Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, compositeur médiéval, français 146, vieux -français, langue d’oïl Période : Moyen Âge, XIIIe s, XIVe siècle
Auteur : Jehannot(Jehan) de Lescurel Interprète : Ensemble Gilles Binchois Album : Fontaine de Grace, Virgin Classics 1991/92.
Bonjour à tous,
ous partageons, à nouveau, aujourd’hui, un peu de la poésie courtoise du trouvère Jehan de Lescurel. On se souvient que cet auteur-compositeur médiéval n’a laissé comme legs qu’un peu plus d’une trentaine de pièces, toutes centrées sur l’amour courtois. On les a retrouvées annexées à un manuscrit daté des débuts du XVe siècle et contenant une copie du roman de Fauvel.
Référencé MS français 146, l’ouvrage est conservé à la Bnf et consultable en ligne ici sur Gallica. On peut aussi retrouver ces chansons médiévales retranscrites dans une graphie plus moderne, dans un livre de 1855, signé d’Anatole de Montaiglon :Chansons, ballades et rondeaux de Jehannot de Lescurel, poète du XIVe siècle. L’ouvrage papier a été réédité en 2010 chez Nabu Press.
Du point de vue de leur écriture musicale, les compositions de Jehannot de Lescurel le placent à la transition des dernières trouvères et des premiers compositeurs de l’Ars Nova.
L’Ensemble Gilles Binchois à la découverte de Jehan de Lescurel
Jehan de Lescurel – Fontaine de Grace (Ballades, virelais et rondeaux)
En 1991, sous la direction de Dominique Vellard, l’Ensemble médiéval Gilles Binchois enregistrait un album entièrement consacré à l’œuvre de Jehan de Lescurel. Pas moins de vingt pièces du trouvère y étaient ainsi proposées, entre lesquelles on pouvait découvrir deux versions de la chanson du jour : une vocale et instrumentale (présentée ci-dessus) et une autre uniquement instrumentale.
Pour en savoir plus sur cet album, nous vous invitons à consulter la page qui lui est dédiée sur Amazon. Il s’y trouve, en effet, toujours à la vente, mais en plus du format CD, le format MP3 est aussi disponible ce qui offre l’avantage de pouvoir pré-écouter les pièces pour s’en faire une idée. A toutes fins utiles, en voici le lien : Jehan de Lescurel – Fontaine de Grace (Ballades, virelais et rondeaux)
« Amours, trop vous doi cherir » dans le vieux français de Jehan de Lescurel
Bien qu’en langue d’oïl, la pièce du jour ne présente pas de grandes difficultés de compréhension. Nous ne vous donnons donc que quelques clés de vocabulaire qui devraient suffire à l’appréhender. Du point de vue du contenu, c’est donc une pièce courte d’amour courtois qui s’occupe à mettre en valeur l’éternelle contradiction dans laquelle le fin amant courtois se tient pris, entre espoir et inconfort, ou encore entre joie et tristesse.
Amours , trop vous doi cherir Et haïr com anemie ; Souvent me faites palir Et fremir par vo mestrie (1) : Puis, par promesse d’aïe (2), Me rapaiez (3) en pou d’eure : Aussi souvent chans et pleure.
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, trouvère, vieux français, langue d’oil, adaptation, traduction, jeux de dés, grièche Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Rutebeuf (1230-1285?) Titre : Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver
Bonjour à tous,
ous repartons, aujourd’hui, pour le XIIIe siècle avec une nouvelle complainte du « Pauvre Rutebeuf« . Pauvreté, misère et, cette fois, jeux d’argent, on reconnaîtra sans peine, dans les lignes du trouvère, la source directe d’inspiration de certains vers de la chanson de Léo Ferré,à son sujet. A la fin des années 50, l’indomptable anarchiste avait, en effet, remis le poète médiéval et ses infortunes au goût du jour. La chanson fut maintes fois reprise, et même jusqu’à l’étranger ; elle redonna une popularité toute fraîche, et un peu inattendue, à l’auteur du Moyen Âge central (voir article).
Sur la Grièche d’Hiver
Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver (ou, plus La Grièche d’Hiver) est un texte d’anthologie de Rutebeuf, sans doute un de ses plus connus. Dans une certaine mesure, on peut se demander si cette poésie ne pourrait même être une clef pour expliquer les misères dont le trouvère ne cesse de nous parler. Affligé, sans le sou, il se montre en déroute dans nombre de ses textes, même si, entre ses lignes, on détecte, tout de même, la marque d’une classe sociale qui n’est pas celle des plus déshérités : il y parle d’un cheval, de servante, etc… Si tout cela ne respire pas non plus la grande noblesse, il en ressort les signes d’une certaine bourgeoisie ou petite noblesse.
Les déboires d’un joueur invétéré ?
