oeil.

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionans la série les exercices « peau de banane » du début de semaine, nous nous proposons, aujourd’hui, de nous attaquer à la lecture audio d’une poésie relativement longue et compliquée de Rutebeuf , et bien sûr pour faire simple, dans la langue originale de ce dernier, le vieux parler d’Oil du XIIIe siècle, de Paris.

lecture_audio_peau_de_banane_rutebeuf_le_dit_de_loeil_vieux_françaisVoici donc le Dit de l’Oeil ou Ci encoumence la complainte de Rutebeuf sur son Oeil, texte auquel nous avions déjà consacré un article précédent. Nous y faisions, au passage, un hommage à Léo Ferré en saluant l’alchimie poétique qui, à travers les siècles, était venu connecter les deux poètes pour donner naissance à la chanson « Pauvre Rutebeuf » de ce dernier.

Pour revenir sur cette lecture audio, l’exercice est d’autant plus difficile que la langue de Rutebeuf est aussi subtile que pleine de particularismes. Elle est, de fait souvent ardue à prononcer comme à décrypter, si on la compare à certains autres auteurs contemporains du XIIIe siècle comme Jean de Meung par exemple, qui  s’excusait de son côté de ne pas parler cette forme particulière de la langue d’Oil que l’on parlait alors à Paris. Nous devons remercier encore au passage Michel Zink pour le grand travail de traduction qu’il a fait de l’auteur médiéval et la BnF pour mettre à disposition une partie de ces adaptations sur le site Gallica.fr.

Ou placer le curseur de l’Humour?

J_lettrine_moyen_age_passione dois ajouter  concernant ce texte de Rutebeuf, qu’il est extrêmement difficile de situer le curseur de l’Humour chez cet auteur et dans ce texte en particulier. Si l’on imagine en effet cette poésie lue à voix haute devant un public, et il le faut bien puisque que Rutebeuf nous le dit « Or, écoutez, vous qui rimes me demandez », on peut supposer tout de même que l’auteur doit aussi divertir et pas seulement se plaindre. Les vers suffisent-ils à atteindre le but au delà du contenu ou le texte est-il intercalé après plusieurs autres sur d’autres sujets que ses propres misères?

Peut-être est-ce une déformation moderne de ce que l’on peut considérer comme un « divertissement », mais je trouve difficile tout de même que Rutebeuf vienne à ce point se plaindre de tout ainsi, sans y mettre quelques notes d’humour. Il nous a habitué il est vrai à sa causticité mais ici rien ne l’arrête et tout est sujet à complainte au point que l’accumulation si l’on n’imagine qu’elle contient une pointe d’humour pourrait devenir accablante pour l’oreille même d’un auditoire: sa femme est moche et n’a pas de charme, elle lui fait un enfant qu’il faut nourrir et dont il faut payer la nourrice sans quoi il reviendra braire dans la maison, son cheval se casse la patte, etc, etc. Où placer le curseur de l’humour et de la caricature dans cette complainte dont on serait tenté de penser sinon qu’elle confine à l’exagération? Pour autant on ne peut pas non plus imaginer que Rutebeuf quand il la « joue » le fasse de façon exagérément geignante un peu façon commedia dell’Arte (tout anachronisme mis à part), mais j’avoue avoir presque hésité à un moment donné à aller dans ce sens, ne serait-ce que pour la curiosité. Pourtant dans le même temps, la dimension dramatique forte que l’on retrouve aussi dans le texte semble rendre l’exercice délicat tout de même.

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Les misères ou les mystères d’un
trouvère de petite noblesse désargenté

J_lettrine_moyen_age_passione dois ajouter encore quelque chose qui me trouble dans cette complainte et sans doute mon raisonnement est-il un peu faussé par la présentation de Rutebeuf que fait Achille Jubinal dans sa publication des oeuvres de Rutebeuf datant de 1844.

En mettant bout à bout les choses que le poète médiéval nous conte se dessine en effet un trouvère de bonne éducation qui, bien que désargenté, reste tout de même issu d’un milieu bourgeois et même plus certainement de petite noblesse. Ce texte nous apprend encore qu’il a un cheval, une nourrice et l’on sait, à travers ses textes et celui-ci inclus, que des nobles ou seigneurs d’importance ont été plutôt généreux envers lui.

Bien sûr, nul doute qu’il a ses ennemis et que ses satires et ses diatribes lui ont aussi fermées quelques portes, mais tout de même, si on le prend au pied de la lettre, pour être si souvent et si littéralement sur la paille, Rutebeuf ne fait pas non plus figure d’un miséreux issu de classe populaire basse de son époque. Alors en rajoute-t-il dans ses textes pour être sûr de soutirer quelques pièces? A quel point tout cela fait-il partie du personnage qu’il s’est composé et qui se cache derrière ce nom un peu lourdeaud  de boeuf rustre et sans manière? Ou faut-il penser plutôt comme l’avance Achille Jubinal, en recoupant le texte de la poésie « la Griesche D’hiver » (un jeu d’argent et de dés), que le poète souffre d’un mal personnel tout autre qui explique la misère qui semble lui coller à la peau en permanence.

« Je savais faire monter la mise:
mes mises ont englouti tout ce que j’avais,
elles m’ont fourvoyé
hors du chemin, elles m’ont dévoyé.
J’ai risqué des mises insensées,
je m’en souviens.
Je le vois maintenant: tout va, tout vient,
c’est forcé que tout aille et vienne,
sauf les bienfaits.
Les dés que l’artisan a faits
m’ont dépouillé de mes habits,
les dés me tuent,
les dés me guettent, les dés m’épient,
les dés m’attaquent et me défient,
j’en souffre. »
Rutebeuf. Extrait: la Griesche d’Hiver

Alors, souffre-t-il de cet excès de jeu d’argent au point d’en être prisonnier? Il fait encore allusion dans ce dit de l’oeil à ses « excès » (outrages)?

« Ne sai ce s’a fait mes outrages.
Or devanrrai sobres et sages
Aprés le fait
Et me garderai de forfait. »
Rutebeuf – Extrait : le dit de l’Oeil

« Je ne sais si je dois cela à mes excès,
Mais, dorénavant, je serais sobre et sage
Après tout cela,
Et me garderai de mal me conduire »

I_lettrine_moyen_age_passion copial reste difficile de le savoir bien sûr, et il ne s’agit pas de tomber dans la psychologie à trois sous ici, mais tout de même cela semble une hypothèse intéressante qui pourrait lever un coin du voile sur les difficultés permanentes dont il ne cesse de se plaindre, autant qu’elle pourrait expliquer aussi les formes que prennent ces complaintes où tout semble l’accabler et où il se livre sans frein à un étalage où chaque chose qui lui survienne semble fournir une occasion de plus de l’accabler. Pour autant qu’on en est fait quelquefois un des premiers poètes maudits à l’image de Villon, je ne me parviens pas tout à fait à me convaincre que les deux hommes sont de la même veine et pas d’avantage que la comparaison entre les deux ne me semblent justifier.

Quoiqu’il en soit entre humour et détresse, Rutebeuf, même à nu, ne se laisse pas percer si facilement et, passez-moi la formule un peu creuse et surfaite, mais pour le coup, cela me semble justifier,  il a emporté avec lui sa part de mystère. Puissions-nous, en tout cas, parvenir à le faire revivre un peu dans ces lectures audio dans sa langue originale.

Voir l’article précédent sur la complainte de Rutebeuf sur son oeil

En vous souhaitant une très belle journée.

Fred
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