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Ballade du bachelier d’armes, les valeurs de la chevalerie par Eustache Deschamps et deux mots d’étymologie

chevalier_enluminure_miniature_medievale_valeurs_chevaleresque_moyen-ageSujet : poésie médiévale, chevalerie, valeurs chevaleresques, chevaliers, bacheliers, tournois, littérature médiévale, ballade, français ancien, , moyen-âge chrétien, baccalauréat.
Période : moyen-âge tardif
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : « Ballade du bachelier d’armes »
Ouvrage  :  Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, Georges Adrien Crapelet  (1832)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous publions aujourd’hui, une ballade médiévale d‘Eustache Deschamps à l’attention des jeunes ou futurs chevaliers de son époque. Le poète et Seigneur de Barbonval et bailly de Senlis connait bien lui-même les métiers d’armes, puisqu’il occupa, entre autres fonctions et à un point de sa longue carrière, celle d’écuyer du duc d’Orleans.

tournoi_medieval_chevalier_bachelier_armes_enluminures_miniatures_valeurs_chevalerie_moyen-ageLà encore, l’œuvre prolifique d’Eustache Deschamps, tout autant la façon direct qu’il a d’aborder les sujets les plus divers, en font un témoin précieux du moyen-âge central à tardif.

Cette poésie nous permet notamment d’approcher, de manière très concrète les valeurs chevaleresques du XIVe et même, dans une certaine mesure, des deux siècles le précédent. Et comme l’auteur adresse très directement sa ballade aux jeunes bacheliers d’armes qui lui sont contemporains, les valeurs dont il nous parle s’en trouvent du même coup « actualisées » dans la réalité de son temps. Dit autrement, ces dernières ne sont plus seulement ici des valeurs lointaines, admirables et allégoriques dont l’on pourrait s’inspirer à la lecture d’un roman arthurien. Que leurs sources premières soient littéraires ou historiques, elles prennent, sous la plume du poète médiéval, force de loi et de conseils directs pour l’action.

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Bachelier, aux origines du mot.

(NB : nous suivons ici le fil d’un article de Maurice Tournier, paru en 1991, dans la revue « Mots » et disponible sur Persée.)

Avant que d’œuvrer dans des salles d’examen, le stylo fébrile à la main et le souffle court pour obtenir le diplôme tant convoité qui leur offrira le ticket d’entrée pour les universités et autres hautes écoles, historiquement le nom de bachelier, a désigné des choses  diverses. Au plus loin que l’on puisse remonter et notamment au latin baccalarius, il désignait des petits propriétaires de vignes (de Bacchus) ou même d’élevages bovins, soit des gardiens de vaches. Que les futurs titulaires du diplôme ou ceux qui le briguent se rassurent, même si le métier de gardien de vaches reste tout à fait noble, leur avenir ne sera pas nécessairement voué à cette fonction.

Plus tard, dans le courant du haut moyen-âge, le terme de bacheler ou bachelier désignera encore un petit propriétaire terrien, mais aussi, par extension un noble n’ayant pas été « armé tournoi_medieval_chevalier_enluminures_miniatures_valeurs_chevalerie_moyen-agechevalier » ou adoubé, ou même aspirant à le devenir. Il s’appliquera aussi pour un gentilhomme qui n’a pas suffisamment de possession pour avoir sa propre « bannière », soit un banneret. Dans ce cadre, le terme s’appliquera donc plus favorablement  au futur héritier d’un fief.

Tournois et chevalerie médiévale, Enluminure,
Code Manesse, 
(1310-1340)

Dans le courant du moyen-âge central, le mot évoluera pour désigner une classe d’armes entre les écuyers et les chevaliers, mais on le retrouvera encore usiter pour désigner de manière plus générale la classe des jeunes chevaliers. Il semble que l’usage qu’en fasse ici Eustache Deschamps se situe plutôt dans ce champ d’application puisqu’il leur donne une leçon sur les valeurs auxquelles ils devront se plier.