Alors pourquoi tant de misère ? Rutebeuf avait-il une autre activité en dehors de ses poésies ? On ne le sait pas, mais on peut supposer que son niveau de lettres et d’instruction aurait pu lui permettre d’en tenir une et d’occuper des fonctions de clerc, par exemple. A-t-il été pris par le jeu d’argent jusqu’à l’obsession, et les dés, dont il nous dit, ici, qu’ils le tentent et le poursuivent, auraient-ils causé sa ruine ? Le cas échéant, cela pourrait expliquer aussi cette défiance de son entourage à son encontre (amis, préteurs, …) qui transparaît, là aussi, dans un grand nombre de ses textes : « on lui tourne le dos, on se rit de lui, personne ne veut plus lui prêté :
J’ai vescu de l’autrui chatei Que hon m’a creü et prestei: Or me faut chacuns de creance, C’om me seit povre et endetei.
La Pauvreté Rutebeuf
Dans cette poésie, en manière de doléance à Saint-Louis, il n’hésitait pas à affirmer que sa pauvreté et son insolvabilité étaient notoires. Mais si l’on pose que le jeu d’argent peut lever un coin du voile, il faudrait, du coup, admettre que c’est le cas d’un tas d’autres choses que l’auteur médiéval énumère, par ailleurs, pour justifier sa condition : cet ami puissant et sa cour qui lui ont fermé leur porte (la Paix Rutebeuf), sa santé (la complainte de l’œil), la charge de sa famille, le monde et le siècle, son mauvais mariage, etc… Au fond, tout l’accable et il finit presque, invariablement, par tout nous présenter comme la cause de sa grande pauvreté. Alors, quel crédit accordé à tout cela ? Devant le peu d’informations le concernant, hors de son oeuvre même, on en est réduit à spéculer.
Rutebeuf au pied de la lettre
C’est un fait pourtant. On finit, souvent, par être tenté de prendre Rutebeuf au pied de la lettre, au sujet de toutes ses disgrâces. Léo Ferré y a lui-même souscrit en colportant l’image romantique du poète miséreux, dans le Paris médiéval du XIIIe siècle. Mais ce n’est pas tant par les faits avérés (il n’y en a pas) que par un effet d’accumulation que nous y sommes conduits : c’est le nombre de misères que Rutebeuf nous conte qui nous amène à supposer qu’il est réellement victime d’une pluie permanente d’infortunes.
Bien sûr, il y a, sans doute, un fond de vérité dans tout cela. Dans La Pauvreté Rutebeuf ou dans certains autres de ses envois (destinés à recueillir quelques subsides), ces vers ne trompent pas sur la nature dramatique de sa situation financière. Certaines descriptions sont aussi très factuelles et les détails ne manquent jamais, comme ici, dans la grièche où l’on sent qu’il connaît bien son sujet. Ses vers panachent donc, à l’évidence, vécu et littérature (caricature ?). Comme tous les auteurs, il se sert du matériau réel de sa vie pour créer son univers. C’est à tel point, d’ailleurs, qu’on dit même quelquefois de lui qu’il a été un des inaugurateur initiateur de ce « je » psychologique, affligé, affecté et ancré dans le quotidien, placé au centre de son oeuvre.
Le vrai du faux ?
Assez paradoxalement, cette même accumulation pourrait aussi nous conduire à nous questionner de manière inverse. Si les infortunes du trouvère parviennent encore à nous toucher à plus de 700 ans de son existence, sous ses dehors affichés de rustre un peu éploré et de victime permanente de tout, rien ne semble, en effet, jamais simple chez lui : à certains moments, peut-il s’agir d’un « procédé » ? Une façon de théâtraliser sa poésie ? Un tour stylistique ? Une manière qui lui serait propre de se rire du monde et de se rire de lui-même ? Quand il se glisse dans la peau d’un bonimenteur dans le Dit de l’Herberie, on ne doute pas, par exemple, qu’il ne fasse, là, une pitrerie. Quand il nous conte le Testament de l’âne ou le pet du vilain, son parti-pris humoristique est, là encore, évident.
Le surnom que le trouvère s’est choisi brouille aussi les cartes et on peut même se demander à quel point il donne le La de l’ensemble de son œuvre. Voilà, en effet, un « bœuf un peu rustre » qui, il nous l’affirme lui-même, pourra aussi « nous mentir » par instants, exagérer, caricaturer. Imaginez un instant, un comique qui, de nos jours, se ferait appeler, disons, « Gros lourdaud ». Une fois, un tel cadre posé, comment interpréteriez-vous ses paroles ou ses textes ? Rutebeuf est un grand adepte du double-sens. Sa poésie n’est pas exempte de ce que nous appellerions, aujourd’hui, une forme de deuxième de degré. Elle s’appuie, sans doute, sur un fond de vérité, mais où placer exactement le curseur entre réalité et exagération, entre sérieux et moquerie, entre jeu et je ? Rutebeuf est-il comique, par moments et totalement tragique à d’autres ? Est-il toujours un peu, à la fois, tragi-comique ? C’est une question difficile. Analyser toutes les subtilités de ses textes et la place faite à l’humour, dans le contexte du monde médiéval et de la langue d’oïl du XIIIe siècle, relève de la gageure.
