Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, auteur médiéval, littérature médiévale. Auteur : François Villon (1431-?1463) Titre : Le grand testament (extrait) Période : moyen-âge tardif, XVe siècle. Ouvrages : diverses oeuvres de Villon, PL Jacob (1854) , JHR Prompsault (1832), Villon & Rabelais, Louis Thuasne (1911)
Bonjour à tous,
ous vous proposons aujourd’hui un nouvel extrait commenté du Grand Testament de François Villon. A ce point de l’oeuvre, le brillant poète du XVe a loué les dames du temps jadis, mais encore ses Seigneurs et, suite à sa ballade qui scande « Autant en emporte ly vens« , il prolonge ses réflexions sur la mort et le temps qui passe. Testament oblige, il nous régale ici de quelques strophes profondes sur ces mêmes thèmes qui offrent une belle ouverture à la ballade des regrets de la belle Heaulmière, qui suivra.
En virtuose accompli, Villon continue d’édifier l’incomparable trésor qu’il légua à la poésie à travers les âges, en usant de son verbe unique et faisant resurgir devant nous les plus belles merveilles de la langue française du XVe siècle.
Avant d’avancer et du point de vue des méthodes, précisons que nous croisons ici des recherches de vocabulaire à l’aide de dictionnaires anciens (Godefroy et Hilaire Van Daele notamment), avec plusieurs notes ou commentaires d’oeuvres diverses du grand maître de poésie médiévale (dont vous trouverez les références en tête d’article). Comme point de départ, je dois avouer que j’affectionne particulièrement la version très richement commentée de PL Jacob. Cet article lui doit beaucoup.
Fragments poétiques du grand testament
de Maistre François Villon
XLII
Puys que papes, roys, filz de roys, Et conceuz en ventres de roynes, Sont enseveliz, mortz et froidz, En aultruy mains passent les resnes; Moy, pauvre mercerot de Renes, Mourray-je pas ? Ouy, se Dieu plaist : Mais que j’aye faict mes estrenes (1) Honneste mort ne me desplaist.
XLIII
Ce monde n’est perpétuel, Quoy que pense riche pillart Tous sommes soubz le coup mortel. Ce confort prent pauvre vieillart, Lequel d’estre plaisant raillart* (moqueur) Eut le bruyt, lorsque jeune estoit; Qu’on tiendroit à fol et paillart*(gueux, méprisable, coquin), Se, vieil, à railler se mettoit.
XLIV
Or luy convient-il mendier, Car à ce force le contraint. Regrette huy sa mort, et hier Tristesse son cueur si estrainct : Souvent, se n’estoit Dieu, qu’il crainct , Il feroit un horrible faict. Si advient qu’en ce Dieu enfrainct, Et que luy-mesmes se deffaict.(2)
XLV
Car, s’en jeunesse il fut plaisant, Ores plus rien ne dit qui plaise. Tousjours vieil synge est desplaisant : Moue ne faict qui ne desplaise S’il se taist, afin qu’il complaise, Il est tenu pour fol recreu* (fatigué, vaincu) S’il parle, on luy dit qu’il se taise, Et qu’en son prunier n’a pas creu.(3)
XLVI
Aussi, ces pauvres femmelettes, Qui vieilles sont et n’ont de quoy Quand voyent jeunes pucellettes En admenez et en requoy, (4) Lors demandent à Dieu pourquoy Si tost nasquirent, n’a quel droit? Nostre Seigneur s’en taist tout coy Car, au tanser, il le perdroit. (5)
François Villon (1431-?1463)
Notes
(1) Il se compare ici à un pauvre marchand de Rennes. Il faut comprendre un miséreux, ou (dans le champ argotique) un « gueux ». Peut-être Dieu décidera-t-il de le faire mourir, mais il ne s’en plaint pas, pourvu qu’il ait pris un peu de bon temps. L’étrenne était l’aumône faite au pauvre mais aussi le premier achat fait à un marchand, soit la vente qui « sauvait » sa journée ou lui adoucissait pour le dire trivialement.
(2) Il commettrait un crime ou un délit pour ne plus avoir à mendier s’il ne craignait Dieu et si, en enfreignant les lois de ce dernier, il n’était conscient de se faire du tort à lui-même.
