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Marcabru : « L’autrier, a l’issida d’abriu », un départ de pastourelle pour une poésie satirique

troubadour_moyen-age-central_musique_chanson_poesie_medieval_occitan_oc_occitanie_MarcabruSujet  : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale,  chant de croisade. poésie satirique, occitan
Période : moyen-âge central, XIIe siècle
Auteur :   Marcabru   (1110-1150)
Titre  :  « L’autrier, a l’issida d’abriu»
Interprète : Ensemble Tre Fontane
Album
Le Chant des Troubadours v1 (1992)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous repartons, aujourd’hui, pour le pays d’Oc médiéval et ses premiers troubadours, avec une nouvelle chanson de Marcabru (Marcabrun). Au menu, sa traduction de l’occitan vers le français moderne, quelques réflexions sur son contenu, et sa belle interprétation par l’Ensemble Tre Fontane.

Quelques réflexions
sur la chanson médiévale du jour

« L’autrier, a l’issida d’abriu » est une pièce satirique qui débute de manière « conventionnelle », entendez courtoise, avec même de claires allures de pastourelle. Aux portes du printemps, le poète occitan se tient en pleine nature et un chant d’oiseau va l’inspirer. Il croise ainsi une jeune fille, tente de la séduire, mais bientôt les vers de cette dernière se font satiriques et désabusés. La demoiselle se détourne de lui, son cœur est ailleurs, lui dit-elle : prix, jeunesse et joie déchoient. A qui se fier dans un siècle où les nobles valeurs se perdent ? Même les puissants seigneurs s’y associent aux pires goujats. Croyant éviter les trahisons adultérines en confiant à ces derniers la garde de leurs épouses, ils se fourvoient grandement et sont deux fois trahis.

marcabru_poesie-satirique-chanson-medievale_manuscrit-medieval-ancien-français-12473-s« L’autrier, a l’issida d’abriu » de Marcabru, Chansonnier K, Chansonnier provençal ou Français 12473, de la BnF    (consultez sur Gallica)

Au delà d’une première approche de traduction, peut-être faut -il renoncer à comprendre totalement la poésie de Marcabru pour la goûter pleinement ? Cette question n’en finit pas d’être posée à travers les vers tout en allusion de ce troubadour qui semblent, si souvent, se référer à des réalités connues, seules, de ses contemporains, quand ce n’est pas seulement de lui-même.

Le texte du jour n’échappe pas à la règle. Avec cette image de l’épouse cadenassée et sous bonne garde, Marcabru fait-il référence, sans le nommer, au cas d’un noble en particulier, en prenant soin, au passage, de le noyer dans une catégorie : celles des « hommes puissants et des barons » ? Le phénomène est-il si généralisé qu’il a l’air de le dire ?  N’est-ce là qu’un prétexte fourni au grand maître de cette forme de poésie hermétique qu’est le trobar clus, pour critiquer indirectement la toile de fond courtoise et ses fréquents appels à l’adultère ? On le sait, les valeurs qu’affectionne le poète occitan sont chrétiennes et les amours cachées et interdites mises en exergue par la courtoisie ne sont pas pour lui, ni de son goût « moral ».

« L’autrier, a l’issida d’abriu » Marcabru par l’Ensemble Tre Fontane

Le Chant des Troubadours d’Aquitaine
par l’Ensemble Tre Fontane

Nous avons déjà mentionné ce bel ensemble médiéval qui a dédié une large partie de sa longue carrière à l’interprétation des chansons de troubadours occitans du Moyen-âge central. A cette occasion, nous avions même détaillé la production dont est issue la pièce du jour aussi nous vous invitons à vous y reporter: Marcabru, « Dirai vos senes duptansa» : la chanson médiévale désabusée d’un troubadour loin de la Fine Amorchanson-musique-medievale-troubadours-occitan-medieval-tre-fontane

L’album en question est toujours édité et disponible à la vente  en ligne. Voici un lien utile pour en savoir plus : Le chant des troubadours volume 1 par l’Ensemble Tre-Fontane.