Ayant dit cela, en recul sur son œuvre, sa Grièche d’hiver résonne, pour nous d’une grande dimension dramatique. Aujourd’hui, on aurait même sans doute du mal à y voir autre chose que le récit tragique d’un homme piégé par sa passion du jeu et criblé de dettes.
La grièche d’hiver de Rutebeuf
de la langue d’oïl au français moderne
Pour cette traduction, nous nous sommes largement appuyés sur le travail déjà effectué sur l’auteur médiéval par Michel Zink. : Œuvres complètes de Rutebeuf, 1990, Garnier. La traduction n’est pas une discipline fermée. Qu’il soit donc clair que nous n’avons pas, ici la prétention de plus de justesse que le grand académicien, loin s’en faut ! Il est plutôt question d’alimenter la réflexion sur le vieux français de Rutebeuf, en proposant d’autres alternatives. Dans un bon nombre de cas, nous avons d’ailleurs reporté les traductions du célèbre médiéviste entre parenthèse pour favoriser ce travail de comparaison et de réflexion.
Ci encoumence li diz de la Griesche D’Yver
Contre le tenz qu’aubres deffuelle, Qu’il ne remaint en branche fuelle Qui n’aut a terre, Por povretei qui moi aterre, Qui de toute part me muet guerre, Contre l’yver, Dont mout me sont changié li ver, Mon dit commence trop diver De povre estoire.
Povre sens et povre memoire M’a Diex donei, li rois de gloire, Et povre rente, Et froit au cul quant byze vente: Li vens me vient, li vens m’esvente Et trop souvent Plusors foies sent le vent. Bien le m’ot griesche en couvent Quanque me livre: Bien me paie, bien me delivre, Contre le sout me rent la livre De grand poverte.
Au temps que les arbres s’effeuillent Qu’il ne reste sur branche, feuille Qui n’aille à terre, Par la pauvreté qui m’atterre De tous côtés me fait la guerre, Au temps d’Hiver Qui affecte jusque mes vers Je commence mon triste dit, Par un lamentable récit.
Pauvre esprit et pauvre mémoire, M’a donné Dieu, le roi de gloire Et pauvre rente, Et froid au cul quand bise vente : Le vent me frappe, le vent m’évente Et sans relâche Et je le sens à chaque instant. La grièche m’avait bien promis tout ce que, depuis, elle me livre: elle me paie bien et bien me livre, Contre un sou elle me rend une livre de grande misère.
Povreteiz est sus moi reverte: Toz jors m’en est la porte overte, Toz jors i sui Ne nule fois ne m’en eschui. Par pluie muel, par chaut essui: Ci at riche home ! Je ne dor que le premier soume. De mon avoir ne sai la soume, Qu’il n’i at point. Diex me fait le tens si a point, Noire mouche en estei me point, En yver blanche.
Ausi sui con l’ozière franche Ou com li oiziaux seur la branche: En estei chante, En yver pleure et me gaimente, Et me despoille ausi com l’ante Au premier giel. En moi n’at ne venin ne fiel: Il ne me remaint rien souz ciel, Tout va sa voie. Li enviauz que je savoie M’ont avoié quanque j’avoie Et fors voiié, Et fors de voie desvoiié. Foux enviaus ai envoiié, Or m’en souvient.
La pauvreté m’est retombée dessus : Sa porte m’est toujours ouverte, Toujours j’en suis, Aucune fois n’en suis sorti. Par pluie me trempe, Au chaud, m’essuie: Ah ! Le riche homme que voici ! Je ne dors que mon premier somme. De mes biens, ne connais la somme Puisque je n’ai rien. Dieu me fait les saisons à point : Mouche noire en été me pique, Et en Hiver, c’est la blanche.
Ainsi, suis comme l’osier franche (sauvage) Ou comme l’oiseau sur la branche: L’été, je chante En hiver, pleure et me lamente, Et me dépouille comme une ente (un greffon, une jeune pousse) Au premier gel. Il n’y a en moi ni venin ni fiel: Il ne me reste rien sous le ciel, Tout suit son cours. Les mises dont j’étais coutumier Ont englouti tous mes avoirs Et fourvoyé Hors du chemin, m’ont dévoyé. J’ai parié des mises insensées, Je m’en souviens.
Or voi ge bien tot va, tot vient, Tout venir, tout aleir convient, Fors que bienfait. Li dei que li decier on fait M’ont de ma robe tot desfait, Li dei m’ocient, Li dei m’agaitent et espient, Li dei m’assaillent et desfient, Ce poize moi. Je n’en puis mais se je m’esmai: Ne voi venir avril ne mai, Veiz ci la glace.
Or sui entreiz en male trace. Li traïteur de pute estrace M’ont mis sens robe. Li siecles est si plains de lobe ! Qui auques a si fait le gobe; Et ge que fais, Qui de povretei sent le fais? Griesche ne me lait en pais, Mout me desroie, Mout m’assaut et mout me guerroie; Jamais de cest mal ne garroie Par teil marchié. Trop ai en mauvais leu marchié. Li dei m’ont pris et empeschié: Je les claim quite!