(3)« Et qu’en son prunier n’a pas creu » Dans ses oeuvres complètes de VillonP.L Jacob propose l’interprétation suivante : « Cette expression proverbiale nous paroît signifier qu’il ne parle pas de son crû, qu’il répète les paroles des autres ». Elle me semble plus évocatriced’une métaphore autour de l’arbre, de sa croissance et peut-être même du fruit. Ie : on explique au vieillard que ses paroles sont stériles et ne portent aucun fruit, autrement dit rien d’utile dont on puisse s’inspirer et qui puisse élever.
(4) En admenez et en requoy, Ce ver semble avoir été sujet à des « traductions » ou « écritures » diverses en fonction des imprimeurs et des éditeurs de Villon. D’un point de vue littéral. on admet généralement que « Admenez » serait un erreur de copiste et doit être plutôt lu comme « Endemenez ». On trouve ce terme traduit dans le Dictionnaire de l’ancien français Godefroy (version courte) comme : « léger, écervelé qui ne peut pas tenir en place. » En Requoy (requoi ou recoi) signifie « en cachette, à part, en secret ». Concernant l’ensemble de cette expression « En admenez et en requoy »,Prompsault (1832-35) lui donne comme sens : « prenant leur plaisir en cachette avec des jeunes garçons ». Il suit ainsi les pas de Marot qui a préféré noter ce ver : « Emprunter elles à Requoi », autrement dit « qui se donnent en cachette ». Bref si nous ne passons pas à côté d’une expression d’époque ou d’une référence à tiroir dont Villon a le secret, il s’agit sans doute là d’exprimer quelque chose qui a trait à des comportements ou des moeurs « légères » et cachottières, ou secrètes.
(5) Ces femmes devenues vieilles qui n’ont plus les attraits de la jeunesse et de la séduction, voyant les jeunes filles s’ébattre et s’adonner aux plaisirs de leur âge, les envient. Elles demandent alors à Dieu pourquoi elles naquirent avant elles et par quelle injustice (quel droit), mais lui se tient coi car il ne pourrait sortir victorieux d’un débat sur la question. On notera avec Louis Thuasne(« Villon et Rabelais ») que cette interrogation renvoie à celle que posait déjà la vielle du roman de la rose :
« Dieu ! en quel soucy me mettoyent
Les beaulx dons que faillis m’estoyent!
Et ce que laissé leur estoit,
En quel torment me remettoit, Lasse ! pourquoi si tost nasqui ?
A qui me dois-je plaindre ? A qui
Fors à vous, filz que j’ai tant chier »
En vous souhaitant une très belle journée.
Fred
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Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, roi troubadour, roi poète, lyrisme courtois, trouvères. Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre Titre : « chanson ferai » Interprètes :Diabolus in Musica Album : La Doce Acordance: chansons de trouvères (2005).
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous revenons au lyrisme courtois en langue d’oil et à la poésie des trouvères des XIIe et XIIIe siècles, avec une chanson du roi de Navarre et comte de Champagne Thibaut le chansonnier.
Au vue du nombre de chansons que le roi poète nous a laissé sur le thème de l’Amour courtois, il aimait à l’évidence s’y exercer, comme nombre d’artistes de son temps : la dame est belle, il en est épris et il en souffre. Douleur, affres du doute, elle tient son pauvre coeur « en sa prison » et à sa merci.
Même s’il n’est ni le premier ni le dernier puissant à s’y adonner, avec lui, l’exercice poétique de l’amour courtois peut d’autant plus surprendre que c’est un grand seigneur et même un prétendant au trône et un roi. Il régna plus de cinquante ans, fit les croisades, fut un grand vassal de la couronne, et pourtant, dans sa poésie, nous le retrouvons tout de même très souvent « à nu » et en but à ses « dolentes » passions. Signe du temps, l’Amour élève quand il est courtois. Faut-il donc que Thibaut souffre tant et que la(les) dame(s) qu’il convoite ne cède(nt) pas pour qu’il en ressorte d’autant plus chevaleresque ? N’est-ce là qu’un exercice de style auquel il se prête, comme tant d’autres poètes d’alors ? C’est encore possible bien que sa poésie courtoise ne soit pas dénuée de grands accents de sincérité.
