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Le fabuleux voyage d’Ibn Battûta, grand aventurier du moyen-âge central

ibn_batouta_explorateur_monde_medieval_livre_moyen-age_centralSujet : aventurier, explorateur, musulman, Islam médiéval, voyageur,
Portrait :  Ibn Battûta  (1304-1368 ?77),
Abu Abdullah Muhammad Ibn Battuta (Batutah ou Batouta)
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Ouvrage : « les voyages » ou « Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les merveilles des voyages » (1356)

« Écrivain arabe et l’un des plus grands voyageurs de tous les temps, Ibn Baṭṭūṭa est l’auteur d’un récit de voyage (Riḥla) qui, par l’ampleur du champ parcouru et les qualités du récit, constitue une des œuvres de la littérature universelle » André MIQUEL – Encyclopédie Universalis

Bonjour à tous,

P_lettrine_moyen_age_passion copiaour les besoins de l’indexation, nous reprenons ici, en le complétant largement, le portrait que nous avons dédié au grand voyageur berbère et musulman Ibn Battûta dans  l’article consacré au Festival Musique et Histoire  de Fontfroide à venir.

ibn_battuta_aventurier_pelerin_musulman_medieval__moyen-age_centralIl a fallu attendre le XIXe siècle pour que les européens découvrent ce grand aventurier, chroniqueur et témoin du monde musulman du moyen-âge central que l’on a souvent surnommé « le plus grand voyageur de tous les temps » (en opposition aux voyageurs maritimes et sur le plan de la distance parcourue par les terres, il l’est assurément).

Ayant recouvert bien plus de miles et de distance que Marco Polo, la popularité de ce pèlerin explorateur, hors du monde arabe, est sans doute, aujourd’hui plus grande dans le monde anglophone que francophone, aussi ce portrait rétablira-t-il un peu, à sa manière, l’équilibre. Voilà donc quelques mots de l’histoire de Abu Abdallah Muhammad Ibn Abdallah al-Lawati at-Tanji plus connu sous le nom de Ibn Battûta (Batutah),

ibn_battuta_aventurier_musulman_voyageur_moyen-age_central_XIVe_siecle

« Je sortis de Thandjah, lieu de ma naissance, le jeudi 2 du mois de redjeb, le divin et l’unique, de l’année 725,  dans l’intention de faire le pèlerinage de La Mecque et de visiter le tombeau du Prophète. (Sur lui soient la meilleure prière et le salut !) J’étais seul, sans compagnon avec qui je pusse vivre familièrement, sans caravane dont je pusse faire partie ; mais j’étais poussé par un esprit ferme dans ses résolutions et le désir de visiter ces illustres sanctuaires était caché dans mon sein. Je me déterminai donc à me séparer de mes amis des deux sexes, et j’abandonnai ma demeure comme les oiseaux abandonnent leur nid. Mon père et ma mère étaient encore en vie. Je me résignai douloureusement à me séparer d’eux, et ce fut pour moi comme pour eux, une cause de maladie. J’étais alors âgé de vingt-deux ans. »
Ibn Battûta — Voyages  

Un périple aux confins du monde musulman du XIVe siècle

De 1325 à 1349, cet aventurier berbère musulman, né à l’aube du XIVe siècle, parcourut plus de 120 000 kilomètres à l’occasion de trois grands périples qui le menèrent de son Maroc natal jusqu’aux confins du monde musulman médiéval.

Parti originellement en pèlerinage vers la Mecque, à l’age de 22 ans, il finira par visiter des myriades de destinations dans une longue aventure où il prendra toute la mesure du monde musulman, de sa diversité autant que de ibn_battuta_voyages_moyen-age_central_explorateur_musulman_monde_medievalson étendue : Inde, Asie centrale, Chine, Afrique orientale, Moyen et proche orient, Palestine, Perse, Irak, Syrie, son périple le conduira jusqu’à l’Anatolie, et encore Sumatra ou plus près l’Andalousie et il s’aventura même encore, hors des terres de l’Islam, jusqu’à la ville de Constantinople.

Si ses longs périples pourraient prendre par moments, les contours d’une longue errance, Ibn Battûta  connaîtra aussi des périodes de sédentarisation qui lui permettront de mieux approfondir ses observations. Démontrant d’une solide capacité d’adaptation et bénéficiant aussi de l’aura que son origine arabe lui confère dans les pays musulmans qu’il traverse et qui ne sont pas tous arabes, l’explorateur prodigue est aussi lettré et occupera des fonctions variées, au fil de ses voyages, dont, à de nombreuses reprises, celles de juge.