Mais à présent, je le vois bien : tout va, tout vient, Il faut bien que tout aille et vienne, Hormis les bienfaits. Les dés que l’artisan a faits M’ont dépouillé de mes habits, Les dés me tuent, Les dés me guettent, les dés m’épient, Les dés m’attaquent et me défient, Cela me pèse (j’en souffre). Je n’y puis rien mais m’en émeus (c’est l’angoisse, je n’y peux rien) : Ne vois venir avril ni mai, Voici déjà que vient le gel.
Or, me voilà sur la mauvaise pente. Les traîtres (trompeurs) de basse extraction (cette sale race ) M’ont laissé sans aucun habit. Ce monde est si plein de tromperies ! Dès qu’on possède un peu, on fait le vaniteux ; Et moi, qu’est-ce que je fais, Qui sens le fardeau de la pauvreté ? La grièche ne me laisse en paix, Elle ne cesse de m’égarer, de m’attaquer, me guerroyer ; Jamais je ne guérirai de ce mal
Au vue ma situation (à ce compte-là). Je me suis placé dans un trop mauvais pas. Les dés se sont saisis de moi : J’y renonce désormais ! (dico : crier « quitte » – faire grâce)
Foux est qu’a lor consoil abite : De sa dete pas ne s’aquite, Ansois s’encombre; De jor en jor acroit le nombre. En estei ne quiert il pas l’ombre Ne froide chambre, Que nu li sunt souvent li membre, Dou duel son voisin ne li membre Mais lou sien pleure. Griesche li at corru seure, Desnuei l’at en petit d’eure, Et nuns ne l’ainme.
Cil qui devant cousin le claime Li dist en riant: « Ci faut traime Par lecherie. Foi que tu doiz sainte Marie, Car vai or en la draperie Dou drap acroire, Se li drapiers ne t’en wet croire, Si t’en revai droit à la foire Et vai au Change. Se tu jures saint Michiel l’ange Qu’il n’at sor toi ne lin ne lange Ou ait argent, Hon te verrat moult biau sergent, Bien t’aparsoveront la gent: Creuz seras. Quant d’ilecques te partiras, Argent ou faille enporteras. »
Or ai ma paie. Ensi chascuns vers moi s’espaie, Si n’en puis mais.
Explicit.
Fou est qui s’en remet à leurs conseils (qui s’obstine à les écouter): De sa dette, jamais ne s’acquitte, Pire, il en alourdit la charge; De jour en jour, en croît le nombre. En été, il ne cherche point l’ombre Ni chambre fraîche, Car ses membres sont souvent nus. La peine de son voisin, il ne s’en souvient plus, Mais il pleure sur la sienne. La grièche lui est tombée dessus, L’a dépouillé en un instant, Et nul ne l’aime.
Celui qui, avant, l’appelait « cousin » Dit en riant: « Tu es usé jusqu’à la corde (1) Par la luxure (débauche). Par la foi que tu dois à Sainte-Marie, Rends-toi donc chez le drapier Acheter du drap à crédit. Si le drapier ne veut te faire confiance, Va-t-en alors droit à la foire Et rends-toi au bureau de change ( voir les banquiers). Si tu jures par l’ange Saint Michel Que dans aucun repli de tes vêtements Il n’y a d’argent caché, On te trouvera bonne mine, Et les gens te verront d’un bon œil (tu ne passeras pas inaperçu) : On te fera confiance. Et quand tu en partiras, Tu auras ramassé de l’argent ou un morceau d’étoffe (une veste). »
Me voilà bien payé ! C’est ainsi que chacun s’acquitte envers moi, Je n’y puis rien .
(1)« Ci faut traime par lecherie »: une autre belle traduction de Michel Zink en « tu es usé jusqu’à la corde ». Littéralement, « ici, tout va de travers », « la trame du tissu va de travers par la faute de la luxure ».
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
Sujet : poésie médiévale, trouvère, chanson médiévale, musique ancienne, pastourelle, amour courtois Titre : «Ce fut en mai » Auteur : Moniot d’Arras, Pierre Moniot (12 ?) Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central Interprète : Martin Best Medieval Ensemble Album : Songs of Chivalry (1983)
Bonjour à tous,
u XIIIe siècle, Moniot d’Arras, connu également sous le nom de Pierre Moniot ou Moniot, composa plus d’une vingtaine de chansons dont un bon nombre sur le thème de l’amour courtois. Bien qu’on ne connaisse pas précisément les dates de sa vie et de sa mort, ce poète du Moyen Âge central est contemporain de cette génération demeurée célèbre de trouvères dans laquelle on compte des grands noms comme Colin Muset, Adam de la Halle ou encore Thibaut de Champagne, pour ne citer qu’eux. Il était même actif un peu avant eux.
