Archives de catégorie : Musiques, Poésies et Chansons médiévales

Vous trouverez ici une large sélection de textes du Moyen âge : poésies, fabliaux, contes, chansons d’auteurs, de trouvères ou de troubadours. Toutes les œuvres médiévales sont fournis avec leurs traductions du vieux français ou d’autres langues anciennes (ou plus modernes) vers le français moderne : Galaïco-portugais, Occitan, Anglais, Espagnol, …

Du point du vue des thématiques, vous trouverez regroupés des Chansons d’Amour courtois, des Chants de Croisade, des Chants plus liturgiques comme les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille, mais aussi d’autres formes versifiées du moyen-âge qui n’étaient pas forcément destinées à être chantées : Ballades médiévales, Poésies satiriques et morales,… Nous présentons aussi des éléments de biographie sur leurs auteurs quand ils nous sont connus ainsi que des informations sur les sources historiques et manuscrites d’époque.

En prenant un peu le temps d’explorer, vous pourrez croiser quelques beaux textes issus de rares manuscrits anciens que nos recherches nous permettent de débusquer. Il y a actuellement dans cette catégorie prés de 450 articles exclusifs sur des chansons, poésies et musiques médiévales.

« En ceste note dirai » une chanson médiévale courtoise du très plaisant Colin Muset

poesie_litterature_medievale_realiste_satirique_moral_moyen-ageSujet  : musique, chanson médiévale, humour,  trouvère, ménestrel, jongleur, auteur médiéval, vieux-français, amour courtois, langue d’oïl, bonne chère.
Période  : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Colin Muset (1210-?)
Titre    « En ceste note dirai »
Ouvrage :   Les chansons de Colin Muset
(2e édition)  éditées par Joseph Bédier (1938)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous vous proposons, aujourd’hui, une nouvelle incursion  au  Moyen Âge central , en compagnie du trouvère Colin Muset.   Entre courtoisie et légèreté,  entre lyrisme et goûts pour les plaisirs de la table,   ce très sympathique auteur médiéval nous a laissé une œuvre courte, d’une vingtaine de pièces,  mais toujours rafraîchissante.

Une chanson courtoise
teintée de joie et de légèreté  

deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaleLa chanson du jour  se situe  en plein dans la lyrique courtoise.   Colin Muset y campe le parfait  amant  à la merci du désir et de l’acceptation de  la belle que son cœur a élue.  Conventions obligent, pour peu on y mourrai d’amour.  Pourtant, le ton ici reste léger,  et, au sortir, cette pièce respire  bien plus la  joie,  le divertissement et l’envie  de  célébrer l’amour.

A la différence  de   nombre de ses contemporains, si un baiser de la belle damoiselle fera, à coup sûr, s’envoler le cœur de notre poète, il  sera aussi pour  les deux  amants,  la promesse d’une vie remplie de bonne chère et de  plaisirs Bacchusiens : oies grillées bien grasses et vin à profusion,  chez Colin Muset, les  joies   des banquets et leurs libations ne  sont jamais très éloignées des plaisirs de l’amour. C’est d’ailleurs bien  un   des traits qui fait tout son charme ; à  huit siècles  de  sa maîtrise de la lyrique courtoise et de ses codes,   ses clins d’œil  aux plaisirs de l’estomac comme ici, ou ailleurs à la pingrerie de ses hôtes  (voir sire cuens j’ai viélé) ou même au flirt de leurs dames, sont encore là pour nous faire sourire.

Sources  historiques et manuscrits anciens

Pour la transcription de la pièce du jour en graphie moderne, nous avons choisi  Les chansons de Colin Muset   de  Joseph Bédier. Cet ouvrage,   daté de 1938, fait toujours référence quant à l’œuvre du trouvère. On le trouve encore édité de nos jours : Les Chansons. Edite par Joseph Bedier. Deuxieme Edition Corrigee et Completee. (1938).