Quelques années après son retour, en 1354 et à la demande du sultan du Maroc Abu Inan Faris,  il dictera ses aventures à un historien, poète, juge et érudit, ibn_battuta_voyages_moyen-age_central_explorateur_monde_medievaloriginaire de Grenade et de la grande Andalousie d’alors (Al-Andalous), du nom de Ibn Juzayy al-Kalbi al-Gharnati, pour les inscrire dans la postérité.

Par la suite, il finira vraisem-blablement sa vie en occupant la charge de juge mais l’on n’est pas vraiment fixé sur la date de sa mort qui oscille de 1368 à 1377, suivant les historiens. A l’image des aventures de Marco Polo, la véracité de certains récits d’Ibn Battuta a été partiellement mise en doute. Sans entrer dans le détail, ces polémiques ne touchent toutefois que quelques destinations qu’il dit avoir visitées. Et pour être clair, nul ne peut aujourd’hui nier qu’il ait véritablement effectué ces immenses voyages et sillonné le monde qui lui était contemporain. Nombre des observations qu’il fut le tout premier et même le seul à faire, dans certains cas, ont d’ailleurs été corroborés par des voyageurs et observateurs ultérieurs et, pour tout dire, sa sincérité est à ce point reconnu qu’on l’a encore baptisé quelquefois : « l’honnête voyageur ».

Ibn Battûta, conteur, chroniqueur et sa contribution aux sciences humaines

« Voyager vous laisse d’abord sans voix, avant de vous transformer en conteur. »
Ibn Battûta — Voyages

Dien sûr, même si le leg et les écrits d’Ibn Battuta restent d’une valeur inestimable, au regard des sciences humaines modernes et de leurs méthodes, on y rencontrera  des limites communes à tous les chroniqueurs du moyen-âge.

Apports historiques

Du point de vue de l’historien, les repères chronologiques manquent, des imprécisions et incohérences demeurent, certaines destinations décrites, nous l’avons dit plus haut, n’ont sans doute pas été visitées (ce qui, en soit, ne serait pas un obstacle majeur). En réalité, le récit d’Ibn Battuta s’approche plus d’un grand tableau ou d’une fresque, si l’on préfère, du monde musulman médiéval et des pays visités, que de chroniques historiques, à ibn_battuta_batutah_aventurier_moyen-age_monde_musulman_medieval_XIVe_siecleproprement parler. On ne sait s’il tenait un journal de bord systématique, il semble que ce n’était pas le cas, même si l’on sait, par ailleurs, qu’il a perdu des notes en chemin, en se faisant dérober ses effets,

Dictée de mémoire et après coup, sur la base de ses souvenirs, cette compilation comporte forcément certaines limites « scientifiques », même si la quantité de détails et d’anecdotes fournis ne cesse de forcer l’admiration. Pour mieux comprendre cela, il faut se souvenir que durant ses périples, Ibn Battûta  se rapproche souvent des rois, des émirs et des puissants pour bénéficier de leurs dons et de leur largesse. Bien décidé à vivre de ses voyages, il leur conte, à plus d’un tour, ses aventures, sous forme de récits. De fait, c’est une matière qui n’est donc pas restée cloisonnée en lui pour ne sortir,  par magie, que des années après ce qui explique sans doute aussi qu’il ait pu la garder aussi vive.

Alors, pour le reste, peut-il être considéré comme un historien ? Non. et encore moins au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il n’en a ni la rigueur, ni les méthodes, à son époque nul ne les a. Il n’en a pas non plus d’ailleurs la prétention. Quoiqu’il en soit, dans le domaine de l’histoire médiévale du monde musulman, sa grande contribution ne peut être niée, pas d’avantage que l’intérêt et la valeur particulière de ses récits. A cette même époque, les historiens du monde arabe sont un peu à l’image de ceux de l’Europe médiévale, nombre d’entre eux s’occupent bien plus de grandes batailles ou des hauts faits militaires ou religieux (plus ou moins enjolivés) des seigneurs et nobles (qui, la plupart du temps, les financent et les font vivre).

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Dans ce contexte, Ibn Battuta apparaît comme l’un des rares à dépeindre les moeurs, les cultures et les sociétés qu’il observe. Son approche est plus celle d’un chroniqueur ou d’un journaliste; il décrit plus qu’il ne questionne en profondeur ce qu’il voit, mais il a légué un témoignage précieux par la qualité autant que par l’ampleur des destinations parcourues. Il a  encore été un des premiers voyageurs à s’aventurer en profondeur dans le centre Afrique et de même qu’il n’a pas constitué un atlas et une cartographie précise des régions traversées durant tous ses périples, son apport en géographie a longtemps été reconnu.