« L’autrier, a l’issida d’abriu »,
de l’occitan médiéval au français moderne

Pour la traduction nous avons suivi partiellement celle de JML Dejeanne (Poésies complètes du troubadour Marcabru (1909). Le reste est le fruit de croisements et de recherches personnelles.

I
L’autrier, a l’issida d’abriu,
En uns pasturaus lonc un riu,
Et ab lo comens d’un chantiu
Que fant l’auzeill per alegrar,
Auzi la votz d’un pastoriu
Ab una mancipa chantar.

L’autre jour, au sortir d’avril,
Dans  des pâturages, au long d’un ruisseau,
Et, alors (la chanson) commence un (d’)chant
Que font les oiseaux pour se réjouir,
J’entendis la voix d’un pastoureau
Qui chantait avec une jeune fille.

II
Trobei la sotz un fau ombriu
 « Bella, fich m’ieu, pois Jois reviu
…………………………………………..
Ben nos devem apareillar. »
—  « Non devem, don, que d’als pensiu
Ai mon coratg’ e mon affar. »

Je la trouvais sous un hêtre ombreux.
— « Belle, lui dis-je, puisque Joie revit.
……………………………………………..
Nous devrions bien nous mettre ensemble.»
— « Nous ne le devons pas, Sire, car ailleurs
Sont tournés mon coeur et mes préoccupations.» (« pensées & désirs ». Dejeanne) 

III
— « Digatz, bella, del pens cum vai
On vostre coratges estai? »
—  « A ma fe, don, ieu vos dirai,
S’aisi es vers cum aug comtar,
Pretz e Jovens e Jois dechai
C’om en autre no’is pot fiar.

— « Dites-moi, belle, de ses pensées qui ainsi,
occupent votre cœur? »
— « Par ma foi, sire, je vous dirai,
S’il est vrai comme je t’entends conter,
Prix, Joie et Jeunesse déchoient,
De sorte qu’on ne peut se fier à personne.

IV
D’autra manieira cogossos,
Hi a ries homes e baros
Qui las enserron dinz maios
Qu’estrains non i posca intrar
E tenon guirbautz als tisos
Cui las comandon a gardar.

D’autre façon (dans un autre registre) sont cocufiés les maris.
Et il est des hommes puissants et barons
Qui enferment leurs femmes dans les maisons,
Afin que les étrangers ne puissent y entrer,
Et qui tiennent des goujats aux tisons
Auxquels ils donnent ordre de les garder.

V
E segon que ditz Salamos,
Non podon cill pejors lairos
Acuillir d’aquels compaignos
Qui fant la noirim cogular,
Et aplanon los guirbaudos
E cujon lor fills piadar. »

Et selon ce que dit Salomon,
Ceux-là ne peuvent accueillir de pires larrons
Que ces compagnons
qui abâtardissent les rejetons (1),.
Et ils caressent les  goujats
En s’imaginant ainsi couvrir leurs propres fils d’affection.»  (2)

(1) La traduction que nous avons utilisée ici de « noirim » comme bouture, rejeton, nourrain  provient du Lexique roman ou Dictionnaire de la langue des troubadours: comparée avec les autres langues de l’Europe latine, P Raynouard (1811) De son côté JML Dejeanne (Poésies complètes du troubadour Marcabru (1909)  traduit : « abâtardissent la race ».  Pour information, on trouve le même terme traduit comme « nourriture » dans le Dictionnaire d’Occitan Médiéval en ligne.

(2) Raynouard : rendre leur fils plus affectueux


En vous souhaitant une agréable journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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Cantiga de Santa Maria 375, un miracle de guérison autour de Santa-Maria del Puerto

musique_espagne_medievale_cantigas_santa_maria_alphonse_de_castille_moyen-age_centralSujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vierge, pèlerin, guérison, El Puerto de Santa Maria
Période  : moyen-âge central, XIIIe siècle
Auteur : Alphonse X  (1221-1284)
Titre :  Cantiga  375 En todo nos faz merçee
Ensemble : Grupo de Música Antigua, dir Eduardo Paniagua
Album : Remedios Curativos (1997)

Bonjour à tous,

D_lettrine_moyen_age_passionu côté du culte marial médiéval, voici une nouvelle Cantiga de Santa Maria tirée du corpus d’Alphonse X de Castille.  C’est un nouveau récit de miracle qui porte, cette fois, sur la guérison d’un cheval mourant sauvé par l’intervention de la Sainte. Il fait partie d’un groupe de chants dédiés a Santa Maria del Puerto.