Dans une autre extension plus tardive du terme bachelier, on trouvera enfin la désignation de tout jeune homme libre et non encore engagé maritalement, d’où d’ailleurs également la variante Bachelette et même Bacelle qui, par le passé, fut en usage pour désigner une jeune fille à marier.  Le nom du diplôme « Baccalauréat »  est, quant à lui, le fait de François 1er qui créa un ordre de chevalerie nommé ainsi.

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Ballade du Bachelier d’Armes.
Eustache Deschamps XIVe siècle

Vous qui voulez l’ordre de chevalier,
Il vous convient mener nouvelle vie,
Dévotement en oroison veillier,
Péchié fuir, orgueil et villenie.
L’Eglise devez deffendre ,
Le vefve aussi , l’orphenin entreprandre ;
Estre hardis et le peuple garder,
Prodoms, loyaux, sanz riens de l’autrui prandre
Ainsi se doit chevalier gouverner.

Humble cuer ait, toudis doit traveillier
Et poursuir faiz de chevalerie,
Guerre loyal, estre grant voyagier;
Tournoiz suir et jouster pour s’amie :
Il doit à tout honnour tendre,
Si c’om ne puist de lui blasme reprandre ;
Ne lascheté en ses oeuvres trouver;
Et entretouz se doit tenir le mendre* : (*moindre)
Ainsi se doit gouverner chevalier.

Il doit amer son seigneur droiturier,
Et dessus touz garder sa seignourie ;
Largesce avoir, estre vray justicier,
Des prodommes suir la compaignie,
Leurs diz oïr et aprandre,
Et des vaillans les prouesces comprendre ,
Afin qu’il puist les grans faiz achever
Comme jadis fist le roy Alixandre :
Ainsi se doit chevalier gouverner.

Eustache Deschamps

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Au passage, souhaitons une bonne chance et une belle réussite à tous ceux qui passent  leur baccalauréat  cette année !

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
« Pardonnez-moi, Prince, si je suis foutrement moyenâgeux. »
Georges Brasssens – Le moyenâgeux –  1966

François Villon du temps de sa jeunesse folle et un extrait commenté du grand Testament

françois_villon_poesie_francais_moyen_ageSujet : poésie, littérature médiévale, réaliste, satirique, ballade, auteur médiéval, , chanson
Période : moyen-âge tardif
Titre :  « Le Grand Testament » Extrait
Auteur :  François Villon (1431- ?1463)
Interprétes ; Alain Souchon
Chanson : je plains le temps de ma jeunesse

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous faisons, aujourd’hui, un nouveau détour du côté de la poésie réaliste de François Villon avec un bel extrait de son célèbre Grand Testament. C’est un passage bien connu dont on ne cite souvent que les derniers vers et nous voulions ici les mettre un peu mieux en perspective dans leur contexte, en les accompagnant de françois_villon_grand_testament_poesie_medievale_realiste_moyen-age_tardifquelques éclairages sur les parties pouvant demeurer obscures.

Voici donc notre Villon regardant en arrière vers le temps de sa jeunesse folle, si lointaine et déjà envolée. Joyeuse insouciance de l’adolescence, changée bientôt en regrets. Misère et galères, de déboires en déboires, la faim au ventre et la panse vide. Mais le temps s’est enfui ne laissant derrière lui que le goût de nostalgie et le constat des erreurs et  l’heure est au bilan, dans cette prison froide. Souvenir d’une vie d’inconfort, d’amours laissées en chemin, et pourtant leur survit tout de même la dignité d’avoir su ne pas abuser de ses amitiés ou si peu.

Ironie de l’histoire ou exemplarité de la rédemption?, celui dont on n’a tant voulu faire le premier « poète maudit » ou le « mauvais garçon » du moyen-âge tardif s’est fait pour des générations d’écoliers quelque peu « moraliste », puisque ses vers ont longtemps été repris par l’école républicaine  pour rappeler aux têtes blondes qui auraient pu le perdre de vue, l’intérêt d’y user leurs fonds de culottes.

francois_villon_grand_testament_extrait_poesie_medievale_moyen-age_tardif_jeunesse_temps

Le grand testament de Villon – extrait

XXIII

Je plaings le temps de ma jeunesse,
Auquel j’ay, plus qu’autre, gallé * (mené joyeuse vie)
Jusque à rentrée de vieillesse,
Car son partement m’a celé*. (ce temps est parti en cachette)
Il ne s’en est à pied allé,
N’a cheval; las! et comment donc?
Soudainement s’en est voilé,
Et ne m’a laissé quelque don.