Pour le reste, cette chanson est présente dans  trois manuscrits médiévaux d’époque. Depuis Bédier, les nomenclatures ont totalement changé. Il faut donc faire un peu de recherches pour les retrouver. Tout trois sont consultable en ligne sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France. En voici le détail.

colin-muset-musique-chanson-medievale-trouvere-vieux-francais-moyen-age-francais-845-bnf-s  Le Français 845

On citera,  pour commencer le  MS   Français 845 (ancienne cote Regius 7222.2), désigné par Manuscrit N par Bédier. Daté de la fin du  XIIIe  siècle,  ce superbe ouvrage  contient divers chansons, jeux-partis et pastourelles de trouvères avec leur notation musicale.   La chanson de notre trouvère  y est annotée sur son premier couplet, et on peut supposer qu’elle se répète pour le reste de  la pièce.  (voir photo ci-dessus – consulter le manuscrit original sur Gallica)

colin-muset-musique-chanson-medievale-trouvere-vieux-francais-moyen-age-ms-5198-bnf-s

Le MS 5198

On ajoutera à   cela le Manuscrit médiéval désigné  sous le nom de K par Bédier et ses contemporains. On  le retrouve à la BnF sous la cote  Ms  Arsenal   5198 (photo ci-dessus). Ce véritable trésor des débuts du XIVe siècle (1300-1325), également connu sous le nom de Chansonnier de Navarre,  contient pas moins de 420 pages.   Elles sont emplies de pièces et chansons annotées musicalement, de trouvères du   XIIIe, dont, entre autre, l’oeuvre de Thibaut de Champagne.   Vous pourrez  consulter ce manuscrit ancien sur Gallica au lien suivant.

Le   Français 20050

Pour terminer ce tour des sources d’époque, on peut encore trouver cette pièce dans le  manuscrit désigné X (par J Bédier) ou même encore U par d’autres auteurs. Il fait référence au chansonnier occitan X.  A la fin du XIIIe siècle, cet ouvrage à été recopié, avec le  Chansonnier français U, dans le manuscrit référencé Français 20050  à la BnF. Nous vous avons déjà parlé,  à plusieurs reprises, de cet ouvrage médiéval célèbre, également connu sous le nom de  Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés (consultation en ligne sur Gallica).


  » En ceste note dirai »  du vieux français
de  Colin Muset au français moderne

Traduction en français moderne

deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaleA l’habitude, nous avons nous sommes chargé d’approcher la traduction du vieux français d’oïl de Colin Muset au français moderne. En dehors des dictionnaires et des différents supports sur lesquels nous nous sommes appuyés, nous voulons citer ici une source d’intérêt, trouvée en chemin. Il s’agit d’un site web dédié à la littérature européenne et proposé par l’Université de Rome.  Si vous parlez italien, vous y découvrirez  une véritable mine d’or avec de nombreux auteurs médiévaux approchés et traduits par des chercheurs et universitaires italiens venus d’horizons divers. Voici notamment une traduction (italienne) de la chanson du jour : Colin Muset, letteratura europea,  Università di Roma.

I.

En ceste note dirai
D’une amorete que j’ai,
Et pour li m’envoiserai
Et bauz et joianz serai:
L’en doit bien pour li chanter
Et renvoisier et jouer
Et son cors tenir plus gai
Et de robes acesmer
Et chapiau de flors porter
Ausi comme el mois de mai.

Dans cette chanson je parlerai
D’une amourette (amante) que j’ai,
Et pour elle je me divertirai   (réjouir, divertir)
Et je serai audacieux et joyeux :
On doit bien chanter pour elle
Et se réjouir et se divertir,
Et tenir son corps en joie
Et s’orner de beaux habits
Et porter un chapeau de fleurs (coiffe, couronne)
Comme durant le moi de mai.

II.

Trés l’eure que l’esgardai,
Onques puis ne l’entroubliai;
Adès i pens et penserai:
Quant la vois, ne puis durer,
Ne dormir, ne reposer.
Biau trés douz Deus, que ferai?
La paine que pour li trai,
Ne sai conment li dirai:
De ce sui en grant esmai
Oncore a dire li ai;
Quant merci n’i puis trouver
Et je muir por bien amer,
Amoreusement morrai.

Dès lors que je la vis
Jamais plus je ne l’oubliais ;
Je pense toujours à elle et toujours y penserai:
Quand je la vois, je ne peux résister,
Ni dormir, ni prendre de repos.
Bon et très doux Dieu, que vais-je faire?
La douleur que j’endure pour elle,
Je ne sais comment je lui dirai :
Cela me cause un grand émoi ( inquiet),
Car il me faut encore lui dire ;
Tant que je ne peux trouver grâce
Et que je meurs pour bien aimer
Je mourrai avec amour.

III.