Alphonse X et Santa Maria del Puerto

culte-marial-medieval-cantigas-santa-maria-alphonse-X-El-puerto-santa-maria-vierge-des-miraclesEn 1260, le souverain de Castille reprit le port et la cité d’Alcanatif (Alcanate) des mains des conquérants musulmans qui l’occupaient depuis les débuts du VIIIe siècle. Il rebaptisa alors le lieu Santa Maria del Puerto. Un château y fut bientôt édifié (le Castillo de San Marcos) sur le site de l’ancienne mosquée et une église dédiée à Sainte-Marie del Puerto fut fondée. L’Ordre de Santa María de España crée par Alphonse X y fut également établi.

Aujourd’hui, El puerto de Santa María est visitée pour ses attraits balnéaires mais on peut encore y croiser des pèlerins. Une procession y est aussi organisée, chaque année, en septembre, autour de la Sainte, également connue sous le nom de la vierge des Miracles.

Le Cancionero de Santa Maria de El Puerto

Les chants dédiés a Sainte-Marie du port sont au nombre de vingt-quatre dans l’ensemble du corpus des Cantigas d’Alphonse le Savant. Ils sont généralement regroupés sous le nom de Cancionero de Santa Maria de El Puerto ( Santa Maria do Porto).

Eduardo  Paniagua et les Remèdes curatifs
dans les Cantigas de Santa Maria

Nous vous avons déjà touché un mot ici de Eduardo Paniagua (Voir portrait détaillé ici). Ce passionné de musiques médiévales s’est forgé une grande réputation du côté de la péninsule ibérique. S’il ne s’est pas limité au répertoire des Cantigas d’Alphonse X, il leur a néanmoins dédié un nombre impressionnant d’albums, au moyen de divers regroupements thématiques. Il a même réussi à couvrir ainsi l’ensemble de ce corpus et, à ce jour, c’est une des seuls, cantigas_santa-maria_miracle_culte_marial_moyen-age_musique_chanson_medievale_eduardo_paniagua_alphonse-Xà notre connaissance, à l’avoir fait.

En 1997, entouré de sa formation le Grupo de Música Antigua, le grand directeur de musique espagnol proposait un album de onze Cantigas de Santa Maria sur le thème des remèdes curatifs (pour une autre pièce issue de cet album, voir aussi Cantiga 189 : dragon, poison et guérison miraculeuse pour un courageux pèlerin) Il est toujours disponible à la vente et voici un lien qui vous permettra de le découvrir ou de l’acquérir au format CD ou MP3 : Remedios Curativos – Cantigas de Santa Maria


La Cantigas de Santa Maria 375
et sa traduction en français moderne

Como Santa María do Porro guariú un cavalo dun escrivá del Rey que lle quería morrer.

Comment Sainte-Marie du Port guérit le cheval mourant d’un scribe du roi.

En todo nos faz merçee
a Sennor que todo vee.

Elle nous est miséricordieuse (fait grâce)  en tout
La Dame qui voit tout

Merçee por humildade
nos faz, e por sa bondade
acorre con pïadade
a quen lle pede merçee.

En todo nos faz merçee
a Sennor que todo vee.

Elle nous fait miséricorde par humilité
et par sa grande  bonté
Et  secourt avec piété,
Qui lui demande sa grâce.

Refrain

Sequer enas bestias mudas
nos mostra muitas aiudas
grandes e mui conosçudas
a Senor que todo vee.

En todo nos faz merçee
a Sennor que todo vee.

Au moins pour les bêtes muettes,
Elle nous montre ses nombreuses aides
Grandes et très célèbres 
La Dame qui voit tout.

Refrain

E de tal razon fremoso
miragre maravilloso
a Madre do Glor’ioso
fezo , comprida merçee,

En todo nos faz merçee
a Sennor que todo vee.