Apports ethnologiques

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Pour l’ethnologue, comme pour l’anthropologue, au regard des méthodologies actuelles de ces disciplines, là encore, l’ouvrage d’Ibn Battuta ne peut être considéré comme « scientifique », L’auteur médiéval  ne conduit pas une monographie précise et systématique des pays traversés ou des cultures rencontrées pas plus qu’il n’engage une réflexion profonde et conceptuelle à partir de ses observations (qui ne serait, de toute façon et là encore, pas de son temps). En revanche, sa contribution est là aussi de taille, pour ces sciences humaines. Certaines de ses observations sur les cérémonies de mariage, sur le patriarcat mais aussi le matriarcat et les lignées matriarcales de certains pays ou cultures qu’il visite sont d’un haut intérêt ethnologique. (voir à ce sujet l’article de Joseph Chelhod Ibn Battuta, ethnologue, sur persée). Au delà et sur le terrain des observations, la curiosité de l’explorateur médiéval  reste insatiable et s’exerce dans de nombreux domaines; moeurs sexuelles, techniques, musiques, monnaie, économie, bureaucratie, pratiques religieuses qui intéressent l’anthropologie comme l’ethnologie dans un perspective historique.

Se procurer les ouvrages Ibn Battuta.

Du point de vue de l’édition, les  récits de Ibn Battûta sont en général découpés en 3 tomes: de l’Afrique du Nord à la Mecque (tome 1), de La Mecque aux steppes russes (tome 2), et Inde, Extrême-Orient, Espagne & Soudan (tome 3).

ibn_battûta_voyages_portrait_aventurier_monde_medieval_moyen-ageLes versions que l’on retrouve le plus communément ont été traduites depuis l’Arabe en 1858 par Charles Defrémery et Beniamino Raffaelo Sanguinetti, tous deux orientalistes. On peut trouver des versions digitalisées de quelques uns de ces ouvrages d’époque sur le web.

Pour ce qui est de l’édition papier, les versions les plus récentes datent des années 1980-90. Leur traduction provient des auteurs sus-mentionnés et elles sont annotées et préfacées par Stéphane Yerasimos  (Historien, professeur des universités, spécialiste de l’empire ottoman, 1942-2005). On les trouve chez plusieurs maisons d’édition, Les éditions de la découverte sont encore, à ce jour, semble-t-il, celles qui proposent les prix les plus abordables (autour de 15 euros par exemplaire). En voici les liens:

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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Tous vêtus de la même peau, une ballade sur l’égalité des hommes par Eustache Deschamps

poesie_litterature_ballade_medievale_egalite_homme_eustache_deschamps_morel_moyen-age_tardif_chrétienSujet : poésie satirique, politique, morale, littérature médiévale, ballade, français ancien, égalité, moyen-âge chrétien.
Période : moyen-âge tardif
Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406)
Titre : « tous d’une pel revestus » « ballade sur l’égalité des hommes »
Ouvrage : Œuvres inédites d’Eustache Deschamps, Prosper Tarbé (1849)

Bonjour à tous,

V_lettrine_moyen_age_passion copiaoici une ballade poétique et morale comme Eustache Deschamps en a le secret. Partant de la référence biblique à Adam et Eve, l’auteur médiéval réaffirme ici l’égalité des hommes entre eux. Sous couvert d’adresser cette poésie à tous, il medieval_frisure_decoration_ornement_moyen-age_passionfaut bien sûr lire, entre ses lignes, l’insistance qu’il met à rappeler cette vérité morale et politique aux rois, aux seigneurs et aux nobles, afin qu’ils se gardent de la condescendance comme du mépris.

On sait que le thème lui est cher et qu’il ne se prive jamais, au risque de déplaire, de rappeler aux puissants autant que leurs obligations, la vacuité de la vanité devant les richesses, les possessions ou les ambitions de conquêtes, devant les hommes, devant la mort, et encore et par dessus tout devant Dieu. Vilains ou nobles, tous vêtus de la même peau, nous dit ainsi, avec sagesse, Eustache le moraliste. Cette affirmation de l’égalité des hommes au delà de leur condition sociale, sera reprise dans des termes plus séculiers et consignée en lettres d’or, bien longtemps après lui, dans une célèbre déclaration, mais on le voit ici, un certain moyen-âge chrétien pouvait aboutir, par d’autres voies, aux mêmes conclusions.

Ballade de l’égalité des hommes (1382)
d’Eustache DESCHAMPS

Du point de vue langagier, le français ancien d’Eustache Deschamps appartient au français moyen ou moyen français. C’est une langue qui s’affirme au moyen-âge tardif comme la langue officielle en se différenciant des autres formes de la langue d’oil ou des autres idiomes parlés sur les terres de France.