Œuvre et chansons de Moniot d’Arras
A en juger par les adresses de ses poésies, Moniot a entretenu une certaine familiarité avec quelques nobles de son temps : Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, Gérard III, vidame d’Amiens, Jehan de Braine, etc… Il a aussi été suffisamment populaire pour qu’une de ses chansons soit, en partie, citée dans le Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil (autour de 1230).
La plupart des pièces laissées par Moniot d’Arras sont de nature courtoise et profane. Sur la foi des manuscrits, on lui avait tout d’abord attribué près de 40 chansons, mais l’on doit au médiéviste Petersen Dyggve d’avoir mis un peu d’ordre dans ce corpus ( Moniot d’Arras et Moniot de Paris, trouvères du XIIIe siècle, 1938). Dans ce même ouvrage, ce spécialiste finlandais de littérature romane médiévale en a également profité pour établir des lignes plus claires entre notre trouvère et une autre Moniot avec lequel on l’avait quelquefois confondu : Moniot de Paris.
Le chansonnier provençal d’Estense
La chanson que nous vous présentons aujourd’hui est l’une des plus célèbres du trouvère artésien même si son attribution a pu être aussi questionné. Elle se présente sous la forme d’une pastourelle et a pour titre « L’autrier en mai » ou encore « Ce fut en mai« . Du point de vue des sources, on peut la retrouver dans un manuscrit ancien conservé à la Bibliothèque d’Estense de Modène, en Italie.
Sous la référence aR44, ce codex de 346 feuillets est aussi connu sous le nom de Chansonnier provençal d’Estense. Depuis sa création, vers la fin du XIIIe siècle, il est passé entre plusieurs mains et a même fait l’objet d’ajouts, au fil du temps. Il est conservé à la Bibliothèque italienne de l’Université d’Estense depuis le XVIe siècle. Dans sa version actuelle, il contient la recopie de nombreuses pièces et chansons occitanes, mais également de textes en langue d’oïl et en vieux français comme celui du jour.
Ce fut en Mai de Moniot d’Arras par Martin Best Medieval Ensemble
Martin Best, un chanteur et musicien anglais, sur la scène médievale
Des années 70 aux années 90, le chanteur compositeur, luthiste et multi-instrumentiste britannique Martin Best a conquis un large public sur la scène des musiques anciennes et traditionnelles. Sur la partie de son répertoire qui touche le Moyen Âge. il a exploré un vaste territoire poétique et musical qui va de la Suède, à l’Angleterre, l’Espagne, la Provence et la France médiévales. En près de 30 ans de carrière, il a ainsi produit 25 albums, certains signés de son nom, d’autres sous les noms de ses formations Martin Best Consort ou encore Martin Best Medieval Ensemble.
En dehors de la scène musicale, Martin Best est aussi connu pour sa longue collaboration avec la troupe théâtrale Royal Shakespeare Company en tant qu’acteur et chanteur. Au carrefour de la musique et du théâtre, il a même produit en 1979, un album sur les musiques et chansons autour de l’oeuvre de William Shakespeare.
L’album Songs of Chivalry :
chansons du temps de la chevalerie
En 1983, avec le Martin Best Medieval Ensemble, l’artiste présentait l’album Songs of Chivalry. On pouvait y découvrir 19 pièces de choix, issues du répertoire français.
La sélection mêlait troubadours occitans et trouvères de langue d’oïl sur le thème de la chevalerie. Entre courtoisie, chansons de croisades, et même quelques pièces instrumentales, de grands auteurs de la France médiévale s’y trouvaient représentés : Guillaume IX d’Aquitaine, Marcabru, Thibaut de Champagne, Blondel de Nesle, Bernart de Ventadorn, Jaufre Rudel, Beatriz de Dia et quelques autres noms encore, dont Moniot d’Arras et la pastourelle du jour.
Edition & disponibilité
A ce jour, l’album est toujours disponible à la vente en ligne au format CD ou au format Mp3. Vous pourrez le retrouver au lien suivant : Songs of Chivalry.
Notons encore que les travaux du Martin Best Médiéval Ensemble sur le thème des troubadours firent l’objet d’un coffret de 6 CDs sorti en 1999, sous le titre Music from the Age of Chivalry. Pour l’instant, il semble qu’il n’ait pas été réédité et il demeure un peu difficile à trouver.
« Ce fut en mai » ou « l’autrier en mai »
de Moniot d’Arras
Ce fut en mai Au douz tens gai Que la saisons est bele, Main* (de bon matin) me levai, Joer m’alai Lez une fontenele. En un vergier Clos d’aiglentier Oi* (de ouir) une viele; La vi dancier Un chevalier Et une damoisele.
Cors orent gent Et avenant Et molt très bien dançoient; En acolant Et en baisant Molt biau se deduisoient* (se divertir, s’amuser). Au chief du tor* (finalement), En un destor, Dui et dui s’en aloient ; Le jeu d’amor Desus la flor A lor plaisir faisoient.
J’alai avant. Molt redoutant Que mus d’aus* (aucun d’entre eux) ne me voie, Maz* (triste) et pensant Et desirrant D’avoir ausi grant joie. Lors vi lever Un de lor per* (des deux) De si loing com j’estoie Por apeler Et demander Qui sui ni que queroie* (qui j’étais & ce que je voulais).