Je ne cuit pas ensi morir,
S’ele mi voloit retenir
En bien amer, en biau servir;
Et du tout sui a son plesir
Ne je ne m’en qier departir,
Mès toz jorz serai ses amis.

Je ne pense pas qu’ainsi je mourrais
Si elle voulait me garder auprès    d’elle
Pour bien l’aimer et bien la servir (avec application):
Et en toute chose, je me tiens à son entière disposition
Ni ne veux m’en séparer
Mais toujours demeurer son ami.

IV.

Hé! bele et blonde et avenant,
Cortoise et sage et bien parlant,
A vous me doig, a vous me rent
Et tout sui vostres sanz faillir.
Hé! bele, un besier vous demant,
Et, se je l’ai, je vous creant
Nul mal ne m’en porroit venir.

Eh! Belle et blonde et agréable (notion de valeur, de mérite ?),
Courtoise et sage, au beau parler
A vous je me donne, à vous, je me livre
Et je suis vôtre tout entier, sans faillir.
Eh! Belle, je ne vous demande qu’un  baiser
Et si je l’obtiens,  je vous garantis (créant : de creire, croire)
Qu’aucun mal ne m’en pourrait advenir.

V.

Ma bele douce amie,
La rose est espanie;
Desouz l’ente florie
La vostre conpaignie
Mi fet mult grant aïe.
Vos serez bien servie
De crasse oe rostie
Et bevrons vin sus lie,
Si merrons bone vie.

Ma belle douce amie,
La rose s’est épanouie;
Sous la branche fleurie
Votre compagnie
Me procure un grand réconfort (aïe : aide, secours).
Vous serez bien servi
D’oie grillée bien grasse
Et nous boirons le vin sur la lie,
Et ainsi, mènerons  une bonne vie.

VI.

Bele trés douce amie,
Colin Muset vos prie
Por Deu n’obliez mie
Solaz ne compagnie,
Amors ne druerie:
Si ferez cortoisie!

Ceste note est fenie.

Belle et très douce amie,
Colin Muset vous supplie
Par Dieu n’oubliez jamais
l’amusement, ni la compagnie,
L’amour, ni les plaisirs amoureux (affection, tendresse, galanterie, gages)
Ainsi vous serez courtoise! (vous pratiquerez la courtoisie)

Cette chanson est terminée.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

La Ballade pour un prisonnier et l’école de Villon par Antoine Campaux

Francois_villon_poesie_litterature_medievale_ballade_menu_propos_analyseSujet  : poésie médiévale, ballade médiévale, moyen-français,  poésie réaliste,    corpus Villon.
Auteur  :    anonyme,   attribuée à   François Villon    (1431-?1463)
Période    : Moyen Âge tardif, XVe siècle.
Titre    : « Ballade pour ung prisonnier »
Ouvrage     :    Jardin de plaisance et fleur de rethoricque,  A Vérard  (1502). François Villon, sa vie et ses oeuvres,  Antoine Campaux (1859)

Bonjour à tous

D_lettrine_moyen_age_passionans le courant du XIXe siècle, avec le développement des humanités et du rationalisme, émergent plus que jamais, la volonté de catégoriser, classer mais aussi de mettre en place  une véritable méthodologie dans le domaine de l’Histoire. De fait, de nombreux esprits brillants s’attellent alors aux manuscrits et à la systématisation de leur étude, et ce sera, également, un siècle de grands débats autour des auteurs du Moyen Âge et de la littérature médiévale.

Manuscrits, attributions et zones d’ombre

Corollaire de ces travaux variées, mais aussi de la découverte de nouvelles sources, on se pose alors souvent la question d’élargir, ou même quelquefois de restreindre, le corpus des nombreux auteurs médiévaux auxquels on fait face. D’un expert à l’autre, la taille des œuvres prend ainsi plus ou moins « d’élasticité », suivant qu’on en ajoute ou qu’on en retranche des pièces, en accord avec les manuscrits anciens ou même, parfois, contre eux.

 deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_siècleOn le sait, dans ces derniers, il subsiste  toujours des zones d’ombre. A auteur égal, les noms ou leur orthographe peuvent varier sensiblement. En fonction des manuscrits, des pièces identiques peuvent aussi se retrouver attribuées à des auteurs différents. Enfin, certains codex foisonnent de pièces demeurées anonymes.   Dans ce vaste flou, on comprend que les chercheurs soient souvent tentés de forger des hypothèses pour essayer de mettre un peu d’ordre ou de faire des rapprochements.