Même s’il lui reste, au XIVe siècle, encore un peu de chemin à faire pour conquérir l’ensemble du territoire, autant que pour se formaliser et donner naissance au français classique, cette langue demeure toutefois bien plus compréhensible pour nous que le vieux français des XIIe et XIIIe siècles. De fait, pour vous permettre de comprendre cette ballade d’Eustache Deschamps  nous ne vous donnons ici  que quelques indications et quelques clés de vocabulaire.

Traduttore, Traditore…

Concernant la méthode permettant d’arriver à nos indications, nous croisons le sens des mots ou expressions présentant des difficultés, à l’aide de plusieurs dictionnaires anciens. Même ainsi, il reste parfois  difficile de percevoir toutes les nuances et les subtilités de certains termes usités mais cela permet, tout de même,  de s’en faire une idée relativement correcte. Au sujet des dictionnaires de vieux français ou de français ancien, il en existe de très nombreux et de toutes tailles qui couvrent des périodes variables (sans forcément qu’ils soient tous très précis ou spécifiques sur ce point).

dictionnaire_français_moyen_ancien_hilaire_van_daele_poesie_litterature_medieval_etymologie_definition_recherchesQuant  aux difficultés que  peuvent présenter certains vocables en usage chez Eustache Morel Deschamps, je dois avouer qu’un petit dictionnaire particulièrement bien fait s’est avéré extrêmement utile dans bien des cas. A toutes fins utiles. Il s’agit du Petit Dictionnaire de l’Ancien Français de Hilaire Van Daele (1901). On en trouve des versions digitalisées en ligne.  Si vous préférez acquérir le format papier, souvent plus pratique et plus rapide à manipuler, vous pouvez cliquer sur la photo ci-dessus ou sur le lien suivant: Petit Dictionnaire de l’Ancien Français 


Enfans, enfans, de moy Adam venuz,
Qui après Dieu suis père primerain
Crée de lui, tous estes descenduz
Naturellement de ma coste et d’Evain :
Vo mère fut. Comment est l’un villain
Et l’autre prant le nom de gentelesce* ? , (noblesse)
De vous frères, dont vient tele noblesceî
Je ne le sçay ; si ce n’est des vertus,
Et les villains de tout vice qui blesce :
Vous estes tous d’une pel* revestus. (peau)

Quant Dieu me fist de la boe où je fus,  (boue)
Homme, mortel, foible, pesant et vain,
Eve de moy, il nous créa tous nuz:
Mais l’espérit nous inspira à plain
Perpétuel; puis eusmes soif et faim,
Labeur, dolour, et enfans. en tristesce
Pour noz péchiez enfantent à destresce
Toutes femmes: vilment* estez conçus ; (grossièrement)
Dont vient ce nom villain, qui les cuers blesce.
Vous estes tous d’une pel revestuz.

Les roys puissans, les contes et les dus,
Le gouverneur du peuple et souverain,
Quant ils n’àissent de quoy, sont ils vestus?
D’une orde* pel.— sont ils d’autres plus sain? (impure)
Certes nennil* : mais souffrent soir et main* (non point) (matin)
Froidure et chault, mort, maladie, aspresce* (rudesse, âpreté)
Et naissent tous par une seule adresce,
Sans excepter grans, pelis ne menus.
Se bien pensez à vo povre fortresce :
Vous estes tous d’une pel revestus.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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1964-1978 Eric Rohmer à la rencontre des légendes arthuriennes et du Perceval de Chrétien de Troyes.

chrétien_de_troyes_legendes_arthuriennes_litterature_medievale_conte_du_graal_moyen-age_central_XIIe_siecleSujet : légendes arthuriennes, littérature médiévale,
Période : moyen-âge central, XIIe
Auteur : Chrétien de Troyes (1135-1185)
Titre : le conte de Graal ou Perceval le Gallois
Média : documentaire et trailer
Réalisateur :  Eric Rohmer

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn 1964,  bien avant la sortie de son film Perceval le Gallois, le cinéaste Eric Rohmer connaissait déjà bien son sujet. Il en faisait la démonstration en réalisant un documentaire de vingt minutes sur le roman de Chrétien de Troyes pour le compte de l’institut Pédagogique National et dans le cadre de la série « En profil dans le texte ».

eric_rohmer_regards_sur_chetien_de_troye_perceval_le_gallois_litterature_medieval_moyen-age_centralPour ceux qui ne connaissent pas du tout le Perceval de Chrétien de Troyes et qui souhaiteraient en avoir une première approche, voila donc une excellente introduction. Peut-être vous donnera-t’elle l’envie d’aller au plus près d’un des textes fondateurs des légendes arthuriennes à la française. Comme nous l’expliquait Richard Trachsler dans une conférence sur le roman arthurien donnée à la grande Ecole des chartes, Chrétien de Troyes  semble bien avoir été, et de loin, l’un des auteurs les plus populaires du corpus arthurien durant la période médiévale. De fait, on peut difficilement s’intéresser aux légendes arthuriennes en en faisant l’économie.