Thibaut de Champagne, roi de Navarre, enluminure du XIIIe siècle, manuscrit Français 12615, Bnf, départements des manuscrits
Par le passé, certains historiens ou chroniqueurs lui ont prêté d’avoir choisi l’illustre Blanche de Castille, épouse de Louis VIII et mère de Saint-Louis, comme témoin et objet de son ardeur poétique. Au vue de son statut et pour que l’amour courtois fonctionne, il lui fallait trouver une dame d’un rang supérieur à lui. De ce point de vue là au moins, choisir la reine de France se serait avéré fonctionnel et puis ne dit-il pas ici : « …la grant biautez (…) Qui seur toutes est la plus desirree » ?Troublant ? ou pas…
Dans sa vie maritale et sentimentale réelle, on le trouvera, au moins dans les faits, lié et même marié à d’autres dames. De fait, l’affaire de cette passion qu’on prêta à Thibaut de Champagne pour la reine Blanche alla si loin que certains le calomnièrent même injustement, à la mort de Louis VIII, en l’accusant d’avoir empoisonné le roi par passion et par amour pour la reine. (voir l’ouvrage Chanson de Thibault IV, comte de champagne et de Brie, roi de Navarre, et l’introduction de Prosper Tarbé, 1851). Quoiqu’il en soit, tout cela ne s’appuyant sur rien de bien concret, on l’a depuis laissé au rang des manipulations politiques ou des conclusions hâtives et sans doute un peu trop « romantiques ». Et si les poésies de Thibaut avaient un véritable objet et si même sa souffrance était peut-être sincère, il est bien difficile d’établir avec certitude quelle(s) dame(s) la lui inspira(rèrent).
« Chanson ferai » par l’ensemble médiéval Diabolus in Musica
« La Doce Acordance » Diabolus in Musica
et les trouvères des XIIe et XIIIe siècles
Nous vous avions déjà présenté cet ensemble médiéval à l’occasion d’un article précédent. Il nous gratifiait alors d’un album autour du compositeur du XVe siècle Guillaume Dufay. L’oeuvre que nous présentons d’eux aujourd’hui est en réalité antérieure et date du tout début de l’année 2005. Elle emprunte au répertoire plus ancien du Moyen Âge et avec l’album intitulé « La Doce Acordance« , la formation Diabolus in Musicase donnait pour objectif de revisiter des chansons et poésies des trouvères des XIIe et XIIIe siècles.
Salué par le Monde le la Musique, ce bel album s’est vu attribuer, peu après sa sortie, 4 étoiles et 5 Diapasons d’or. Il présente dix-sept pièces, certaines de Thibaut de Champagne, d’autres du Châtelain de Coucy ou de Conon de Béthune, entre autres trouvères célèbres, et même certains textes de Chrétien de Troyes. On le trouve encore à la vente en CD, mais il est aussi disponible en version digitalisée et MP3. Voici un lien utile pour l’acquérir sous une forme ou une autre, si le coeur vous en dit : La Doce Acordance; Chansons de trouvères.
Les paroles de la chanson
de Thibaut de Champagne
Concernant la chanson du jour, nous le disions plus haut, c’est une jolie pièce d’amour courtois. Comme dans bien des textes issus de cette poésie, le fond est toujours à peu près le même. Le désir du prétendant reste inassouvi, il ne trouve pas à se poser sur son objet et tout cela donne naissance à un mélange de louanges, d’exaltation et de souffrance. Il faut qu’il en soit ainsi, du reste, puisque s’il se posait sur son objet et se consumait dans l’acte, il n’y aurait pas lieu de brûler du parchemin et, en tout cas, pas de cette manière.
Delectatio Morosa, l’amant de l’amour courtois est attaché à ses propres « maux », venus, la plupart du temps, de l’attente, de la distance, quand ce n’est pas du silence, de l’indifférence ou pire, de la trop grande sagesse de la dame déjà souvent engagée par ailleurs et qui se refuse. L’aime-t-elle ou l’aimera-t-elle ? Il espère la délivrance de ses (doux) maux dans l’après, ce moment où il verra peut-être enfin sa patience récompensée. Il en jubilerait presque d’avance, jusque dans ce désespoir qui exacerbe son sentiment amoureux, autant qu’il redoute que ce moment n’arrive pas et que la porte demeure à jamais fermée.
Chançon ferai, que talenz* (envie, désir) m’en est pris, De la meilleur qui soit en tout le mont. De la meilleur? Je cuit que j’ai mespris. S’ele fust teus, se Deus joie me dont, De moi li fust aucune pitié prise, Qui sui touz siens et sui a sa devise. Pitiez de cuer, Deus! que ne s’est assise En sa biauté ? Dame, qui merci proi*(à qui je demande merci), Je sent les maus d’amer por vos. Sentez les vos por moi ?