Ajoutons que cet anonymat des pièces n’est pas que l’apanage des codex du Moyen Âge central et de ses siècles les plus reculés.   Entre    la  fin du XVe siècle et le début  du XVIe siècle, on verra, en effet, émerger un certain nombre de recueils, fascicules ou compilations de poésies qui ne mentionneront pas leurs auteurs d’emprunt  (La  récréation et passe temps des tristes, Fleur de poésie françoyse, etc…).  Un peu plus tard, ce phénomène sera même favorisé par l’apparition de l’imprimerie.  En recroisant avec d’autres sources historiques, on parviendra alors à réattribuer certaines de ces pièces à leurs auteurs mais d’autres demeureront  anonymes et, là encore, on sera tenté, quelquefois, d’y voir l’empreinte d’un poète connu et, à défaut, d’éventuels copieurs ou disciples.

Le corpus de François Villon

Concernant cette « élasticité » des corpus,  à  l’image d’autres poètes du Moyen Âge, François Villon n’y fera pas exception. La notion d’auteur étant peu fixée durant la période médiévale, et la copie considérée comme un exercice littéraire louable, on peut alors  légitimement supposer que le poète a pu faire des émules.  Bien sûr, il en va aussi des grands auteurs médiévaux un peu comme les grands peintres : on est toujours, à l’affût et même désireux, de découvrir une pièce nouvelle.

Comme Villon est un auteur du Moyen Âge tardif et donc assez récent, on lui connait, depuis longtemps, une œuvre assez bordée. Dès après sa mort et plus encore après l’invention de l’imprimerie, son legs  a aussi fait l’objet de maintes rééditions. Pourtant, depuis le milieu du XVIIIe siècle, un ouvrage est déjà  venu semer le doute sur le corpus réel de notre poète médiéval.

Les travaux de Nicolas Lenglet Du fresnoy

 Signé de la main de Nicolas Lenglet Du Fresnoy, le MS Paris Arsenal 2948  est un essai inachevé sur l’œuvre de Villon qui élargit, notablement le nombre de pièces pouvant lui être attribuées. Pour étayer ses propos, Lenglet s’appuie sur plusieurs sources, dont une qui nous intéresse particulièrement ici. Il s’agit d’un ouvrage daté du tout début du XVIe siècle et ayant pour titre « Le jardin de plaisance et fleur de rethoricque » (Ms  Rothschild 2799).

On trouve, dans ce manuscrit très fourni, certaines pièces que d’autres sources historiques attribuent, par ailleurs, clairement à Villon ; à leur côté, se tiennent d’autres poésies, inédites,    demeurées sans auteur, mais qui évoquent suffisamment le style ou la vie de Villon pour que Lenglet   Du Fresnoy  soit tenté de les rapprocher de ce dernier.

jardin-plaisance-villon-ballade-poesie-medievale-moyen-age-tardif-s
La Ballade pour ung prisonnier dans le jardin de plaisance et la fleur de rethoricque

Un aparté sur l’attribution de l’œuvre :
Lenglet Du Fresnoy  éclispé par   La Monnoye

Pour en  dire un mot,   sur la question des attributions, l’affaire prend un tour assez cocasse, mais cette fois-ci, du point de vue  de l’oeuvre sur l’oeuvre. En effet, une erreur fut faite au XIXe siècle, vraisemblablement par Pierre Jannet  :   dans ses Œuvres    complètes de François Villon  (1867), ce dernier attribua les travaux de Lenglet Du Fresnoy à  Bernard de la Monnoye et cette erreur a perduré jusqu’à nous. Elle continue même d’être faite régulièrement et on doit à  Robert D Peckham de s’être évertué à la déconstruire. Voir   Villon Unsung : the Unfinished Edition of Nicolas Lenglet Du Fresnoy, Robert D Peckham, tiré de Breakthrough: Essays and Vignettes in Honor of John A. Rassias,  2007, ed. Melvin B. Yoken. Voir également Le Bulletin  de la Société François Villon numéro 31.