Et sur ce beau sujet,
La Mère du Glorieux  fit

Un miracle merveilleux
(démontrant sa) parfaite Miséricorde.

Refrain

Na çibdade de Sevilla,
que é grand’ a maravilla,
mostrou a Madr’ e a Filia
de Deus que nos sepre vee,

En todo nos foz merr¡ee
a Sennor que todo vee.

Dans la cité de Séville,
Qui est grande par ses merveilles
Elle a montré la mère et fille 
De Dieu qui toujours nous voit

Refrain

A Bonamic, que avía
seu cavall’ e lle morría.
Porend’ a Santa María
do Porto pidiu merçee

En todo nos faz merçee
a Sennor que todo vee.

A Bonamic (1), qui avait
Son cheval qui se mourait
Et pour cela, avait demandé grâce
à Sainte-Marie 
du Port.

Refrain

Que, se ll’o cavalo désse
vivo, porende possesse
un de cera que sevesse
ant’ ela que todo vee.

En todo nos faz merçee
a Sennor que todo vee.

Que, si elle sauvait la vie du cheval,
Il ferait don 
d’un de cire qu’il possédait,
Devant celle qui voit tout (en son sanctuaire).

Refrain

Est’escrivan del Rey era,
que do cavalo presera
mui gran coita e soubera
que morría; e merçee

En todo nos faz mercee
a Sennor que todo vee.

 Et celui-là qui était scribe du roi,
Etait pris pour ce cheval, 
De grande douleur, sachant
Qu’il allait mourir: et miséricorde.

Refrain

Pidiú aa Glorfosa
que é Sennor pïadosa,
que de ll’o dar poderosa
é, ca nossas coitas vee.

En todo nos faz mercee
a Sennor que todo vee.

Il a demandé à la Glorieuse
Qui est dame de piété
Qu’elle accorde de son pouvoir
Car elle voit toujours nos ennuis.

Refrain

E ú iazía tendudo
ia come mort’ e perdudo,
fez-ll’o a que noss’escudo
é viver por sa merçee.

En todo nos faz mercee
a Sennor que todo vee.

Et à celui qui était étendu 
Comme mort et déjà perdu,
Celle qui est notre bouclier le fit,
Vivre par sa miséricorde.

Refrain

E tan toste deu levada
e comeu muita çevada.
E porem foi mui loada
a Senor que todo vee.

En todo nos faz merçee
a Sennor que todo vee.

Et aussitôt que la bête fut levée;
Elle mangea de grandes quantités d’orge
Et La dame qui voit tout
fut, de tous, grandement  louée.

.

Refrain

(1) Bonamic Zavila, clerc et scribe du roi établi à Murcia, qui, selon l’universitaire Jesús Montoya Martínez ( Cancionero de Santa María de El Puerto) a également accompagné le souverain Alphonse X durant un voyage qu’il effectua à Beaucaire  pour visiter le pape.


Retrouvez l’index de toutes les Cantigas de Santa Maria traduites et commentées par nos soins, et présentées par les plus grands ensembles de musique médiévale,

Une très belle journée à tous.
Fred
Pour moyenagepassion.com
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Peire Vidal, de retour dans sa Provence natale, l’abandon du fine amant à sa dame

peire_vidal_troubadour_toulousain_occitan_chanson_medievale_sirvantes_servantois_moyen-age_central_XIIeSujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue d’oc, amour courtois, Provence médiévale, fine amor, fine amant
Période : moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre : Pos tôrnatz sui en Proensa
Interprète : Ensemble Beatus
Album : l’Orient des Troubadours (2011)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui, à l’art des troubadours du moyen-âge central, en compagnie de Peire Vidal. De retour dans sa chère Provence natale, le poète dédiait cette pièce, à sa dame, à son seigneur mais encore, et peut-être même, principalement, à la fine amor (fin’amor)  et aux qualités supposées du fine amant véritable.

La belle interprétation que nous avons choisie de vous proposer de cette chanson médiévale courtoise nous est servie par l’Ensemble Beatus avec Jean-Paul Rigaud au chant, accompagné de Jasser Haj Youssef. Nous profiterons de cet article pour vous présenter cette formation plus en détail.