Douce dame, sanz amor fui jadis, Quant je choisi vostre gente façon ; Et quant je vi vostre tres biau cler vis , Si me raprist mes cuers autre reson : De vos amer me semont et justise, A vos en est a vostre conmandise. Li cors remaint, qui sent felon juïse*, (jugement) Se n’en avez merci de vostre gré. Li douz mal dont j’atent joie M’ont si grevé Morz sui, s’ele m’i delaie.
Mult a Amors grant force et grant pouoir, Qui sanz reson fet choisir a son gré. Sanz reson ? Deus ! je ne di pas savoir, Car a mes euz* (yeux) en set mes cuers bon gré, Qui choisirent si tres bele senblance, Dont jamès jor ne ferai desevrance*, ( je ne me séparerai) Ainz sousfrirai por li grief penitance, Tant que pitiez et merciz l’en prendra. Diré vos qui mon cuer enblé m’a ? Li douz ris et li bel oeil qu’ele a.
Douce dame, s’il vos plesoit un soir, M’avrïez vos plus de joie doné C’onques Tristans, qui en fist son pouoir, N’en pout avoir nul jor de son aé; (*âge, vie) La moie joie est tornee a pesance. Hé, cors sanz cuer! de vos fet grant venjance Cele qui m’a navré sanz defiance, Et ne por quant je ne la lerai ja. L’en doit bien bele dame amer Et s’amor garder, qui l’a.
Dame, por vos vueil aler foloiant, Que je en aim mes maus et ma dolor, Qu’après les maus la grant joie en atent Que je avrai, se Deu plest, a brief jor*. (si à Dieu plait, un jour prochain) Amors, merci! ne soiez oublïee! S’or me failliez, c’iert traïson doublee, Que mes granz maus por vos si fort m’agree. Ne me metez longuement en oubli! Se la bele n’a de moi merci, Je ne vivrai mie longuement ensi.
La grant biautez qui m’esprent et agree, Qui seur toutes est la plus desirree, M’a si lacié mon cuer en sa prison. Deus! je ne pens s’a li non. A moi que ne pense ele donc ?
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, satirique, morale, sociale, réaliste biographie, portrait, trouvère, moine, moyen-âge chrétien, satire religieuse. Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle Auteur : Guiot de Provins (Provens) (1150 – 12..) Manuscrit ancien : MS français 25405 bnf Ouvrage : Les Oeuvres de Guiot de Provins, poète lyrique et satirique, John Orr (1915)
Du siècle puant et orible m’estuet commencier une bible, por poindre, et por argoilloneir*(*aiguillonner), et por grant exemple doner. Se n’iert pas bible losangiere* (*enjoleuse, trompeuse) mais fine et voire* (vraie) et droituriere.
Mireors iere* a toutes gens (*qu’elle soit un modèle) ceste bible : ors ne argens de nus esloignier ne la puet, que de Deu et de raison muet ce que je vuel mostrer et dire. Et sens feloignie et sens ire vodrai molt lou siècle reprendre, et assallir, et raison rendre, et dis et exemples mostrer
ou tuit sil se doient mirer qui pacience et créance ont. Et toutes les ordres qui sont se poront mirer es biau dis et es biaus mos que j’ai escris : se mirent sil qui bien entendent et li saige molt s’i amandent !
Guiot de Provins – La Bible
Bonjour à tous,
uite à l’article sur le trouvère et moine Guiot de Provins, nous donnons aujourd’hui ici quelques extraits de sa bible satirique du début du XIIIe siècle. Bible pourquoi ? Non pas pour la moquer, il ne s’agit pas d’une satire de la bible, mais bien, pour le poète, de dresser le portrait de son temps et d’en faire le relevé critique. Et ce siècle « puant et horrible » comme il l’annonce dans ses premières lignes, il l’examine à la lumière de la bible et des lois chrétiennes justement et c’est aussi une bible parce que l’ouvrage se veut un guide moral et chrétien édifiant, sans complaisance mais encore « sans colère et sans félonie ».
« En la bible covient a dire parolles dures et cuissans et qui plairont a mainte gens, mais ja mençonge n’i iert dite, que j’ai si la matière escrite dedens mon cuer et la vertei. Ne me serait ja reprovei qu’en la bible mente ne faille; sens cuidier et sens devinaille je dirai raison tout de bout, et droite veritei per tout. »
Il prendra encore des précautions en disant ne pas citer de noms et faire sa bible sans haine et sans blâmer personne en particulier, en demandant que nul ne se sente viser ou blâmer au risque de montrer sa folie.