Ce documentaire d’Eric Rohmer a, en quelque sorte, une double valeur historique. La première renvoie, bien sûr, au moyen-âge central et aux prémices du roman arthurien à la française: les vers de Chrétien de Troyes feront date et marqueront à jamais le cycle de la légende du Graal.  Pour ce qui est de la deuxième valeur historique de ce programme, elle concerne le septième art et nous témoigne de l’intérêt de longue date d’Eric Rohmer  pour l’oeuvre de chretien_de_troyes_litterature_auteur_medieval_moyen-age_central_XIIe_legendes_arthuriennes_perceval_graalChrétien de Troyes avant de la porter sur grand écran.

(Gravure supposée de Chrétien de Troyes, anonyme,  XVIe siècle BnF)

Illustré par de nombreuses enluminures d’époque et quelques beaux extraits de l’oeuvre originale, nous suivons ici, pas à pas, le Perceval de Chrétien de Troyes. C’est le plus ingénu des chevaliers d’Arthur, mais aussi celui qui sera le plus proche d’atteindre le but ultime de la quête : le Saint Graal. On regrette presque que le programme n’ait pu être réalisé en couleurs pour apprécier à plein les enluminures, mais hormis cela, sa valeur pédagogique n’a pas pris une ride au moment d’approcher ce très célèbre conte du moyen-âge central.

Le Conte du Graal

« Et lui, qui ne savait son nom, le devine et répond qu’il s’appelait Perceval le Gallois. Il ne sait s’il dit vrai ou non, mais il disait vrai, bien qu’il n’en sût rien. »
Chrétien de Troyes – Perceval le Gallois ou Le Conte de Graal 

Ceux qui connaissent le Kaamelott d’Alexandre Astier ne pourront s’empêcher de sourire à la lecture de la citation en prose ci-dessus  (« Provençal le Gaulois ! même pas foutu de connaître son nom). Il faut dire que le Perceval de Chrétien de Troyes semble personnifier l’ingénuité et la spontanéité qui l’accompagne. On se souviendra notamment de la première apparition de ce personnage dans le roman médiéval et de sa rencontre avec les chevaliers qu’il prend pour des anges et qu’il harangue de ses questions, au risque d’émousser la patience de certains d’entre eux, par son ignorance.

Le Conte du Graal Perceval, Chrétien de Troyes Manuscrit ancien, 12577 Bnf (1330)
Le Conte du Graal Perceval, Chrétien de Troyes Manuscrit ancien, 12577 Bnf (1330)

Avec le roman de Perceval le Gallois, Chrétien de Troyes nous contera donc le voyage initiatique de ce jeune « valet » d’abord tenu loin du monde et qui sera finalement rattrapé par sa destinée, à la grande tristesse de sa mère qui avait tout fait pour le préserver de l’univers de la chevalerie, de crainte qu’il n’en périsse comme ses frères et son père avant lui. Finalement adoubé, Perceval se signalera par ses faits, mais il  passera pourtant à côté des épreuves les plus importantes qui lui seront soumises sans les relever, même si ce sera pour mieux en tirer les leçons.

Le paradoxe d’une innocence nécessaire et nécessairement perdue

Cette parabole d’un Perceval, « récipient » vide ou récipiendaire » qui fait de son mieux pour s’emplir des valeurs de la chevalerie, les suivant même trop littéralement, pour finir par comprendre qu’il  aurait dû savoir s’en affranchir et dépasser sa timidité pour deco_medievale_epeerejoindre sa véritable destinée est à l’image même de la difficulté de la quête du Graal. L’erreur et l’errance sont nécessaires dans ce parcours qui conduit au dépassement de soi véritable et à la renaissance dans les valeurs chrétiennes qui deviennent ici, et plus que jamais, indissociables de celles de la chevalerie.

Paradoxalement, cette innocence qui semble presque être une des raisons, sinon une des conditions nécessaires pouvant expliquer le succès de Perceval, est à jamais perdue mais peut-être n’a-t-elle pas été sacrifiée en vain ? La leçon sera lourde pourtant qui résonnera comme une sentence imparable et une malédiction pour n’avoir pas poser les bonnes questions qui auraient pu sauver le roi et le royaume, autant que pour avoir laissé mourir sa mère. A peine nommé « Perceval le Gallois » le voilà déjà rebaptisé « Perceval l’infortuné ».