J’alai vers aus, Dis lor mes maus, Que une dame amoie, A cui loiaus Sanz estre faus Tot mon vivant seroie, Por cui plus trai Peine et esmai* (trouble, découragement) Que dire ne porroie. Et bien le sai, Que je morrai, S’ele ne mi ravoie* (revient).
Tot belement Et doucement Chascuns d’aus me ravoie* (fig; consoler?). Et dient tant Que Dieus briement* (bientôt) M’envoit de celi joie Por qui je sent Paine et torment : Et je lor en rendoie Merci molt grant Et en plorant A Dé les comandoie*(je prie congé d’eux).
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, fortune, vanité, fabliau, trouvère, langue d’oïl, vieux français, MS Français 837 Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : la roé de Fortune (roue de fortune) Ouvrage : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Achille Jubinal, 1835.
Bonjour à tous,
u côté de la poésie satirique du moyen-âge central, nous vous proposons, aujourd’hui, la découverte d’un texte du XIIIe siècle, sur le thème, alors très prisé, de la Roue de fortune et son implacabilité.
Sources historiques et manuscrits
Cette pièce est présente dans plusieurs manuscrits médiévaux, quatre en tout, dont trois se trouvent conservés hors de France : le Manuscrit 9411-9426 de Bruxelles, le L V 32 de Turin, le Cod 1709 de la Bibliothèque du Vatican.
Du côté français, on le trouve dans le MS Français 837 de la BnF (ancienne cote Regius 7218), Daté du dernier tiers du XIIIe siècle, cet ouvrage, dont nous vous avons déjà touché un mot, contient plus de 360 feuillets et présente un nombre conséquent de fabliaux, dits et contes de ce même siècle. On y croise de nombreuses poésies et pièces demeurées anonymes mais aussi des noms d’auteurs illustres, tels que Jean Bodel et Rutebeuf, Un fac-similé est consultable sur le site de Gallica au lien suivant.
La Roue de Fortune dans le précieux MS Français 837 de la BnF
Sur le fond, notre poésie du jour demeure plus proche du « dit » que du fabliau. Pour autant qu’elle contienne des éléments satiriques, elle est aussi plus morale que comique, comme le sont en général ces derniers. Pour sa transcription dans des caractères plus lisibles que ceux des manuscrits originaux, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Jongleurs & Trouvères d’Achille Jubinal daté de 1835, et dans lequel le médiéviste proposait une large sélection de textes extraits, entre autres, de ce manuscrit.
La roue de Fortune médiévale
« (…) Vez cum Fortune le servi, Qu’il ne se pot onques deffendre, Qu’el nel’ féist au gibet pendre, N’est-ce donc chose bien provable Que sa roé n’est pas tenable : Que nus ne la puet retenir, Tant sache à grant estat venir ? » Le Roman de la rose
(…) Vois comme fortune le servit, Qu’il ne put jamais s’en défendre, Qu’elle le fit au gibet pendre, N’est ce donc chose bien établie Que sa roue ne peut être maîtrisée Que personne ne peut la retenir Aussi haut soit le rang qu’il ait atteint ?
Avec pour thème central la roue de la fortune, le texte du jour reflète certaines valeurs profondes du Moyen-âge occidental ou, à tout le moins, certaines idées dont la récurrence dans sa littérature et sa poésie, laisse à supposer un ancrage certain dans les mentalités médiévales. On notera, du reste, que cette vision d’un « sort » qui, presque mécaniquement, entraîne avec lui les promesses des plus belles ascensions comme des pires déroutes, a perduré, jusqu’à nous, dans les mentalités populaires : « la roue tourne », même si son articulation ne se fait plus nécessairement en relation étroite avec les valeurs chrétiennes comme c’était le cas alors et comme c’est clairement le cas dans ce texte.
Eloge du détachement
La première idée qu’on trouve ici plantée touche à la vanité et la vacuité. Elle est implicitement lié à l’image de la roue de fortune et son invocation : inutile de se glorifier au sujet de son pouvoir, ses richesses, son statut, la « perdurance » n’est qu’illusion. Dans son mouvement perpétuel, la roue de fortune médiévale s’assure de faire chuter, inéluctablement, celui qui a voulu monter trop haut et, au delà de tout critère de réussite sociale, même le mieux portant des hommes, peut se trouver au plus mal, l’instant d’après. Fortune se mêle de tout et nul n’est à l’abri.
Cette leçon en amène une deuxième qui en est le corollaire. Il s’agit de la nécessité (hautement mise en avant par le moyen-âge occidental et ses valeurs chrétiennes) de pratiquer une forme de détachement, vis à vis du monde matériel. Comme la déroute n’est jamais loin de la gloire, tôt viendra le temps de l’hiver et de la mort et, avec eux, le moment de rendre des comptes. Escompter avoir une place dans le monde d’après suppose que l’on ait su s’affranchir de l’actuel, se sera-t-on suffisamment préparé ? L’attachement, au mirage du pouvoir et de l’avoir, est folie, le poète, ici, nous l’affirme. Se fier au monde est le plus court chemin vers la perte ; le salut de l’âme est en cause autant que le salut social : il sera montré du doigt comme fou celui qui pensera se soustraire à ces lois immuables, en s’harnachant aux illusions du monde matériel.