XXIII.

Allé s’en est, et je demeure
Pauvre de sens et de sçavoir,
Triste, failly* (abattu), plus noir que meure*(mûre)
Je n’ay ne cens, rente , n’avoir ;
Des miens le moindre, je dy voir* (vrai)
De me desadvouer s’avance,
Oublyans naturel devoir,
Par faulte d’ung peu de chevance*. (provisions,possession)

XXIV.
Si ne crains-je avoir despendu* (dépensé),
Par friander, ne par lescher*, (friandise et gourmandise)
Ne par trop aymer riens vendu,
Qu’amys me sceussent reprocher.
Au moins qui leur couste trop cher.
Je le dys, et ne crains mesdire.
De ce ne me puis revencher*: (m’excuser)
Qui n’a meffait, ne le doit dire. 

XXV

Bien est-il vray que j’ay aymé
Et que aymeroye voulentiers ;
Mais triste cueur, ventre affamé
Qui n’est rassasié au tiers,
Me oste des amoureux sentiers.
Au fort, quelqu’un s’en recompense,
Qui est remply sur les chantiers*, (qui est bien rassasié)
Car de la panse* vient la danse. (du ventre plein)

XXVI

Hé Dieu ! se j’eusse estudié
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes meurs dédié,
J’eusse maison et couche molle .
Mais quoy ? je fuyoye l’escolle ,
Comme faict le mauvays enfant…
En escrivant ceste parolle,
A peu que le cueur ne me fend.

Les oeuvres complètes de François Villon annotées et commentées par P.L. JACOB

U_lettrine_moyen_age_passionne fois n’est pas coutume, nous avons quelque peu levé le nez de nos dictionnaires anciens et autres recherches comparatives cette fois-ci. De fait, les notes que nous vous fournissons avec cet extrait sont, pour la plupart, tirées de la version des Oeuvres Complètes De Villon de Paul Lacroix, alias P.L. JACOB, grand érudit, écrivain et historien français du XIXe siècle. L’ouvrage date de 1854 mais est encore édité de nos jours. Il faut dire que cette version poesie_litterature_medievale_oeuvre_completes_annotees_documentees_francois_villon_Paul_Lacroix_PL_Jacob_moyen-age_tardifprésente l’avantage d’être extrêmement bien annotée et documentée, ce qui permet d’avancer rapidement sur les points d’achoppement que peut tout de même présenter, par endroits, le beau français moyen du XVe de Maître François Villon.

Pour le cas où l’acquisition de cet ouvrage vous intéresse, en voici les liens  :  Oeuvres Completes de Francois Villon

Alain Souchon chante Villon
et le temps de sa jeunesse folle

E_lettrine_moyen_age_passionn 2011, le chanteur Alain Souchon nous gratifiait d’un album intitulé « A cause d’Elles » dans lequel il reprenait dans une chanson la dernière strophe alain_souchon_chante_villon_poesie_medievale_jeunesse_testament_chansonde Villon que nous citons ici.

Treizième album studio de l’artiste poète, Souchon y reprenait des titres, poésies ou comptines  ayant bercé son enfance et ces vers de Villon s’y trouvaient.

Quelques cinquante ans avant lui, en 1959, le poète chanteur et troubadour québécois Felix Leclerc avait lui aussi repris cette même strophe en la mêlant à d’autres vers de François Villon dans une chanson ayant pour titre le testament, et dédiée à l’auteur médiéval.

Un  excellente journée à tous !