Quoiqu’il en soit, pour revenir à nos moutons, autour des années 1742-1744, Nicolas Lenglet Du Fresnoy avait extrait du Jardin de plaisance et fleur de rethoricque de nombreuses pièces, en les attribuant à notre auteur médiéval, au risque même de le faire un peu trop largement. Ce sera, en tout cas, l’avis de certains biographes postérieurs de Villon dont notamment Jean-Henri-Romain Prompsault,  au début du  XIXe siècle. S’il ne suivra pas son prédécesseur sur toute la ligne,  ce  dernier  conserva, tout de même, une partie des pièces retenues par Lenglet dans ses  Œuvres  de maistre François Villon, corrigées et augmentées d’après plusieurs manuscrits qui n’étoient pas connues (1835).

Antoine Campaux sur les pas de Lenglet

Vingt-cinq ans  après Prompsault, dans son ouvrage François Villon, sa vie et ses œuvres (1859), l’historien et écrivain Antoine Campaux  reprendra  d’assez près  les conclusions de  Lenglet sur certaines pièces du Jardin de Plaisance et Fleur de Rhétorique et leur attribution possible à Villon.  Voici ce qu’il en dira  :

« Plusieurs de ces pièces semblent se rapporter, de la façon la moins équivoque, aux circonstances les plus caractéristiques de la vie du poète, comme à ses amours, à sa prison, à son exil, à sa misère, à son humeur. Quelques-unes présentent, avec certains huitains du Petit et particulièrement du Grand- Testament, des rapports si étroits et parfois même des ressemblances si grandes de fond et de forme ; l’accent enfin de Villon y éclate tellement, que c’est, du moins pour nous, à s’y méprendre. (…) Nous sommes donc persuadés avec Lenglet, qu’un grand nombre de pièces de cette compilation ne peut être que de Villon, ou tout au moins de son école. Elles en ont à nos yeux la marque, et entre autres la villon-antoine-campaux-ballade-poesie-moyen-age-tardiffranchise du fond et de la forme, assez souvent la richesse de rimes, et parfois ce mélange de tristesse et de gaieté, de comique et de sensibilité qui fait le caractère de l’inspiration de notre poète. »     A Campaux –  op cité

Pour information, si cet ouvrage vous intéresse, il a été réédité par Hardpress Publishing.  Vous pouvez le trouver au lien suivant : François Villon, Sa Vie Et Ses Oeuvres.

L’École de Villon selon Campaux

Bien que largement convaincu de la paternité villonesque d’une majorité des pièces retenues, Campaux prendra la précaution de les rattacher à une « école de Villon », en soumettant la question de leur attribution à la sagacité du lecteur ; à quelques exceptions près, ses commentaires, insérés entre chaque pièce, ne laisseront pourtant guère d’équivoque sur ses propres convictions.

deco_poesie_medievale_enluminures_francois_villon_XVe_sièclePour le reste, le médiéviste retiendra dans son Ecole de Villon, autour de 35 rondeaux et ballades,  issus du Jardin de Plaisance, qu’il classera en plusieurs catégories : chansons à boire, poésies sur le thème de l’amour, ballades plus directement liées à l’évocation de l’exil, la misère et l’incarcération de Villon. Il dénombrera, enfin, des ballades sur des sujets plus variés  et des pièces plus satiriques et politiques. Concernant ces toutes dernières, l’historien tendra, cette fois, à les attribuer plutôt à Henri Baude, qu’il désignera, par ailleurs, comme « un des meilleurs élèves de Villon« .

Aujourd’hui, parmi tous les poésies citées par   Campaux, nous avons choisi de vous présenter celle intitulée « Ballade pour ung prisonnier ». Voici ce qu’il nous en disait   :    « Cette pièce est certainement de Villon, du temps qu’il était dans le cachot de Meung. J’y entends et reconnais les plaintes, les remords, les excuses, les projets de changements de vie, et il faut le dire aussi, les sentiments de vengeance de la première partie du Grand-Testament. »

Nous vous laisserons en juger mais il est vrai qu’à la lecture, on comprend aisément le trouble du médiéviste. Depuis lors, aucun expert n’a pu trancher définitivement sur la question de cette attribution et à date, on n’a trouvé cette pièce dans aucun autre manuscrit d’époque.

francois-villon-ballade-prisonnier-jardin-de-plaisance-poesie-medievale-moyen-age-tardif


Ballade pour ung prisonnier

S’en mes maulx me peusse esjoyr,
Tant que tristesse, me fust joye,
Par me doulouser et gémir
Voulentiers je me complaindroye.
Car, s’au plaisir Dieu, hors j’estoye,
J’ay espoir qu’au temps advenir
A grant honneur venir pourroye,
Une fois avant que mourir.