Le Conte du Graal Perceval, Chrétien de Troyes Manuscrit ancien, 12577 Bnf (1330)
Le Conte du Graal Perceval, Chrétien de Troyes Manuscrit ancien, 12577 Bnf (1330)

« Perceval l’infortuné. Ah ! malheureux Perceval, comme il t’est mésavenu de n’avoir pas posé ces questions. (sur le Graal et sur la lance) C’eût été un tel bienfait pour le bon roi infirme qu’il eût retrouvé l’usage de ses jambes et eût été désormais capable de gouverner sa terre. Et quel service rendu à tous les autres ! Mais maintenant sache qu’il. en coûtera cher à autrui et à toi. Et c’est ton péché qui en est la cause, car deco_medievale_epeetu as fait mourir ta mère de douleur. »
Chrétien de Troyes – Perceval le Gallois ou Le Conte de Graal 

Au final, le héros devra parvenir à trouver son propre chemin et sa propre vérité dans une allégorie du dépassement de soi qui passera par la transcendance. La quête du chevalier ne peut se faire sans Dieu. Dernier roman de Chrétien de Troyes, le conte de Graal restera inachevé et sans doute l’auteur médiéval a-t-il laissé ainsi involontairement ouvert le mystère de Perceval et de sa destinée, autant que celui du Graal, pour de longs siècles après lui. Le plus pur et le plus innocent des chevaliers de la table ronde était-il à jamais destiné à faillir ? Certains auteurs ont écrit leur propre suite, en le faisant triompher et en lui faisant trouver et, cette fois, saisir le Graal. Chrétien de Troyes n’en a pas eu le temps. L’aurait-il fait du reste?

Le Perceval d’Eric Rohmer sur grand écran

Il faudra pas moins de quatorze ans pour que la fascination d’Eric Rohmer pour l’oeuvre de Chrétien de Troyes et pour le personnage de Perceval le Gallois qu’il exprimait déjà dans ce documentaire, prenne forme sur grand écran.

Loin des tendances visuelles du cinéma d’alors, le réalisateur décidera de coller à l’approche graphique médiévale pour les décors de son litterature_poesie_medieval_legendes_arthuriennes_chretien_de_troyes_perceval_gallois_conte_graal_eric_rohmer_documentaire_moyen-agefilm, utilisant des codes ambitieux qui ne seront pas décryptés par tous avec la même facilité. Les châteaux plus petits que les personnages, les décors plus théâtraux que cinématographiques, Eric Rohmer entendra situer son oeuvre dans un espace visuel reconstruit en référence aux miniatures médiévales, en prenant les codes du cinéma à contre-pied.

Nous partageons ici le trailer donné à l’époque pour présenter le film. On y reconnaîtra outre Fabrice Luchini qui décrochait là un premier rôle de taille, la présence de Arielle Dombasle en Blanchefleur et celle de André Dussollier en Gauvain.

Le choix de coller au plus près de l’oeuvre écrite avec des jeux d’acteurs qui, là aussi, s’inscriront dans un espace pas tout à fait vraiment théâtral mais pas sans doute pas non cinématographique, ne destinera pas le film au plus grand nombre, ni aux amateurs de format « standard ».  Il recevra tout de même de nombreux éloges et trouvera ses détracteurs et son public. Le film obtiendra d’ailleurs le prix Méliès en 1979 et 2 nominations aux César en 1980 et il est indéniable que Eric Rohmer signera là une oeuvre totalement originale et au plus près du texte de Chrétien de Troyes et de son roman arthurien médiéval.

En vous souhaitant une très belle  journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Littérature médiévale : notes sur la ballade des povres housseurs « attribuée » (un peu vite?) à François Villon

françois_villon_poesie_francais_moyen_ageSujet : poésie, littérature médiévale, réaliste, satirique, ballade, auteur médiéval, analyse littéraire, corpus.
Période : moyen-âge tardif
Titre :  « Ballade des povres housseurs »
Auteur :  « Corpus » François Villon
(1431- ?1463)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionxtraite du Jardin de plaisance et fleur de rhétorique, anthologie de poésie parue pour la première fois en 1502, la ballade que nous vous présentons aujourd’hui s’est vue bientôt attribuée à François Villon  par M. Prompsault, en 1832, qui lui donna d’ailleurs aussi son titre et l’intégrera à son édition des oeuvres du poète médiéval. Il faut dire que la poésie en question côtoie de près d’autres balades de Villon dans cet ouvrage.