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

Le fabuleux voyage d’Ibn Battûta, grand aventurier du moyen-âge central

ibn_batouta_explorateur_monde_medieval_livre_moyen-age_centralSujet : aventurier, explorateur, musulman, Islam médiéval, voyageur,
Portrait :  Ibn Battûta  (1304-1368 ?77),
Abu Abdullah Muhammad Ibn Battuta (Batutah ou Batouta)
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Ouvrage : « les voyages » ou « Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les merveilles des voyages » (1356)

« Écrivain arabe et l’un des plus grands voyageurs de tous les temps, Ibn Baṭṭūṭa est l’auteur d’un récit de voyage (Riḥla) qui, par l’ampleur du champ parcouru et les qualités du récit, constitue une des œuvres de la littérature universelle » André MIQUEL – Encyclopédie Universalis

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour les besoins de l’indexation, nous reprenons ici, en le complétant largement, le portrait que nous avons dédié au grand voyageur berbère et musulman Ibn Battûta dans  l’article consacré au Festival Musique et Histoire  de Fontfroide à venir.

ibn_battuta_aventurier_pelerin_musulman_medieval__moyen-age_centralIl a fallu attendre le XIXe siècle pour que les européens découvrent ce grand aventurier, chroniqueur et témoin du monde musulman du moyen-âge central que l’on a souvent surnommé « le plus grand voyageur de tous les temps » (en opposition aux voyageurs maritimes et sur le plan de la distance parcourue par les terres, il l’est assurément).

Ayant recouvert bien plus de miles et de distance que Marco Polo, la popularité de ce pèlerin explorateur, hors du monde arabe, est sans doute, aujourd’hui plus grande dans le monde anglophone que francophone, aussi ce portrait rétablira-t-il un peu, à sa manière, l’équilibre. Voilà donc quelques mots de l’histoire de Abu Abdallah Muhammad Ibn Abdallah al-Lawati at-Tanji plus connu sous le nom de Ibn Battûta (Batutah),

ibn_battuta_aventurier_musulman_voyageur_moyen-age_central_XIVe_siecle

« Je sortis de Thandjah, lieu de ma naissance, le jeudi 2 du mois de redjeb, le divin et l’unique, de l’année 725,  dans l’intention de faire le pèlerinage de La Mecque et de visiter le tombeau du Prophète. (Sur lui soient la meilleure prière et le salut !) J’étais seul, sans compagnon avec qui je pusse vivre familièrement, sans caravane dont je pusse faire partie ; mais j’étais poussé par un esprit ferme dans ses résolutions et le désir de visiter ces illustres sanctuaires était caché dans mon sein. Je me déterminai donc à me séparer de mes amis des deux sexes, et j’abandonnai ma demeure comme les oiseaux abandonnent leur nid. Mon père et ma mère étaient encore en vie. Je me résignai douloureusement à me séparer d’eux, et ce fut pour moi comme pour eux, une cause de maladie. J’étais alors âgé de vingt-deux ans. »
Ibn Battûta — Voyages  

Un périple aux confins du monde musulman du XIVe siècle

De 1325 à 1349, cet aventurier berbère musulman, né à l’aube du XIVe siècle, parcourut plus de 120 000 kilomètres à l’occasion de trois grands périples qui le menèrent de son Maroc natal jusqu’aux confins du monde musulman médiéval.

Parti originellement en pèlerinage vers la Mecque, à l’age de 22 ans, il finira par visiter des myriades de destinations dans une longue aventure où il prendra toute la mesure du monde musulman, de sa diversité autant que de ibn_battuta_voyages_moyen-age_central_explorateur_musulman_monde_medievalson étendue : Inde, Asie centrale, Chine, Afrique orientale, Moyen et proche orient, Palestine, Perse, Irak, Syrie, son périple le conduira jusqu’à l’Anatolie, et encore Sumatra ou plus près l’Andalousie et il s’aventura même encore, hors des terres de l’Islam, jusqu’à la ville de Constantinople.

Si ses longs périples pourraient prendre par moments, les contours d’une longue errance, Ibn Battûta  connaîtra aussi des périodes de sédentarisation qui lui permettront de mieux approfondir ses observations. Démontrant d’une solide capacité d’adaptation et bénéficiant aussi de l’aura que son origine arabe lui confère dans les pays musulmans qu’il traverse et qui ne sont pas tous arabes, l’explorateur prodigue est aussi lettré et occupera des fonctions variées, au fil de ses voyages, dont, à de nombreuses reprises, celles de juge.