Avant de poursuivre, je précise ici me baser sur les extraits de l’oeuvre de Guiot de Provins, présent dans l’ouvrage de John Orr (opus cité), en prenant le texte au pied de la lettre de l’universitaire anglais et sans entrer dans les débats d’experts sur les manuscrits et les variations de l’un à l’autre.
De la folie du siècle
Dès l’introduction de sa bible, Guiot de Provins va puiser dans l’antiquité les sources de la sagesse pour mieux passer au crible son temps. On a perdu le contact avec les classiques, on a oublié les philosophes et les sages de l’antiquité. Bref, le siècle est devenu fou ou plutôt il est « retourné en enfance » et les premiers signes de cet anéantissement et de ce recul, peuvent être lu du côté des seigneurs, mais surtout des princes :
« Mais tout est torneiz a anfance li siècles et anoiantis. Des princes sui plus abahis, qu’il ne conoissent ne entendent. Sil n’empirent ne sil n’amandent : empirieir ne poroient il, et comment amanderont sil qui ne puent estre poiour ? Il n’ont ne doute ne paour de Deu, ne dou siècle vergoigne. »
Des princes, des vassaux et de l’usure
Plus de faste et plus de joie dans les cours des seigneurs. Nombre d’entre eux ne sont plus, mais une certaine féodalité est aussi en recul et il s’en plaint.
Guiot fait alors la très longue liste de ceux qu’il est supposé avoir servi, qui l’ont reçu dans leurs cours dignement et lui ont donné de quoi vivre et parmi lesquels il contait des amis, disparus depuis.
« La mort nos coite et esperonne ; trop m’ait tolut* de mes amis. (*enlevé) …. Tuit li vallant me sont emblei* : (enlevé, dérobé) molt voi lou siècle nice* et fol. » (ignorant, sot, niais)
Les grands vassaux n’ont plus la confiance des princes félons, durs et vilains qui sont ici les premiers en cause. En arrière plan, c’est aussi un monde seigneurial en déséquilibre et ses vassaux appauvris mais encore dépossédés ou amoindris par les couronnes, dont il nous fait le portrait. Le siècle est à Philippe Auguste.
« Les boins vavessours* voi je mors : (*vassaux) les grans orguels et les grans tors lor fait on et les grans outraiges. Ja en ont trop cruels damaiges, qu’il estoient herbegeor* (*hospitaliers) et libéral et doneor, et li prince lor redonoient Les biaus dons, et les honoraient
or lor tôt on ains c’on lor dogne, on les escorche on les reoigne. Sil prince nos ont fait la figue ; en herpe en vïele et en gigue en devrait on rire et chanteir; om nés doit covrir ne seler, trop nos ont lou siècle honi.
…Des barons et des chastelains cuit je moût bien estre certains que des vallans en i avroit ; mais li prince sont si destroit*, (*sévères) et dur, et vilain, et fellon por ceu se doutent li baron. De teius i ait qui prou seroient*, (*il pourrait y en avoir de très preux) mais nostre prince ne vorroient que nus feïst honor ne bien. »
Arthur (de Bretagne), Alexandre et même Frédéric 1er, ne cherchez plus les grands seigneurs d’antan, superbes et généreux :
« Que sont li prince devenu ? Deus ! que vi je, et que voi gié ! Moût mallement somes changié : li siècles fu ja biaus et grans or est de garçons et d’enfans. »
Les princes s’amenuisent jusqu’à « rapetisser ». Ils ne veulent plus qu’amasser sans rien dépenser. ils deviennent usuriers et n’utilisent plus leur argent pour faire le bien. Plus ils ont et plus ils convoitent.
Guiot nous brosse le portrait d’un recul à la fois économique et moral. C’est peut-être le trouvère déçu qui parle ici, la perte de son pain et la nostalgie d’un monde qui n’est plus, de ses joies et de ses fastes, mais c’est aussi et sans doute, déjà le moine qu’il est devenu et qui déplore à travers tout cela le manque de charité chrétienne.
Du clergé et de Rome
Après les princes, ce sera au tour du clergé et au personnel de l’épiscopat romain d’en prendre pour son grade et à tous les étages. Dés le début de cette partie, Guiot de Provins, annonce clairement son « ambitieux » plan de « travail : qu’on ne s’inquiète pas, il y en aura pour tout le monde.
« Sor les romans vodrons parleir, ja de ce ne me quier saler : sor les plus haus comencerai et des autres hontes dirai. De cui ? per foi ! des archesvesques, et des ligals* (*légats) et des evesques. Des clers dirai et des chanoines, et des abbeis et des nors moinnes.