Rien n’établit pourtant, de manière certaine, la paternité de ce texte à Villon et il y a eu, pour cet auteur comme tant d’autres un effet de corpus et d’assimilation assez commun au moyen-âge et qui, à l’évidence persiste encore en ces débuts de renaissance où la notion « d’auteur » était en cours de formation ou de définition. Du reste, l’anthologie sus-mentionnée ne signe aucun des textes qu’elle mentionne du nom de leurs auteurs.

Le jardin des plaisances, gravure, reproduction fac similé de l'édition de 1501
Le jardin des plaisances, gravure, reproduction fac similé de l’édition de 1501

La Ballade des povres housseurs

On parle des champs labourer,
De porter chaulme contre vent,
Et aussi de se marier
A femme qui tance souvent;
De moyne de povre couvent,
De gens qui vont souvent sur mer;
De ceulx qui vont les bleds semer,
Et de celluy qui l’asne maine;
Mais, à trestout considérer,
Povres housseurs ont assez peine.

A petis enfans gouverner,
Dieu sçait se c’est esbatement !
De gens d’armes doit-on parler?
De faire leur commandement?
De servir Malchus chauldement?
De servir dames et aymer?
De guerrier et bouhourder (1)
Et de jouster à la quintaine (2)?
Mais, à trestout considérer,
Povres housseurs ont assez peine.

Ce n’est que jeu de bled soyer,
Et de prez iaukher, vrayement;
Ne d’orge battre, ne vanner,
Ne de plaider en Parlement;
A danger emprunter argent;
A maignans leurs poisles mener;
Et à charretiers desjeuner,
Et de jeusner la quarantaine;
Mais, à trestout considérer,
Povres housseurs ont assez peine.

1. Bouhourder : guerroyer & jouter. On retrouve  ici l’origine du mot Béhourd.
2. Quintaine : mannequin d’entraînement pour les chevaliers.

Qui sont ou que sont ces pauvres housseurs?

A la première lecture, le texte semble plutôt compassionnel. Il s’adresse à des « housseurs » que l’on devine pauvres et miséreux. Qui sont-ils vraiment ?  L’interprétation a varié relativement d’un éditeur de Villon  dans le courant du XIXe siècle.

Si l’on fait appel aux dictionnaires anciens sur le terme de housse, housseau, houseau autant que de housser ou holcier, il faut dire qu’il y a de quoi s’y perdre; les définitions sont à tiroirs. Alors, en suivant le fil des éditeurs des oeuvres de Villon, ces housseurs sont-ils comme le pensait J.-H.-R. Prompsault en 1835, des porteurs de bottes ou de housseaux, ces jambières protectrices, dont le bas s’adapte sur la chaussure ? On ne voit pas bien en quoi cela pourrait les rendre si misérables. Sont-ils alors plutôt comme Antoine Campeaux le soutiendra en 1873, des écoliers portant des housses (manteaux à capuchons) ou encore, bien loin de cette hypothèse, des batteurs de tapis « qui avoient assez de peine ou qui travaillent beaucoup, à une époque où tous les appartements étoient tendus de tapis de haute lice« , comme l’avancera encore Paul L Jacob, dans une édition des oeuvres de Villon datée de 1854 ?

Randle Cotgrave, un anglophone du XVIIe
au secours du français Classique

En réalité, il semble qu’aucun de ces éditeurs ou auteurs n’aient vu juste. Celui qui emportera l’adhésion du plus grand nombre, en tout cas, sera un lexicologue anglais du nom de Randle Cotgrave,  dans son dictionnaire français anglais du tout début du XVIIe siècle : A Dictionarie of the French and English Tongues Londres, 1611. Il faut dire que l’ouvrage réalisé avec beaucoup de soin et d’application, fait encore référence tant pour les anglophones ou les personnes désireuses d’apprendre l’anglais que pour les amateurs avides de percer les mystères des textes classiques.

Ainsi, Cotgrave traduira housseur par balayeur ou ramoneur. Certains  dictionnaires plus récents d’ancien français suivront d’ailleurs son exemple (c’est le cas notamment du Dictionnaire Godefroy version courte de 1901 ) et « housser » s’y verra encore rapproché, entre autre définition, à l’action de « frotter, nettoyer, balayer ». On trouvera encore houssoir défini comme un balai ou encore un balai de plume pour épousseter.

Ramoneur, gravure d’Abraham Bosse (1602-1676)

Dans certains dictionnaires, quand il s’agit de ramoner on parlera plus spécifiquement de « housseurs de cheminée » dans d’autres cas, le housseur tout court pourra désigner l’un ou l’autre indifféremment. Une farce du début du XVIe, nommée  la farce du ramoneur utilisera d’ailleurs le terme de « housseur » à plusieurs reprises pour désigner le ramoneur et sur la foi de cet farce, la  revue critique d’histoire et de littérature du XIXe tranchera d’ailleurs en faveur des ramoneurs plutôt que  des balayeurs, pour ce qui est de cette ballade.