Quelques années après son retour, en 1354 et à la demande du sultan du Maroc Abu Inan Faris,  il dictera ses aventures à un historien, poète, juge et érudit, ibn_battuta_voyages_moyen-age_central_explorateur_monde_medievaloriginaire de Grenade et de la grande Andalousie d’alors (Al-Andalous), du nom de Ibn Juzayy al-Kalbi al-Gharnati, pour les inscrire dans la postérité.

Par la suite, il finira vraisem-blablement sa vie en occupant la charge de juge mais l’on n’est pas vraiment fixé sur la date de sa mort qui oscille de 1368 à 1377, suivant les historiens. A l’image des aventures de Marco Polo, la véracité de certains récits d’Ibn Battuta a été partiellement mise en doute. Sans entrer dans le détail, ces polémiques ne touchent toutefois que quelques destinations qu’il dit avoir visitées. Et pour être clair, nul ne peut aujourd’hui nier qu’il ait véritablement effectué ces immenses voyages et sillonné le monde qui lui était contemporain. Nombre des observations qu’il fut le tout premier et même le seul à faire, dans certains cas, ont d’ailleurs été corroborés par des voyageurs et observateurs ultérieurs et, pour tout dire, sa sincérité est à ce point reconnu qu’on l’a encore baptisé quelquefois : « l’honnête voyageur ».

Ibn Battûta, conteur, chroniqueur et sa contribution aux sciences humaines

« Voyager vous laisse d’abord sans voix, avant de vous transformer en conteur. »
Ibn Battûta — Voyages

Dien sûr, même si le leg et les écrits d’Ibn Battuta restent d’une valeur inestimable, au regard des sciences humaines modernes et de leurs méthodes, on y rencontrera  des limites communes à tous les chroniqueurs du moyen-âge.

Apports historiques

Du point de vue de l’historien, les repères chronologiques manquent, des imprécisions et incohérences demeurent, certaines destinations décrites, nous l’avons dit plus haut, n’ont sans doute pas été visitées (ce qui, en soit, ne serait pas un obstacle majeur). En réalité, le récit d’Ibn Battuta s’approche plus d’un grand tableau ou d’une fresque, si l’on préfère, du monde musulman médiéval et des pays visités, que de chroniques historiques, à ibn_battuta_batutah_aventurier_moyen-age_monde_musulman_medieval_XIVe_siecleproprement parler. On ne sait s’il tenait un journal de bord systématique, il semble que ce n’était pas le cas, même si l’on sait, par ailleurs, qu’il a perdu des notes en chemin, en se faisant dérober ses effets,

Dictée de mémoire et après coup, sur la base de ses souvenirs, cette compilation comporte forcément certaines limites « scientifiques », même si la quantité de détails et d’anecdotes fournis ne cesse de forcer l’admiration. Pour mieux comprendre cela, il faut se souvenir que durant ses périples, Ibn Battûta  se rapproche souvent des rois, des émirs et des puissants pour bénéficier de leurs dons et de leur largesse. Bien décidé à vivre de ses voyages, il leur conte, à plus d’un tour, ses aventures, sous forme de récits. De fait, c’est une matière qui n’est donc pas restée cloisonnée en lui pour ne sortir,  par magie, que des années après ce qui explique sans doute aussi qu’il ait pu la garder aussi vive.

Alors, pour le reste, peut-il être considéré comme un historien ? Non. et encore moins au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il n’en a ni la rigueur, ni les méthodes, à son époque nul ne les a. Il n’en a pas non plus d’ailleurs la prétention. Quoiqu’il en soit, dans le domaine de l’histoire médiévale du monde musulman, sa grande contribution ne peut être niée, pas d’avantage que l’intérêt et la valeur particulière de ses récits. A cette même époque, les historiens du monde arabe sont un peu à l’image de ceux de l’Europe médiévale, nombre d’entre eux s’occupent bien plus de grandes batailles ou des hauts faits militaires ou religieux (plus ou moins enjolivés) des seigneurs et nobles (qui, la plupart du temps, les financent et les font vivre).