« Pos tôrnatz sui en Proensa » avec l’Ensemble médiéval Beatus

L’ensemble Beatus aux temps médiévaux

musiques-chansons-medievales-troubadours-ensemble-beatus-album-jean-paul-riigaudFondé dans le courant de l’année 2005, en terre limousine, l’ensemble Beatus s’est distingué, depuis, sur la scène des musiques médiévales. On connait, par ailleurs, son fondateur et directeur Jean-Paul Rigaud pour être un passionné du genre. Ce dernier a été, en effet, maintes fois, salué et primé pour la qualité de ses interprétations, aux côtés de Diabolus In Musica, mais encore de SequentiaPerceval  ou  Organum, pour ne citer que ces ensembles.

Bien qu’enfant du sol occitan et trempé de racines limousines, Beatus n’a pas limité son répertoire à l’art des anciens troubadours locaux. On le retrouve, en effet, à l’exploration des musiques et chants, profanes ou liturgiques, du Moyen-âge, des XIIe au XVe siècles, Le travail privilégié par la formation se situe au carrefour de l’ethnomusicologie et de la musique contemporaine et, pour son directeur, il est avant tout question de développer « une approche de ces répertoires dans leur relation avec la création artistique, musicale et littéraire actuelle. »

Beatus a produit, jusque là, quatre albums. Les deux premiers, dont celui du jour, sont dédiés à l’art des troubadours, Le troisième, intitulé le Lys et le lion, porte sur les chants polyphoniques de la France et de l’Angleterre médiévales du XIVe siècle. Enfin, le quatrième « Lux Lucis », part à la redécouverte des chants sacrés médiévaux d’Occident et d’Orient, sur le thème de la lumière, avec l’appui des Manuscrits anciens de l’abbaye Saint-Martial de Limoges.

Visiter le  site web de la formation et suivre son actualité

L’Orient des troubadours, l’album

Jasser-Haj-Youssef-musique-medievale-orient-des-troubadoursEn 2011, Jean-Paul Rigaud s’associait au musicien, violoniste et compositeur tunisien Jasser Haj Youssef. Muni de sa viole d’amour. ce dernier délaissait un temps le Jazz, pour une excursion aux sources de l’imaginaire courtois, sous l’angle des influences arabo-andalouses de l’art des tout premiers troubadours.  Du point de vue de l’interprétation et de la restitution, une certaine modernité était, là aussi, de mise avec un programme, qui, des propres mots de l’Ensemble « ne prétend pas à une reconstitution historique mais propose, à partir des sources manuscrites, une interprétation actuelle des cansos de troubadours dont l’oeuvre est imprégnée d’un Orient vécu ou rêvé ». 

Ainsi, avec un total de douze pièces, l’album suggère et souligne de possibles rapprochements entre Orient et Occident médiéval, en alternant des chansons et compositions de troubadours célèbres – Guillaume d’Aquitaine, Peire Vidal, Rimbaut de Vaqueiras, Gaucelm musiques_medievales_amour-courtois-ensemble-beatus-album-orient-des-troubadours-moyen-age-centralFaidit, Jaufre Rudel, etc… – avec des pièces instrumentales issues du
répertoire oriental traditionnel et qui laissent une large place à l’improvisation. L’album est toujours disponible à la vente au format CD ou MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations : L’Orient des troubadours par l’Ensemble Beatus

« Pos Tornatz Sui en Proensa », le  fine amant courtois tout entier livré au bon vouloir de sa dame

En caricaturant un peu, on friserait presque la dialectique du maître et de l’esclave, à travers cette rhétorique dont Peire Vidal se fait ici le chantre. Si le cadre reste la lyrique médiévale courtoise, il nous parle, en effet, dans cette chanson, d’un abandon total du fine amant qui, se livrant sans réserve au pouvoir et au bon vouloir de sa dame (au point même qu’elle pourrait le donner ou le vendre), retirerait à travers cela, une source du pouvoir qu’il peut avoir sur elle.  Patience, impeccabilité, fidélité, abandon, voilà les armes véritables de l’amant courtois. Peine et souffrance, son lot, la conquête, sa récompense.  Il faut, bien sûr, voir, là, une envolée lyrique, bien plus littéraire que factuelle, tout à fait dans la veine courtoise, et peut-être encore la marque de la grandiloquence qui est une des signatures de ce poète occitan mais l’idée demeure intéressante par les cartes qu’elle met en main du fine amant (prêt à se réduire presque à néant pour parvenir à ses fins) et la dialectique de pouvoir qu’elle sous-tend.