De Citeaus redirai je mont et de Chartresce* (*Chartreux) et de Grant mont (*Grandmont); après, de ceaus de Prei mostrei* (*ceux de l’ordre de Premoustré) comment il se resont provei ; et des noirs chanoines rigleiz, de ceaus redirons nos asseiz.
Et dou Temple et de l’Opitaul redirons nos, et bien et mal ; et des convers de Saint Antoinne parlerons, certes, jusque a none : n’ait gent qui tant saichent de guille*, (*ruse, fraude) bien lou voit on en mainte vile.
Et des nonains et des converses oreiz con elles sont diverses. Des faus devins i parlerons qui amonestent, et dirons des logistres; ce n’est pas biens que j’obli les fisicïens. Li siècles per trestout enpire. »
Convoitise, mauvaise vie, pas de foi, pas de religion. Le pauvre pape, à qui l’on fait porter une couronne de plume de paon, n’y voit goutte, abusé par ses mauvais conseillers.
« mais sil li ont les euls creveiz qui les autres ont avugleiz. »
Rome, le foyer de la malice et de la déchéance est en cause. Aprés tout, nous dit-il c’est sur cette même terre que Romulus avait occis son frère et qu’on tua aussi Jules César.
« Des Romains n’est il pas mervoille* (*il ne faut pas s’étonner) s’il sont faus et malicious; »
Au passage et toujours à se fier à ses écrits puisque nous n’avons que cela de lui, il semble que Guiot de Provins passa un temps notable en Languedoc et en Provence et reçut notamment des enseignements à Arles. Même s’il est vraisemblablement déjà à Cluny quand il rédige ses lignes, en voyant cette diatribe contre l’église romaine, on ne peut s’empêcher de rapprocher cela avec les remarques de certains historiens qui virent aussi dans les croisades albigeoises un moyen additionnel pour Rome de remettre au pli les églises de Provence qui demeuraient inféodées et un peu trop indépendante en esprit. En réalité, nous en sommes pratiquement aux portes, à dix ans près, du côté chronologique.
S’il serait tout de même enlevé d’affirmer que c’est aussi une certaine Provence qui parle par la bouche de Guiot, a travers la violence, mais aussi la liberté de ses propos, on mesure tout de même bien la distance immense de cette France monastique là à l’église romaine. A titre d’anecdote mais qui tombe tout de même à point pour servir ce propos, durant la croisade albigeoise, on retrouvera chez un « hérétique » du nom de Bernard Baragnon, à Toulouse, un exemplaire de la Bible de Guiot et le tribunal inquisitorial jugera suffisamment pertinent d’en faire mention dans ses procès verbaux et lors de son instruction (voir Charles Victor Langlois,La vie en France au moyen âge : de la fin du XIIe au milieu du XIVe, d’après des moralistes du temps, page 92).
Sur Rome encore :
Rome nos assote* (*suce) et transglout* (*engloutit), Rome trait et destruit tout, Rome c’est les doiz de malice dont sordent tuit li malvais vice. C’est uns viviers plains de vermine. Contre l’escriture devine et contre Deu sont tuit lor fait.
On le voit, les mots de Guiot sont durs et sans appel. Le poison vient de Rome. Convoitise, simonie, mauvaise vie,… On vend « Dieu et sa mère », l’argent disparaît dans le clergé romain tel en un gouffre, et le moine dénoncera encore le fait que ces richesses ne reviennent jamais en aide concrète ou en infrastructure: « ni chaussés, hôpitaux, ni ponts ». La critique ici passe de religieuse à politique et sociale : difficile de dissocier les trois aspects dans un moyen-âge chrétien où le clergé est une force et un pouvoir économique et politique bien réel.
Quant li peire ocist ses enfans grant pechié fait. Ha Rome, Rome, encor orcirrais tu maint home : vos nos ocïez chescun jor, crestïentei ait pris son tor. Tout est alei tout est perdu quant li chardenal sont venu, qui vienent sai tuit alumei de covoitise, et enbrasé.
Sa viennent plain de simonie et comble de malvaise vie, sa viennent sens nulle raison, sans foi, et sens religion, car il vendent Deu et sa meire et traïssent nos et lor peire.
Tout defollent et tout dévorent ; sertes, li signe nos demorent cui nostre sires doit mostreir quant li siècles dovrait finer; trop voi desapertir* (*désespérer) la gent. Que font de l’or et de l’argent qu’il enportent outre les mons ? Chauciees, hospitals ne pons n’an font il pas, ce m’est a vis.