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Dans ce contexte, Ibn Battuta apparaît comme l’un des rares à dépeindre les moeurs, les cultures et les sociétés qu’il observe. Son approche est plus celle d’un chroniqueur ou d’un journaliste; il décrit plus qu’il ne questionne en profondeur ce qu’il voit, mais il a légué un témoignage précieux par la qualité autant que par l’ampleur des destinations parcourues. Il a  encore été un des premiers voyageurs à s’aventurer en profondeur dans le centre Afrique et de même qu’il n’a pas constitué un atlas et une cartographie précise des régions traversées durant tous ses périples, son apport en géographie a longtemps été reconnu.

Apports ethnologiques

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Pour l’ethnologue, comme pour l’anthropologue, au regard des méthodologies actuelles de ces disciplines, là encore, l’ouvrage d’Ibn Battuta ne peut être considéré comme « scientifique », L’auteur médiéval  ne conduit pas une monographie précise et systématique des pays traversés ou des cultures rencontrées pas plus qu’il n’engage une réflexion profonde et conceptuelle à partir de ses observations (qui ne serait, de toute façon et là encore, pas de son temps). En revanche, sa contribution est là aussi de taille, pour ces sciences humaines. Certaines de ses observations sur les cérémonies de mariage, sur le patriarcat mais aussi le matriarcat et les lignées matriarcales de certains pays ou cultures qu’il visite sont d’un haut intérêt ethnologique. (voir à ce sujet l’article de Joseph Chelhod Ibn Battuta, ethnologue, sur persée). Au delà et sur le terrain des observations, la curiosité de l’explorateur médiéval  reste insatiable et s’exerce dans de nombreux domaines; moeurs sexuelles, techniques, musiques, monnaie, économie, bureaucratie, pratiques religieuses qui intéressent l’anthropologie comme l’ethnologie dans un perspective historique.

Se procurer les ouvrages Ibn Battuta.

Du point de vue de l’édition, les  récits de Ibn Battûta sont en général découpés en 3 tomes: de l’Afrique du Nord à la Mecque (tome 1), de La Mecque aux steppes russes (tome 2), et Inde, Extrême-Orient, Espagne & Soudan (tome 3).

ibn_battûta_voyages_portrait_aventurier_monde_medieval_moyen-ageLes versions que l’on retrouve le plus communément ont été traduites depuis l’Arabe en 1858 par Charles Defrémery et Beniamino Raffaelo Sanguinetti, tous deux orientalistes. On peut trouver des versions digitalisées de quelques uns de ces ouvrages d’époque sur le web.

Pour ce qui est de l’édition papier, les versions les plus récentes datent des années 1980-90. Leur traduction provient des auteurs sus-mentionnés et elles sont annotées et préfacées par Stéphane Yerasimos  (Historien, professeur des universités, spécialiste de l’empire ottoman, 1942-2005). On les trouve chez plusieurs maisons d’édition, Les éditions de la découverte sont encore, à ce jour, semble-t-il, celles qui proposent les prix les plus abordables (autour de 15 euros par exemplaire). En voici les liens:

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

Tous vêtus de la même peau, une ballade sur l’égalité des hommes par Eustache Deschamps

poesie_litterature_ballade_medievale_egalite_homme_eustache_deschamps_morel_moyen-age_tardif_chrétienSujet : poésie satirique, politique, morale, littérature médiévale, ballade, français ancien, égalité, moyen-âge chrétien.
Période : moyen-âge tardif
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : « tous d’une pel revestus » « ballade sur l’égalité des hommes »
Ouvrage : Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, Prosper Tarbé (1849)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici une ballade poétique et morale comme Eustache Deschamps en a le secret. Partant de la référence biblique à Adam et Eve, l’auteur médiéval réaffirme ici l’égalité des hommes entre eux. Sous couvert d’adresser cette poésie à tous, il medieval_frisure_decoration_ornement_moyen-age_passionfaut bien sûr lire, entre ses lignes, l’insistance qu’il met à rappeler cette vérité morale et politique aux rois, aux seigneurs et aux nobles, afin qu’ils se gardent de la condescendance comme du mépris.