Pour le reste, après quelques vers teintés de mystère (strophe II) qui pourraient évoquer, par leur nature allusive, les formes du Trobar Clus, on ne pourra que louer la qualité et la pureté incomparable du style de Peire Vidal.

E poiran s’en conortar
En mi tuit l’autr’ amador,
Qu’ab sobresforsiu labor
Trac de neu freida foc clar
Et aiguà doussa de mar.

En pourront s’en réconforter
En moi tous les autres amants,
Car, par grands efforts de labeur,
Je tire de la neige froide un feu clair
Et de l’eau douce, de la mer.

Les paroles  adaptées de l’Occitan au français moderne

Pour base d’adaptation de cette chanson médiévale, nous avons suivi la traduction de Joseph Anglade ( Les poésies de Peire Vidal, Librairie Honoré Champion, 1913). Nous nous en sommes toutefois largement éloignés, par endroits, avec l’appui de quelques bons vieux dictionnaires et lexiques d’occitan médiéval.

I
Pos tôrnatz sui en Proensa
Et a ma domna sap bo,
Ben dei far gaia chanso,
Sivals per reconoissensa :
Qu’ab servir et ab bonrar
Conquier hom de bon senhor
Don e benfait et honor,
Qui be-l sap tener en car :
Per qu’eu m’en dei esforsar.

Puisque je suis revenu en Provence,
Et que ce retour plait à ma dame
Je me dois de faire une chanson joyeuse,
Au moins par reconnaissance;
Car en servant et en honorant
On obtient de bon seigneur
Don et bienfait et honneur,
Pour qui qui sait bien le chérir :
Aussi dois-je m’en efforcer.

II
Ses peccat pris penedensa
E ses tort fait quis perdo,
E trais de nien gen do
Et ai d’ira benvolensa
E gaug entier de plorar
E d’amar doussa sabor,
E sui arditz per paor
E sai perden gazanhar
E, quan sui vencutz, sobrar.

Sans avoir péché je fis pénitence
Et sans tort je demandai pardon ;
Et je tirai de rien un gentil don,
Et de la colère, la bienveillance,
Et la joie parfaite, des pleurs,
Et de l’amer, la douce saveur ;
Et je suis courageux par peur,
Et je sais gagner en perdant,
Et, quand je suis vaincu, triompher* (surpasser)

III
E quar anc no fis falhensa,
Sui en bona sospeisso
Quel maltraitz me torn en pro,
Pos lo bes tan gen comensa.
E poiran s’en conortar
En mi tuit l’autr’ amador,
Qu’ab sobresforsiu labor
Trac de neu freida foc clar
Et aiguà doussa de mar.

Et comme jamais je ne commis de faute,
J’ai bon espoir
Que l’effort * (souffrance, peine) tourne à mon profit,
Puisque le bien commence si gentiment.
En pourront s’en réconforter
En moi tous les autres amants,
Car, par grands efforts de labeur,
Je tire de la neige froide un feu clair
Et de l’eau douce, de la mer.

IV
Estiers non agra garensa,
Mas quar sap que vencutz so,
Sec ma domn’ aital razo
Que vol que vencutz la vensa ;
Qu’aissi deu apoderar
Franc’ umilitatz ricor,
E quar no trob valedor
Qu’ab leis me pose’ aiudar,
Mas precs e merce clamar,

Sans cela, je n’aurais pas de salut (secours);
Mais quand, me sachant vaincu,
Ma dame suit un tel principe
Qu’elle veut que, vaincu, la vainque :
Car ainsi doit l’emporter
La franche humilité sur la puissance (la franche et noble humilité ?)
Et je ne trouve aucune aide,
Qui, auprès d’elle, me puisse secourir,
Autre que lui demander pitié et merci.