Dans la dernière partie de cette pièce anonyme, on trouvera enfin des arguments qui viendront presque prêcher une forme de non action, susceptible de mener le lecteur en deça des valeurs de la morale chrétienne. Dans un élan satirique, le poète exprimera, en effet là, un dépit plus ciblé sur son temps et sur son monde : le siècle est pourri, la morale compromise et même celui qui s’attache à faire le bien n’en retirera que les pires ennuis. Sur sa voie, l’homme de bien, le prud’homme, trouvera plus d’ennemis et d’embûches que de récompenses. Une raison supplémentaire de ne rien attendre de ce monde ? Désabusé, l’auteur n’ira pourtant pas jusque dire qu’il faille renoncer au bien pour prêcher une forme de « non action » totale (et presque bouddhiste), et le texte rejoindra, finalement, la prêche en laissant au lecteur pour unique refuge, la passion et l’exemplarité christique : résignation à ne pas voir le bien récompensé, acceptation d’une forme de souffrance, apologie encore d’une certaine forme de renoncement pour faire basculer son esprit, sa raison et ses questionnements du côté de la foi ? Sans doute un peu tout cela à la fois.
Du vieux français d’oïl au français moderne
S’il faut en croire le site Arlima, aucune traduction en français moderne n’était jusque là attachée à ce texte. Sans avoir la prétention de la perfection puisqu’il s’agit tout au plus d’un premier jet, ce vide sera, au moins, partiellement comblé.
Biaus sires Diex, que vaut, que vaut La joie qui tost fine et faut, Dont nus ne se doit esjoïr, Que nus ne set monter si haut S’un poi d’aversité l’assaut, Qu’assez tost ne l’estuet chéïr ? J’ai véu tel gent décheir, Dont je me puis mult esbahir Et merveillier, se Diex me saut, Qui ne doutoient nul assaut, Tant erent orguilleus et baut. Or les covient à point venir. Tels cuide aus nues avenir, Quant il se cuide miex tenir, Qui à reculons fet .i. saut.
Beau Sire Dieu, que vaut, que vaut, La joie qui tôt fini et fane* (tombe, s’évanoui, fait défaut), Dont nul ne se doit réjouir, Car nul ne peut monter si haut Qu’un point d’adversité l’assaille Et bien vite le fait choir ? J’ai vu de tels gens déchoir, Dont je peux fort m’ébahir Et m’étonner, que Dieu me garde, Qui ne redoutaient nul assaut, Tant étaient orgueilleux et fiers. Or ils durent au point venir Comme qui croit aux nues parvenir Quand il s’y pense mieux tenir, A reculons, fait un saut.
Qui plus haut monte qu’il ne doit, De plus haut chiet qu’il ne voudroit ; Par maintes foiz l’ai oï dire. Li siècles maint homme deçoit : Mors et honiz est qui le croit ; Quar cil qui plus haut s’i atire, Et qui cuide estre plus granz sire, Fortune vient, sel’ desatire Et le met où estre soloit, Ou encore en plus basse tire ; Quar celui qui li soloit rire Set mult bien qu’il le decevoit. Por ce est fols qui se forvoit, Se il el royaume se voit, Quar tost est entrez en l’empire. Cis siècles maint homme deçoit : Fols-s’i-fie est nommez à droit ; Por ce le doit chascun despire.
Qui plus haut monte qu’il ne devrait Choit de plus haut qu’il ne voudrait Maintes fois, je l’ai ouï dire Ce monde en déçoit plus d’un Blessé* (mordu?) et trompé (déshonoré) qui s’y fie Car celui qui plus haut, s’harnache (s’y accroche, s’y fixe) Et qui croit être plus grand sire, Fortune vient l’en déloger Pour le ramener d’où il venait, Ou en un rang plus bas encore. Mais celui qui avait l’habitude d’en rire Savait très bien qu’il serait déçu Pour ce, fou est qui se fourvoie Si au royaume, il se voit Car il n’est entré qu’en l’Empire. Ce monde maints hommes déçoit Fou-qui-s’y-fie est nommé à droit (à raison) Et (pour cela), chacun le doit mépriser (dédaigner)
En ce siècle n’a fors éur ; N’i doit estre nus asséur, Quar nus n’i a point de demain. Chascuns i doit estre à péur, Quar ainçois que soient méur, Chiéent li franc et li vilain, Ausi com la flor chiet du rain, Ainz qu’ele port ne fruit ne grain, Quant ele n’a fin air ne pur. Por ce point ne m’i asséur, Quar je n’i voi nul si séur, Si jone, si haitié, si sain, Si fort, si aspre ne si dur, Si riche, ne si clos de mur, Ne de si grant noblece plain, S’un petit mal le prent au main, Que n’el rende pâle et obscur, Plus tost c’on ne torne sa main.