Pourtant s’ay eu moult à souffrir
Par fortune, dont je larmoye,
Et que n’ay pas pou obtenir,
N’avoir ce que je prétendoye,
Au temps advenir je vouldroye
Voulentiers bon chemin tenir,
Pour acquérir honneur et joye,
Une fois avant que mourir.

Sans plus loin exemple quérir,
Par moy mesme juger pourroye
Que meschief nul ne peult fouyr,
S’ainsy est qu’advenir luy doye.
C’est jeunesse qui tout desvoye,
Nul ne s’en doit trop esbahyr.
Si juste n’est qui ne fourvoye,
Une fois avant que mourir.

ENVOI.

Prince s’aucun povoir avoye
Sur ceulx qui me font cy tenir,
Voulentiers vengeance en prendroye,
Une fois avant que mourir.


Une belle journée à tous.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ces formes.

« L’amour dont sui espris », Blondel de Nesle pris au jeu de la courtoisie

trouvere_chevalier_croise_poesie_chanson_musique_medievale_moyen-age_centralSujet :   musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor.
Période :   XIIe siècle,  XIIIe s, Moyen Âge central
Titre: 
L’amour dont sui espris
Auteur :    
Blondel de Nesle (1155 – 1202)
Interprète : 
Martin Best Mediaeval Ensemble
Album : Songs of Chivalry (1983)

Oyez, oyez, bonnes gens,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous vous proposons de nous suivre jusqu’aux abords du  XIIe siècle, au temps du  Moyen Âge des trouvères et avec  l’un des plus célèbres d’entre eux : Blondel de Nesle,  noble chevalier croisé, devenu héros de légende et grand compagnon, dit-on aussi, de Richard Cœur de Lion.

Une pièce courtoise dans les règles de l’art

Comme tant d’autres auteurs de son temps, Blondel de Nesle a fait de la courtoisie un de ses cheval de bataille poétique.  Avec  la chanson du jour, il n’y déroge pas et nous livre  la    « complainte » d’un fine amant, dans les règles de l’art. Suspendu à la décision de la belle que son cœur  a élu,  il ne peut qu’espérer : la loyauté dont il  a fait preuve, jusque là, sera-t-elle récompensée ? La question restera en suspens à la fin de cette pièce mais, entre-temps, le trouvère nous aura brossé le portrait conventionnel de l’amant idéal, servant, anxieux, souffrant, à la merci d’un   acquiescement ou d’un rejet de sa dame.

Sources  et manuscrits

blondel-de-nesle-chanson-medievale-amour-courtois-amour-sui-espris-manuscrit-chansonnier-cange-francais-846-moyen-age-sOn peut retrouver cette chanson du chevalier trouvère dans un certain nombre de manuscrits médiévaux. Dans ces diverses sources, elle lui est, quelquefois,  attribuée sous le nom de  Blondel de Nesle, de Blondeaus ou encore de  Blondiaus.

Sur la photo ci-contre, nous avons choisi de vous présenter la version du Chansonnier Cangé. Conservé au département des manuscrits de la BnF sous la  référence  Français  846. ce manuscrit du XIIIe siècle, riche de 351 pièces d’époque, a l’avantage de nous fournir une notation musicale de cette composition (pour le consulter en ligne c’est ici). Il n’est d’ailleurs pas le seul dans ce cas. Cette pièce a, en effet, fait l’objet de plusieurs contrefactum, dont l’un d’eux, attribué à Gautier de Coinci, peut être retrouvé dans le Manuscrit de l’Arsenal   3517.

Transcription, interprétation, traduction

Pour la retranscription de cette chanson médiévale en calligraphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Prosper Tarbé daté de  1862 :  Les Œuvres de Blondel de Néele (collection des poètes de Champagne antérieurs au XVIe siècle).  Enfin, pour mieux  la  découvrir, nous vous proposons l’interprétation qu’en fit l’ensemble  Martin Best dans le courant des années 80 et nous terminerons, en vous gratifiant d’une traduction maison de l’oïl de Blondel au français moderne.

L’amour dont sui espris  ,   Blondel de Nesle par Martin Best

Martin Best et son album Songs of Chivalry.