V
E pos en sa mantenensa
Aissi del tôt m’abando,
Ja ,no’m deu de no ;
Que ses tota retenensa
Sui seus per vendr’e per dar.
E totz hom fai gran folor
Que ditz qu’eu me vir alhor ;
Mais am ab leis mescabar
Qu’ab autra joi conquistar.

Et puisque, en son pouvoir (territoire, garde, …)
Ainsi, tout entier, je m’abandonne,
Jamais elle ne me refuse :
Car, sans aucune réserve,
Je suis sien pour vendre ou pour donner,
Et tout homme fait grande folie
Qui dit que je me tourne ailleurs,
Puisque je préfère faillir auprès d’elle
Qu’avec une autre conquérir le bonheur ( me procurer de la joie).

VI
E cel que long’ atendensa
Blasma, fai gran falhizo ;
Qu’er an Artus li Breto,
On avian lor plevensa.
Et eu per lonc esperar
Ai conquist ab gran doussor
Lo bais que forsa d’amor
Me fetz a mi dons emblar,
Qu’eras lo-m denh’ autreiar.

Et celui qui longue attente,
Blâme, commet une grande faute :
Car, hier, en Arthur, les Bretons
avaient mis leur confiance, (1)
Et, moi, par une longue attente
J’ai conquis avec grande douceur
Le baiser que la force d’amour
Me fit ravir à ma dame,
Et que, désormais, elle daigne m’octroyer.

VII
Bels Rainiers, per ma crezensa,
Noms sai par ni companho,
Quar tuit li valen baro
Valon sotz vostra valensa.
E pos Deus vos fetz ses par
E.us det mi per servidor,
Servirai vos de lauzor
E d’als, quant o poirai far,
Bels Rainiers, car etz ses par.

Beau Rainier, par ma foi,
Je ne vous connais ni pair ni compagnon,

Car tous les vaillants barons
Valent moins que votre vaillance.
Et puisque Dieu vous fit sans égal
Et me donna à vous pour serviteur,
Je vous servirai en faisant votre éloge
Et de toute manière que je pourrai,
Beau Rainier, car vous êtes sans égal.

(1) traduction de J. Langlade : « car maintenant les Bretons ont leur Arthur où ils avaient mis leur espoir. » 

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE.
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« Belle, com loiaus amans », une chanson courtoise de Jehannot de Lescurel

manuscrit-enluminure-medievale-roman-de-fauvel-francais-146-moyen-ageSujet :   musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, compositeur médiéval,   Roman de Fauvel, Manuscrit médiéval,  français 146, vieux -français, langue d’oïl, ballade
Période :  Moyen Âge, XIIIe, XIVe siècle
Auteur : 
   Jehannot   de Lescurel

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous revenons, aujourd’hui, à la toute fin du XIIIe siècle, avec le trouvère et compositeur Jehannot de Lescurel. Dans le pure style de la lyrique médiévale courtoise, le poète se déclare, dans cette chanson, le plus loyal et serviable des amants. Il n’attend en retour et pour unique gage, que de pouvoir effleurer les lèvres de la belle et qu’elle lui concède un baiser.

Sources : le manuscrit médiéval français 146

chanson_medievale_courtoise_moyen-age_jeannot-lescurel-trouvere_sComme nous l’avions déjà indiqué, on retrouve les œuvres de Jehannot de Lescurel dans le manuscrit ancien Français 146 de la BnF. Daté des débuts du XIVe siècle (1318-1320) cet ouvrage joliment enluminé, est surtout connu pour contenir  le   Roman de Fauvel de Gervais du Bus et Raoul Chaillou de Pesstain  :  cette copie est même considérée comme une des plus fameuses à ce jour (source Bnf).