Quant aux bons pasteurs ou aux bons évêques qui donneraient l’exemple et guideraient leurs ouailles sur la bonne voie, celle de dieu s’entend, ne les cherchez pas non plus, même si le moine admet qu’il en subsiste tout de même quelques uns :
« Mais covoitise ait tout vancu ; trop per ait vencu lou clergié qui sont si pris et si lie, il n’ont vergoigne ne doutance, ne de Deu nulle remembrance.* (*souvenir)«
On croirait presque, dans certaines de ses descriptions, voir déjà défiler les religieux des fabliaux, comme ceux, par exemple, du Testament de l’Asne de Rutebeuf.
« Provendes (1), églises achatent, en mainte manière baratent*. (*fraudent, trompent) Achater sevent et revendre, et les termes molt bien atendre, et la bone vante de bleif; »
(1)Avec le bénéfice qu’elles retirent de leurs charges ecclésiastiques (la prébende), les églises investissent.
Spéculateurs, rapaces, affairistes, ils vont même d’ailleurs jusqu’à s’adonner eux-aussi à l’usure dont Guiot a fait, dans sa bible, un de ses grands ennemis, en suivant très logiquement les pas du nouveau testament sur la question, puisqu’il est moine chrétien.
Je ne di pas qu’il soient tut de teil manière con je di. Ja Deus n’arait de ceaus merci qui font teil oevre et teille ordure, que c’est fine puant usure. …. Per foi lou seculeir clergié voi je malement engignié : il font lou siècle a mescroire. Se font li clerc et li prevoire et li chanoinne séculier ; sil font la gent desespereir.
Là encore, peu de concession et une satire qui ne prend pas de gant. Pas de colère, certes, mais aucun faux semblant ni détours non plus. Il faut sans doute se souvenir que pour être moine lui-même Guiot de Provins, pris en étau, mangera aussi son pain noir, de la bouche même du peuple, face auquel il devra répondre des abus réputés du clergé ou des abbés.
Par la suite, tous les ordres monastiques y passeront, à peu de choses près, chacun avec leurs propres travers et ils les connait bien. Et il s’en prendra, encore plus loin, aux théologiens, aux légistes. aux médecins mais nous garderons cela pour un deuxième article.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : littérature, poésie médiévale, fine amor, amour courtois, histoire, définition, contexte d’émergence, hypothèses. Période : moyen-âge central (XIIe et XIIIe siècles) Média : émission de radio, France Culture Titre : la fabrique de l’Histoire, l’amour courtois (2016) par Emmanuel Laurentin Intervenants : Michel Zink, Didier Lett, Damien Boquet.
Bonjour à tous,
‘où vient la notion d’Amour Courtois ? En dehors de son « invention » au XIXe siècle par Gaston Paris, que recouvre-t-elle de réalités médiévales et quelles furent les conditions de son émergence ? Voilà autant de questions que France Culture se proposait d’adresser en mars 2016 dans le cadre de son programme la Fabrique de l’Histoire, en invitant à sa table trois éminents universitaires et spécialistes d’histoire et de littérature médiévale : Michel Zink, professeur au Collège de France (Chaire de Littératures de la France médiévale), Didier Lett (professeur d’histoire médiévale à l’université de Paris 7) et Damien Boquet (maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille I).
NB ; ce n’est pas à proprement parler une conférence mais comme il s’agit d’un échange assez ouvert et informatif sur la question, nous indexons aussi cet article sous cette catégorie.
L’amour courtois, invention originale
du monde médiéval et occidental chrétien
Né dans le contexte d’une réforme grégorienne qui affirme plus que jamais le mariage comme institution et définit aussi clairement les lignes entre prêtres et laïques en faisant injonction formelle à ses derniers de demeurer célibataires, faut-il y voir là une relation de cause à effet ou constater plus prudemment avec Michel Zink que cette poésie qui met au centre cette fin amor ou cet amour courtois n’émergera, en effet, qu’au sein du moyen-âge occidental chrétien et lui sera propre.