Balayeur ou Ramoneur ?
Un peu plus qu’une légère nuance.

De balayer à ramoner, la nuance est légère me direz-vous ? Elle ne l’est, en réalité, qu’en apparence pour plusieurs raisons. La première est évidente, il ne s’agit pas tout à fait du même métier.

La corporation ou le « métier » de balayeur nous est décrit relativement précisément dans le Tableau de Paris, ouvrage de la fin du XVIIIe, publié par Louis-Sébastien Mercier. La « profession » y est dépeinte de manière tout à fait poignante. A l’évidence les pauvres miséreux qui se chargent de nettoyer les rues au petit matin en retirent à peine de quoi survivre. et sont en plus brimés dans leur tâche par ceux qui les encadrent. En voici un extrait pour vous permettre d’en juger :

« S‘il vous arrive jamais de passer en hiver dans les rues de Paris, deux heures avant le lever du jour, vous entendrez de toutes parts le bruit monotone et régulier des balais sur le pavé, et vous rencontrerez à chaque pas, par groupe de cinq ou six, de pauvres hères, silencieusement occupés à nettoyer les ruisseaux et à curer les égouts. Vêtus de guenilles qui tombent en lambeaux, presque toujours mouillés jusqu’aux os par le brouillard ou la pluie, ils ont pourtant la tête recouverte d’un orgueilleux chapeau de toile cirée, orné d’une grande plaque de cuivre, insigne dérisoire que l’administration semble leur imposer, comme la marque de leur esclavage, et l’emblème d’une misère qui gagne tout juste assez pour avoir longtemps encore à souffrir de l’épuisement et de la faim. »
Le Tableau de Paris –  Louis-Sébastien Mercier

ballade_pauvres_housseurs_litterature_medievale_poesie_moyen-age_tardifOn peut supposer qu’au siècle contemporain de cette ballade des pauvres housseurs, la condition sociale des balayeurs n’était guère meilleure qu’un siècle et demi plus tard et ce texte pourrait donc tout à fait leur convenir. Cela dit, me direz-vous, même si les deux métiers diffèrent, on ne peut non plus préjuger que le sort des ramoneurs ait été de son côté beaucoup plus enviable aux mêmes périodes. L’image du « petit ramoneur » et de ses misères, jusque encore le milieu du XXe siècle, a elle-même alimenté de nombreux contes et nourri les imaginaires.

En réalité, une autre nuance de taille se niche encore entre les deux professions, au niveau de l’analyse littéraire et textuelle. Elle réside dans le double sens du vocabulaire autour du ramonage, que notre époque a d’ailleurs conservé mais dont le métier du balayeur n’a pas hérité: l’action de « ramoner » au sens figuré, soit de trousser une dame ou de la contenter était déjà source de beaucoup d’amusement au XVe et XVIe siècles.

Ballade compassionnelle
ou ballade triviale et polissonne?

De fait, si le sens de housseur était bien ici ramoneur et non pas balayeur, au vue de la popularité de cette analogie déjà dans le courant du XVe siècle, dont la farce sus-mentionnée use abondamment, la ballade du jour prendrait d’emblée des dehors bien plus grivois. Arthur Piaget archiviste et historien suisse de la fin du XIXe n’en doutait pas, quant à lui, un seul instant, puisque il écrivit même dans la Revue Romania de 1892 de cette ballade « qu’elle roulait sur une équivoque obscène » (Remarques sur Villon, à propos de l’édition de M. A. Longnon, Persée).  Même si cela ne pouvait suffire  à établir que François Villon en avait été l’auteur, ceci explique d’autant plus qu’on ait  pu la lui prêter, lui dont l’humour « grivois » et à double-sens n’étaient jamais en reste.

Alors comment trancher ? Au siècle de la farce du ramoneur, il se pourrait bien que cette ballade aux dehors joliment compassionnels qui tirerait presque une larme au premier regard si l’on n’allait chercher plus loin, soit un prétexte voilé à la farce et la grivoiserie. Le doute reste encore permis et chacun se fera son idée avec tous les éléments en sa possession. Bien que ne cachant pas, ici, nos penchants pour une certaine littérature médiévale satirique,  il faut bien avouer que la peinture sociale d’un petit peuple oublié de Paris nous paraissait  largement plus séduisante par sa profondeur.

En vous souhaitant une excellente journée !
Fred
Pour moyenagepassion.com
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