Nous avons déjà eu l’occasion de vous présenter la formation   Martin Best, ainsi que son excellent album « chansons de chevalerie ».  Nous n’allons donc pas y revenir dans le détail et  vous pouvez vous reporter à l’article suivant pour en savoir plus : Martin Best Mediaeval Ensemble.

musique-medievale-album-Martin-best-medieval-ensemble-trouveres-troubadours-moyen-ageRappelons simplement que, des années 70 aux 90, l’ensemble médiéval anglais a légué un nombre considérable d’interprétations et d’enregistrements sur la période  du Moyen Âge central. Sorti en 1983, Songs of Chivalry  n’en est qu’un échantillon mais il présente, tout de même, 19 pièces empruntées au répertoire des trouvères et des troubadours, interprétées de main de maître.  Vous pouvez retrouver  cet album à la vente en ligne  au format CD ou digitalisé   Mp3   : plus d’informations sur l’album Songs of chivalry.


L’amour dont sui espris, Blonde de Nesle
Du vieux français au français moderne

Notes sur la traduction :   c’est une première approche  qui n’a que le mérite d’un premier jet. Dans l’optique d’une publication, elle devrait, bien sûr, faire l’objet de quelques revisites  pour être précisée. N’hésitez pas à commenter si vous avez quelques lumières  à  apporter.

L’amour dont sui espris
Me force de chanter,
Si fait com hom sorpris
Qui ne puet amender.
Petit i ai conquis,
Mès bien me puis vanter :
Que j’ai pièça appris
A loyaument amer.
A li sont mi penser
Et seront a tous dis ;
Ja nès en quier oster.

L’amour dont je suis épris
Me commande de chanter,
Aussi, je le fais comme celui, pris au dépourvu,
Qui ne peut s’y soustraire.
J’y ai peu gagné
Mais je puis  bien me vanter
Que j’ai appris depuis longtemps
À aimer loyalement.
À elle vont mes pensées
Et y seront toujours ;
Jamais je ne voudrais les en ôter.

Remembrance du vis
Frés et vermeil, et cler,
A mon cuer en tel mis
Que ne l’en puis tourner ;
Et se j’ai les maus quis,
J’es doi bien endurer.
Se ai je trop mespris
Ains la doi mieux amer.
Comment que j’aie comper,
N’i ai rien , ce m’est vis
Que de merci crier.

Le souvenir du visage
Frais et vermeille et clair,
A mis mon cœur dans un tel état
Que je ne puis plus l’en détourner
Et puisque j’ai voulu ces maux
Il me faut bien le endurer,
Si, en cela, je me suis fourvoyé
Alors je dois l’aimer plus encore.
Pour ce que j’y ai gagné (1)
Il ne me reste plus, à mon avis,
Qu’à crier merci.

Lonc travail sans esploit
M’eust mort et traï.
Mes mes cuers attendoit
Ce pour quoi l’a servi.
Si pour lui l’ai destroit,
De bon cuer l’en merci.
Je sai bien que j’ai droit,
Qu’onc si bele ne vi.
Entre mon cuer et li
Avons fait si à droit
Qu’ains de rien n’en failli.

Une long effort  (tourment, peine) sans réussite (avantage, gain)
m’eut tué et trahi
Mais mon cœur  attend
Ce pour quoi il la servit.
Si pour elle je l’ai tourmenté (destreindre : tourmenter, torturer, contraindre)
Je l’en remercie de tout cœur.
Je sais bien que j’ai bien agi
Car jamais je ne vis si belle,
Entre mon cœur et elle
Nous nous sommes comportés si justement
Qu’ainsi rien ne faillit (ne fut mal fait, ne fit défaut)

Dex ! pourquoi m’occiroit,
Quant ainz ne li menti ?
Sé ja joians en soit
Li cuers, dont je la pri !
Je l’aim tant et convoit
Et cuid pour voir de li
Que chascuns, qui la voit
La doie amer ausi.
Qu’est ce, Dex, que je di !
Non feroit, ne porroit
Nul ne l’ameroit si.

Dieu ! Pourquoi m’occirait-elle
Quand jamais je n’ai failli à ma parole (je ne lui ai menti)
Si c’est le cas (2),  qu’en soit heureux
mon cœur,  je l’en implore !
Je l’aime et la désire tant
Et crois à la voir
Que chacun qui la voit
Doit l’aimer aussi.
Mais, Dieu, qu’est-ce que je dis ?
Nul ne le ferait, ni ne pourrait
l’aimer autant, ni aussi bien que moi.