Au vue du contexte dogmatique et clérical des XIIe et XIIIe siècles, on pourra alors sans doute mieux comprendre ce sentiment amoureux ou cette définition d’une « nouvelle forme » d’amour (littéraire), qui se cherche entre l’interdiction du passage à l’acte (hors mariage pour l’homme, adultérin pour la femme) et l’assouvissement symbolique d’un désir interdit, condamné d’avance à ne jamais se poser sur son objet :
« … C’est une poésie (celle de l’amour courtois) qui essaye d’intégrer à la vision chrétienne de l’amour cet amour relevant de l’Eros, mais qui dépasse largement le simple désir charnel et qui essaye de le récupérer… » Michel Zink – Extrait La Fabrique de l’Histoire
Ce serait donc aussi ce même « Amour » avec un grand A qui se tient au centre du christianisme, celui de Dieu, celui des uns et des autres qu’on cherche aussi à décliner, dusse-t-on le tirer du côté charnel et émotionnel, tout en ménageant les conditions pour transcender ces deux dimensions matérielles et le rendre, finalement, spirituel ?
En dehors de cette idée de l’exaltation, cette Delectatio Morosa qui lui sert de pendant ou d’argument (ce plaisir venu de l’attente et de la non satisfaction du désir qui excite et agite l’imagination), cette fine amor (fin’amor) et son désir jamais assouvi (quand la dame est sage ou que l’on respecte les interdits,) se transforme si souvent en souffrance et en complainte – celle de l’attente, celle de la distance infranchissable physique ou symbolique, celle du rejet, celle de la frustration pesante du non passage à l’acte, cet état où l’on n’en finit pas de se mourir d’amour – qu’on pourrait se demander s’il ne ménage pas encore une forme de « pénitence » qui ne serait, après tout, pas totalement étrangère au christianisme.
Pourtant, s’il est si chrétien, dans son essence, cet amour courtois, pourquoi se pose-t-il si souvent sur la dame du seigneur et de l’homme de pouvoir, et de fait aussi la femme déjà mariée ?
Faut-il voir là une forme de valorisation symbolique de l’adultère, et une sorte de « poésie résistante » ou plutôt ne pas perdre de vue que cet amour courtois naît aussi, au sein des méandres et des jeux de pouvoir de la féodalité. N’y aurait-il pas, encore ici, une forme de report ou d’extension symbolique de la relation de soumission, forte et codée du seigneur à ses vassaux ou ses sujets, vers ses proches ? En d’autres termes, faut-il aimer ou louer la dame de son maître comme on est supposé l’aimer et le louer lui et lui être fidèle ? Peut-être, à condition de ne pas déraper trop loin sur le terrain glissant des analyses de genre et de la théorie des « affects », en invoquant un peu hâtivement la grille commode de la psychanalyse moderne pour la calquer sur l’époque.
Et puisque nous n’en sommes plus à une question près, si je voulais ici semer une autre hypothèse, sans doute plus terre à terre et en tout cas plus micro-sociologique, au risque de me faire tirer l’oreille pour son manque cuisant de romantisme. Sans prétendre épuiser le sujet mais pour offrir un autre angle : au delà du simple attrait et de la séduction qu’inspire la femme du seigneur, et par contagion quelquefois sa sœur, sa cousine, bref encore la gente féminine alliée au pouvoir et souvent de condition supérieure à celui qui la convoite, pourrait-il y avoir, là aussi, quelques niches secondaires, pour paraphraser Erving Goffman dans Asiles, ou, pour le dire plus trivialement, quelques avantages indirects à retirer (économiques, politiques, jeux d’influences ou supplément de soupe, etc…) quand on est poète ou petit noble, en cherchant à devenir, à tout prix, le favori de la dame, au risque de se perdre dans ce jeu littéraire d’un désir à jamais inassouvi, ou même de se faire chasser de la cour par le seigneur en cas de dépassement des bornes ?
Bref, pour en revenir à l’émission du jour, si elle ne répond pas à toutes les questions, elle a le mérite d’en soulever un certain nombre en donnant trois approches assez différentes de cet amour courtois, qui peuvent se rejoindre par endroits (quoique) : une qui se centre sur l’analyse des genres et les lignes de démarcation entre les sexes, l’autre un peu plus axée sur la fine amor comme une forme de réponse littéraire, « anticléricale » ou « résistante » dans le cadre de la réforme grégorienne, et la troisième, sans doute un peu moins sociale ou psychologique et, de fait, plus prudente et moins spéculative aussi, basée sur une analyse qui se situe plus au niveau littéraire et au cœur des textes.
En vous souhaitant une bonne écoute et une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
PS ; vous aurez certainement reconnu, tout au long de cet article, des miniatures (quelque peu retouchées par nos soins) du Codex Manesse, célèbre manuscrit ancien allemand, contenant près de 700 chansons d’amour courtois.