En ce monde, n’a guère de bonheur (chance) Personne ne doit s’y sentir sûr (en sûreté) Car, nul n’y a point de demain (d’avenir assuré) Chacun doit être dans la peur, Car avant qu’ils ne soient mûres, Tombent le franc et le vilain. Telle la fleur choit du rameau, Avant de donner fruits ou grains Quand elle n’a d’air pur, ni délicat Pour cela, je ne m’y fie point, Car je ne vois nul si sûr Si jeune, si bien portant, si sain, Si fort, si robuste et si rude, Si riche, ou si enceint de murs Ni si plein de grand noblesse Qu’un petit mal ne le prenne au matin, (à la main?) Qui le rende pâle et obscur, Plus vite qu’on ne tourne sa main. (qu’on ne l’examine)
Que vaut avoir, que vaut richece, Que vaut boban, que vaut noblèce, Que vaut orgueil à demener, Que nus n’est de si grant hautèce, Quant la luete l’i estrece, Que par mort ne l’estuet passer; Et quant il ne puet alener, N’en puet o soi du sien porter La montance d’un grain de vesce, S’il n’a bien fet en sa jonece : Donques n’est-il si grant proece Com de Dieu servir et amer. On doit por fol celui clamer Qui l’entrelet par sa perece, Por ce chétif siècle à amer.
Que vaut avoir, que vaut richesse Que vaut luxe, que vaut noblesse A quoi bon se gonfler d’orgueil (s’abandonner à) Puisque nul n’est de si haut rang (élévation) Lorsque sa gorge se resserre Que par mort il lui faut passer, Et qu’il ne peut plus respirer, Et ne peut plus porter par lui-même La valeur d’un grain de vesce (sainfoin), S’il n’a bien agi dans sa jeunesse : Ainsi, il n’est si grande prouesse, Que de servir et d’aimer Dieu, Et on doit bien traiter de fou Celui qui s’y soustrait par paresse, Pour aimer ce monde fragile.
El monde n’a riens tant chierie, Qui tant déust estre haïe, Com cest siècle c’on a tant chier, Que nus tant i ait seignorie, N’i est asséur de sa vie Demi-jor ne .i. jor entier. Ausi tost l’estuet-il lessier, Le roi, le duc et le princier Com le povre homme qui mendie ; Que la mort fiert sanz manecier, Ne nus hom ne s’en puet guetier Par science ne par clergie. N’i vaut ne guete ne espie, Que tels est toz sainz à complie Qui se muert ainz l’aler couchier; Qui plus en sa santé se fie Maintenant l’estuet trébuchier.
Au monde rien tant on chérie Qu’on devrait en tout point haïr Comme ces temps que l’on chérie tant Ou nul même s’il a seigneurie, Ni est assuré de sa vie Demi-jour ou un jour entier. Qu’aussitôt il lui faut laisser Le roi, le duc et le princier (ses titres) Comme le pauvre homme qui mendie : Que la mort frappe sans prévenir ( menacer), Aucun homme ne s’en peut garder Par savoir (intelligence) ou par science Ni ne sert de guetter ou d’épier (espionner) Quand celui, en santé au soir, (complies dernière prière du soir) Se meurt au moment du coucher : Qui plus à sa santé se fie, Maintenant lui faut choir (trébucher).
El monde n’a riens que je voie Par qoi nus hom amer le doie. Fols est et plains de trahison ; Qui plus i sert plus i foloie; Plus se meffet, plus se desroie, Qui plus i met s’entencion. Quar sovent muer le voit-on En duel et en confusion, Feste, solaz, déduit et joie. Qui est au monde plus preudom, Plus i a persécution, Et je comment m’i fieroie ? Certes grant folie feroie, Quar nus ne va mès droite voie : Chascuns trahist son compaignon ;
Cels qui ne béent s’à bien non Truevent mès plus qui les guerroie, Que li murtrier ne li larron. Jhésus, qui souffri passion, Nous maint trestoz à droite voie, Et à vraie confession.
Amen. Explicit la Roe de Fortune.
En ce monde, n’y a rien que je vois Par quoi nul homme aimer le doive Il est fou et plein de traîtrise (trahison), Qui plus le sert, plus il divague Plus se défie ( s’égare?), plus il dévie, Qui plus y met son intention. Car, souvent changer le voit-on En douleur et en confusion, Fête, plaisir, jouissance et joie. Et plus grand est l’homme de bien, plus il trouve persécutions Et moi comment pourrais-je m’y fier ? Quand nul ne suit plus droite voie : Chacun trahit son compagnon ;
Celui qui ne s’attache qu’à faire le bien, En trouve bien plus qui le guerroient Plus que meurtriers ou larrons. Puisse Jésus qui souffrit la passion Nous guider tous sur le droit chemin Et à sincère (véritable) confession.