On sait que le thème lui est cher et qu’il ne se prive jamais, au risque de déplaire, de rappeler aux puissants autant que leurs obligations, la vacuité de la vanité devant les richesses, les possessions ou les ambitions de conquêtes, devant les hommes, devant la mort, et encore et par dessus tout devant Dieu. Vilains ou nobles, tous vêtus de la même peau, nous dit ainsi, avec sagesse, Eustache le moraliste. Cette affirmation de l’égalité des hommes au delà de leur condition sociale, sera reprise dans des termes plus séculiers et consignée en lettres d’or, bien longtemps après lui, dans une célèbre déclaration, mais on le voit ici, un certain moyen-âge chrétien pouvait aboutir, par d’autres voies, aux mêmes conclusions.

Ballade de l’égalité des hommes (1382)
d’Eustache DESCHAMPS

Du point de vue langagier, le français ancien d’Eustache Deschamps appartient au français moyen ou moyen français. C’est une langue qui s’affirme au moyen-âge tardif comme la langue officielle en se différenciant des autres formes de la langue d’oil ou des autres idiomes parlés sur les terres de France.

Même s’il lui reste, au XIVe siècle, encore un peu de chemin à faire pour conquérir l’ensemble du territoire, autant que pour se formaliser et donner naissance au français classique, cette langue demeure toutefois bien plus compréhensible pour nous que le vieux français des XIIe et XIIIe siècles. De fait, pour vous permettre de comprendre cette ballade d’Eustache Deschamps  nous ne vous donnons ici  que quelques indications et quelques clés de vocabulaire.

Traduttore, Traditore…

Concernant la méthode permettant d’arriver à nos indications, nous croisons le sens des mots ou expressions présentant des difficultés, à l’aide de plusieurs dictionnaires anciens. Même ainsi, il reste parfois  difficile de percevoir toutes les nuances et les subtilités de certains termes usités mais cela permet, tout de même,  de s’en faire une idée relativement correcte. Au sujet des dictionnaires de vieux français ou de français ancien, il en existe de très nombreux et de toutes tailles qui couvrent des périodes variables (sans forcément qu’ils soient tous très précis ou spécifiques sur ce point).

dictionnaire_français_moyen_ancien_hilaire_van_daele_poesie_litterature_medieval_etymologie_definition_recherchesQuant  aux difficultés que  peuvent présenter certains vocables en usage chez Eustache Morel Deschamps, je dois avouer qu’un petit dictionnaire particulièrement bien fait s’est avéré extrêmement utile dans bien des cas. A toutes fins utiles. Il s’agit du Petit Dictionnaire de l’Ancien Français de Hilaire Van Daele (1901). On en trouve des versions digitalisées en ligne.  Si vous préférez acquérir le format papier, souvent plus pratique et plus rapide à manipuler, vous pouvez cliquer sur la photo ci-dessus ou sur le lien suivant: Petit Dictionnaire de l’Ancien Français 


Enfans, enfans, de moy Adam venuz,
Qui après Dieu suis père primerain
Crée de lui, tous estes descenduz
Naturellement de ma coste et d’Evain :
Vo mère fut. Comment est l’un villain
Et l’autre prant le nom de gentelesce* ? , (noblesse)
De vous frères, dont vient tele noblesceî
Je ne le sçay ; si ce n’est des vertus,
Et les villains de tout vice qui blesce :
Vous estes tous d’une pel* revestus. (peau)

Quant Dieu me fist de la boe où je fus,  (boue)
Homme, mortel, foible, pesant et vain,
Eve de moy, il nous créa tous nuz:
Mais l’espérit nous inspira à plain
Perpétuel; puis eusmes soif et faim,
Labeur, dolour, et enfans. en tristesce
Pour noz péchiez enfantent à destresce
Toutes femmes: vilment* estez conçus ; (grossièrement)
Dont vient ce nom villain, qui les cuers blesce.
Vous estes tous d’une pel revestuz.

Les roys puissans, les contes et les dus,
Le gouverneur du peuple et souverain,
Quant ils n’àissent de quoy, sont ils vestus?
D’une orde* pel.— sont ils d’autres plus sain? (impure)
Certes nennil* : mais souffrent soir et main* (non point) (matin)
Froidure et chault, mort, maladie, aspresce* (rudesse, âpreté)
Et naissent tous par une seule adresce,
Sans excepter grans, pelis ne menus.
Se bien pensez à vo povre fortresce :
Vous estes tous d’une pel revestus.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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