Cliquez pour agrandir
la chanson et sa notation musicale

Outre le Roman de Fauvel et les chansons et compositions de Jehannot de Lescurel, on peut également trouver, dans ce manuscrit médiéval, des poésies et dits de Geoffroy de Paris (Geoffroi), ainsi que sa chronique métrique : témoignage historique versifié de ce dernier, sur la couronne de France et notamment la politique de Philippe le Bel,  aux débuts du XIVe siècle.

chanson-medievale-jeannot-Lescurel-belle-comme-loiaux-amants-manuscrit-medieval-Français-146_s
Belle, com loiaus amans de Jehannot de Lescurel, Ms Français 146, BnF, dépt des manuscrits.

Belle, com loiaus amans
une ballade de Jeannot de Lescurel

Pour la traduction de cette pièce, à quelques variantes maison près, nous nous sommes largement appuyé sur une anthologie de la poésie française qui a comme point le départ le Moyen Âge, comme on en trouve quantité au XIXe siècle, avec les mises à jour croissantes de manuscrits et la systématisation de leur traduction.

Cette anthologie en plusieurs volumes à pour titre « Les Poètes Français, recueil des chefs-d’oeuvre de la poésie française (1861).  Sous la direction de Eugène Crépet (1827-1892), homme politique, bibliographe, romaniste, féru de poésie et de littérature, ami de Baudelaire, elle ouvre son premier tome sur le XIIe siècle et elle a encore comme particularité de mettre à contribution, dans ses notices littéraires, de nombreux auteurs et poètes célèbres du XIXe siècle. Entre autres noms, on retiendra ceux de Théophile Gautier, Charles Baudelaire et Théodore de Banville.


Belle, com loiaus amans
Vostres sui : car soiez moie.
Je vous servirai touz tans
N’autre amer je ne voudroie
Ne ne puis; se le povoie,
N’ i voudroie estre entendans.
Et pour ce , se Dex me voie !
Dame , bon gré vous saroie,
Se vostre bouche riant
Daignoit toucher à la moie.

Belle, comme loyal amant
Je suis vôtre, aussi soyez mienne.
Je vous servirai toujours
Et ne voudrais en aimer d’autre
Ni ne le pourrais ; si je le pouvais,
Je n’en serais pas désireux, (je ne voudrais m’y résoudre)
Aussi, Dieu m’en soit témoin î
Dame , bon gré, vous saurais 
Si votre bouche riante
Daignait toucher la mienne.

Li dons est nobles et grans;
Car, se par vou gré l’avoie,
Je seroie connoisanz
Que de vous amez seroie,
Et mieus vous en ameroie.
Pour ce , biaus cuers dous et fran
Par si qu’aviser m’en doie,
Dame, bon gré vous saroie ,
Se vostre bouche riant
Daignoit toucher à la moie.

Le don* (le présent) est noble et grand,
Car, si je l’obtenais de vous,
Je connaîtrais alors (je saurais alors avec certitude)
Que je suis aimé de vous, 
Et vous en aimerais davantage.
Ainsi , beau cœur doux et franc,
Puisqu’il vous faut m’éclairer sur cela,
Dame , je vous saurais bon gré
Si votre bouche riante
Daignait toucher la mienne.

Vostre vis est si plaisans
Que jà ne me soleroie
D’estre à vo plaisir baisans,
S’amez de vous me sentoie ;
A mieus souhaidier faudroie.
Pour ce que soie sentant
Quelle est d’amer la grant joie,
Dame , bon gré vous saroie,
Se vostre bouche riant
Daignoit toucher à la moie.

Votre visage est si ravissant
Que jamais je ne me lasserais
De le baiser à votre plaisir.
Si je me sentais aimé de vous ;
C’est le meilleur souhait que je puisse former.
Afin je puisse éprouver
Ce qu’est la grande joie d’aimer,
Dame, je vous saurais bon gré
Si votre bouche riante
Daignait toucher la mienne.


En vous souhaitant une  belle journée.

Frédéric EFFE.
Pour Moyenagepassion.com
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Sources utiles

Chansons, ballades et rondeaux de Jehannot de Lescurel, poète du XIVe siècle, Anatole de Montaiglon, (1855), 

Les Poètes Français, recueil des chefs-d’œuvre de la poésie française, Tome 1,   sous la direction de Eugène Crépet  (1861)