Plus bele ne vit nus
Ne de cors ne de vis ;
Nature ne mist plus
De biauté en nul pris.
Pour lui maintiendrai l’us
D’Enéas et Paris,
Tristan et Piramus,
Qui amèrent jadis,
Et serai ses amis.
Or pri Dieu de lassus
Qu’à l’eure soie pris.

Jamais je ne vis plus belle qu’elle,
Ni de corps ni de visage :
La nature ne mit plus
De beauté en personne.
Pour elle, je suivrais l’usage
D’Enéas et Paris,
Tristan et Piramus,
Qui aimèrent jadis,
Et je serais leur égal (ami, parent ou « je serais son amant » (?)) ,
Or, je prie Dieu du ciel
Qu’il en prenne acte sur le champ. (que le sort en soit scellé)

Sé pitiez ne l’en prent,
Je sai qu’a estovoir
M’ocirra finement :
Ce doi je bien voloir.
Amé l’ai loiaument,
Ce me doit bien valoir,
Amors de gréver gent
N’eust si grant pooir.
De grans maus m’a fait hoir.
Dont Tristans soffri tant :
D’ameir sens decevoir.

Si elle ne me prend pas en pitié,
Je sais que, nécessairement,
Elle finira par me tuer.
Mais je dois bien le vouloir.
Je l’ai aimé loyalement,
Cela doit bien me valoir,
Que l’amour me fasse souffrir aimablement
S’il n’avait un si grand pouvoir.
Il m’a fait hérité de biens grands maux.
Dont Tristan souffrit tellement
Pour aimer sans tromperie.

(1) «  Comment que j’aie comper »   :    Pour ce que j’y ai gagné ?  Comperer : acheter, gagner, acquérir, expier, être puni – comment que : quoique, de quelque manière que )

(2) « Sé ja »  :    « Si c’est le cas »   Si jamais (?)


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

« A l’estourdy », au moyen âge tardif, un dit moral en rondeau de Henri Baude

henri-baude-auteur-medieval-poesie-satirique-moyen-age-tardif-vieux-francaisSujet  : poésie morale, poète courte,   poésie médiévale, politique, dits moraux, poésie courte, moyen-français, rondeau
Période  : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Henri Baude    (1430-1490)
Titre  :  dict moral en rondeau
Ouvrage  :  Les vers de Maître Henri Baude,   poète du XVe siècle,  M. Jules Quicherat (1856),

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous repartons vers le Moyen Âge tardif pour partager une nouvelle pièce courte de Henri Baude,  poète médiéval et petit fonctionnaire royal du temps de François Villon, qui connut, lui aussi, quelques déboires avec la justice.

Du peu de  sens et de sagesse dans nos actes

Satire et moralité sont les genres que Baude a principalement affectionnés. La poésie du jour se situe dans cette veine  et porte  le titre explicite de  « Dict moral en rondeau« .

Son  style, agréable et léger, autant que sa courte taille, n’excluent en rien sa profondeur. Il y est  question de l’inconstance et de « l’inconsistance », même, des décisions humaines. Étourderie, manque de réflexion et de sagesse, virages de comportement impromptus,  sans crier gare, l’auteur médiéval nous explique,   sans s’en exclure, à quel point  l’on peut faire les choix qui gouvernent nos actes et même nos vies, de manière légère et inconsidérée.

henri-baude-poesie-medievale-dict-moral-rondeau-moyen-age-tardif-XVe

Pour ce qui est du langage en usage dans ce rondeau, le moyen français de Henri Baude se rapproche tant du nôtre qu’il n’est guère besoin de le traduire littéralement. Quelques clés de vocabulaire seront donc  suffisantes.


Dict Moral en Rondeau

A l’estourdy, sans y veoir goutte.
On fait souvent mainte follye :
On va, on vient, on se marie.
Et ne sçait-on où l’on se boutte   (1).

On tire l’un, et l’autre on boutte,
On menasse et après on prye
A l’estourdy.

On parle assez, mais on n’escoutte,
Si ce n’est quelque menterie.
On dispose et puis on varie,
On mesdit de tous, somme toute,
A l’estourdy.

(1)   Bouter, boter : frapper, pousser, heurter, mettre, placer.


En vous souhaitant une excellente journée.

Fred
pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes