Sujet : Girard de Roussillon, chanson de geste, France carolingienne, monde féodal, histoire médiévale, médiéviste, film, documentaire.
Période : haut moyen-âge, IXe siècle Titre : A la recherche de Vaubeton Réalisatrice : Michelle Gales Production : Le Chemin derrière les murs, Now & Then et Rivarts (2018) Evénement : Projection, échanges Date : lundi 5 novembre 2018, 19h00 Lieu : SCAM, Salle Charles Brabant 5, avenue Vélasquez. Paris 5e
Bonjour à tous,
u titre des événements à noter sur les agendas de ceux qui se trouveront en Île de France et à Paris, le 5 novembre prochain, dans les locaux de la Société Civile des Auteurs Multimédias (la SCAM ) sera projeté le film documentaire A la recherche de Vaubeton de la réalisatrice Michelle Gales.
Réflexions & regard poétique au carrefour
du haut moyen-âge & de la modernité
Au croisement de l’histoire médiévale, de l’archéologie et de l’imaginaire poétique, Michelle Gales s’est engagée sur les traces de Girart de Roussillon et des légendaires mésaventures de ce Seigneur de Province du temps du haut moyen-âge et de la France carolingienne .
Au cœur d’un petit village de Bourgogne, celui-là même où le célèbre Conte de Vienne avait fondé, au IXe siècle, avec son épouse, une abbaye de femmes, la réalisatrice a suivi les pas d’un médiéviste, à la recherche de possibles vestiges de la bataille de Vaubeton mentionnée dans la célèbre Chanson de Geste (voir plus bas dans l’article)
» À travers la poésie, la musique, les objets ou les lieux, ces voix du passé nous interpellent. Habitants et visiteurs se réapproprient l’Histoire et la Légende. »Ardècheimages (2018)
Précisons-le, il ne s’est pas tant agi pour Michelle Gales de se livrer à un exercice documentaire scientifique et technique, cantonné aux découvertes archéologiques factuels, mais bien plutôt d’observer et de saisir, au présent, les échos de la légende médiévale dans les esprits et les récits des habitants, artistes ou visiteurs du lieu, avec leurs lots d’imaginaire, de ré-interprétation et de reconstruction. Derrière la caméra, il a donc été question pour elle, de deviner, de lire ou de rêver, des résonances où se mêlent histoire, poésie et modernité, au travers des hommes, mais aussi des paysages et des pierres.
Concernant la projection de ce bel essai documentaire qui pourrait intéresser les passionnés, les initiés ou les amateurs de moyen-âge, autant qu’un public plus large, vous y êtes donc largement conviés. Elle sera suivie d’un échange dans l’ouverture et la convivialité. Attention cependant, les places étant réduites, les réservations sont obligatoires et les entrées seront privatives sur cette base. Pour vous inscrire, merci d’écrire à l’adresse email suivante : chmigabe[@]gmail[.]com
Pour ceux qui ne pourraient pas s’y rendre, voici également un lien utile pour en savoir plus sur ce film-documentaire et pour suivre le calendrier de ses projections : A la recherche de Vaubeton.
Girart de Roussillon :
de l’Histoire à la légende
Milieu du neuvième siècle, en cette fin de haut moyen-âge, les descendants de Charlemagne et héritiers directs de son fils Louis le Pieux s’entre-déchirent et se jalousent. A la faveur de cette crise, au sein d’un royaume carolingien divisé et affaibli, la féodalité émerge et les grands vassaux tirent déjà leur épingle du jeu. Il en résulte les premières grandes tensions entre pouvoir central et pouvoir délocalisé ou provincial, et il faudra encore de longs siècles de luttes aux couronnes d’Europe pour conquérir à nouveau ce qu’elles considéraient bien leur revenir de droit.
L’apparition de la chanson de geste autour de la vie de Girart de Roussillon est bien plus tardive que l’époque dont elle relate les faits puisqu’on la date entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle. Elle conte en 10 000 vers la vie d’un grand seigneur féodal et ses démêlés avec le roi de France, Charles le Chauve. Largement étudiée par nombre de médiévistes et d’experts, elle contient tous les ingrédients d’une grande aventure épique : amour, jalousie, convoitise, jeux de pouvoir et trahison, batailles sanglantes et absurdes, folie et orgueil et elle n’oublie pas, au passage, l’importance et le grand rôle des femmes et des reines, prises dans la tourmente de toutes ses affaires « d’hommes ».
Girart, comte et puissant vassal
au milieu d’un empire carolingien morcelé
Le personnage historique (810/815 – 877)
Devenu comte de Paris sous Louis le Pieux, quand l’empire sera divisé en trois, Girart de Vienne prendra le partie de Lothaire, en perdant au passage son titre sur le Comté de Paris revenu aux mains de Charles le Chauve.
En charge du duché de Lyon et du comté de Vienne, il élargira, au fil des années, ses possessions du côté de la bourgogne. A la lutte contre les sarrasins et bientôt contre les raids viking venus par le Rhône jusque Valence, Girart se signera par ses faits au Sud, mais il devra aussi se défier, au nord, des ambitions de Charles le Chauve bien décidé à étendre ses terres, au détriment de celles du puissant seigneur et guerrier acquis à la cause de Lothaire. Au milieu des luttes de pouvoir qui opposeront alors les nobles de la lignée de Charlemagne et leurs descendants pour la possession de la Provence, le noble réussira longtemps à maintenir son pouvoir sur le Lyonnais et le Viennois, mais les jeux de succession feront bientôt tomber les deux provinces dans l’escarcelle de Charles le Chauve qui s’empressera d’en chasser l’ancien fidèle de son frère pour placer l’un des siens, Après s’être soulevé, Girart renoncera pourtant. Il rentrera en Avignon et avant que le souverain ne s’empare aussi de ses terres bourguignonnes, il fondera avec son épouse Berte (Berthe), deux monastères qu’il placera sous le protection du Pape pour les soustraire à la main du roi. Il mourra quelques années plus tard, en 877, la même année que Charles le Chauve
Sa vie est celle d »un personnage d’importance dans la France féodale du IXe siècle et dans un monde carolingien écartelé entre l’ambition de frères que leur père, Louis le Pieux, avait déjà échoué à unir de son vivant. Charlemagne était mort et, avec lui, son oeuvre, il n’en resterait plus que des jalousies fratricides et pour les siècles à venir, et même au delà du moyen-âge, un rêve de reconquête qui allait hanter nombre de souverains ou d’empereurs du Saint-Empire.
La Légende et la chanson de geste
Pour en dire deux mots et mieux situer le contexte du film documentaire de Michelle Gales, la chanson de geste Girart de Roussillon est une oeuvre littéraire qui prend de grandes libertés avec la réalité historique, même si, pour une part, elle en reprend peut-être des éléments, en les retraitant de manière allégorique. Elle conte ainsi la vie du Seigneur de Vienne et sa longue opposition avec Charles le Chauve, née d’une jalousie du souverain mais qui se poursuivra pour prendre des tours inextricables et suggérer des responsabilités aux contours plus partagés.
Les deux hommes s’étant vu promettre chacun une fille de l’empereur de Constantinople, le roi, ayant entendu de ses conseillers que Girart allait marier la plus belle d’entre elles, ne l’entendit pas de cette oreille. Il fit donc changer les termes de l’arrangement pour la prendre en épousailles, laissant finalement l’autre fille, Berte, au seigneur de Lyon et de Vienne. Dans l’opération, Charles le Chauve dut faire quelques sérieuses concessions dont laisser à Girart la totalité du pouvoir sur ses fiefs dont ce denier n’aurait plus à répondre face à la couronne.
Chronique de Girart de Roussillon. Le mariage de Girart Codes. 2549, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek
La bataille de Vaubeton
Sitôt la concession faite, le roi la regrettant déjà viendra provoquer Girart sur ses terres pour reprendre ses droits sur ce qu’il continuait de considérer à l’évidence comme son bien. Les échauffourées prendront bientôt de plus grandes proportions pour déboucher sur la terrible bataille de Vaubeton dont il est question dans le documentaire de Michelle Gales. L’Ost de Charles le Chauve d’un côté, Girard et ses barons alliés de l’autre, elle verra des pertes sanglantes des deux côtés et la légende conte que Dieu lui-même vint pour y mettre un terme :
« …mais par la volonté de Dieu un orage éclata, fort, fier, horrible et redoutable. Charles vit son enseigne brûler et Girart la sienne tomber en charbon. A la vue de ces signes que Dieu leur manifeste, ils arrêtent le combat. » . Girart De Roussillon,
Chanson De Geste Traduite Pour La Première Fois, Paul Meyer 1884
La suite de la geste est une longue suite de péripéties, alternés de conflits et de trêves entre les deux hommes sur le détail desquels nous aurons l’occasion de revenir plus tard. L’objectif reste, dans le cadre de cet article, de vous donner quelques clés utiles pour mieux appréhender le film-documentaire de Michelle Gales.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
PS : les deux autres images tirées d’une seule enluminure représentant le chantier d’un église au moyen-âge sont également tirées du Codex 2549, Vienne, Österreichische Nationalbibliothek
ujourd’hui, nous vous proposons une citation du médiéviste, philologue et académicien Michel Zink, qui, si elle déborde sans doute de son cadre médiéval, vient apporter de l’eau au moulin de la Delectatio Morosa et au fonctionnement du désir dans la lyrique courtoise du Moyen-âge.
« Le désir, par définition, est désir d’être assouvi, mais il sait aussi que l’assouvissement consacrera sa disparition comme désir. C’est pourquoi l’amour tend vers son assouvissement et en même temps le redoute, comme la mort du désir. Et c’est ainsi qu’il y a perpétuellement dans l’amour un conflit insoluble entre le désir et le désir du désir, entre l’amour et l’amour de l’amour. »
Littérature française du Moyen Âge, Michel Zink (PUF, 2014)
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, satirique, jongleur, vieux français, langue d’oil, adaptation, traduction, « trouvère », Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?) Titre : La repentance de Rutebeuf Ouvrage : Rutebeuf, Léon Clédat (1891)
Bonjour à tous,
oilà longtemps que nous ne nous sommes aventurés dans le moyen-âge de Rutebeuf et nous le faisons, aujourd’hui, à la faveur d’une adaptation en français moderne de sa célèbre « repentance ».
Comme à chaque fois qu’on entre dans l’oeuvre de ce grand auteur, farceur, jongleur, conteur satirique du XIIIe siècle, en relisant ses « dits » débordant d’un « je » qui nous invective ou nous interpelle, on ne peut faire l’économie de repenser au mystère qui l’entoure. Etait-il un clerc qui occupait son temps à d’autres activités entre ses éclats poétiques et satiriques? En lisant entre les lignes de ses poésies, on serait tout de même bien tenté de supposer que non. Il nous le dit dans plus d’un texte, ressassant à l’envie le tableau de ses misères : privé de ses appuis du côté des puissants, (voir la paix de Rutebeuf article, lecture audio ) ayant emprunté à tous sans jamais rendre, il en est réduit à dormir dans une couche de paille et n’a pas de quoi faire vivre décemment sa « maison » (la pauvreté Rutebeuf article, lecture audio ), et puis, à tout cela, il faut ajouter encore ses déboires de santé, un nouveau-né dont il sait s’il ne pourra le nourrir, etc, etc (la complainte de l’oeil article, lecture audio), Bref, une situation presque toujours inextricable qui, si Dieu lui-même ne l’en sauve, ne pourra trouver remède qu’auprès de quelques mains généreuses, dans son public ou chez les puissants, pour lui faire tomber quelques pièces, en retour de sa poésie.
« Bon clerc est qui mieux sait mentir. » ?
Personnage complexe et multifacette, tout à la fois ou tour à tour, moraliste, satirique, grave, goguenard ou bonimenteur. « Rude ou rustre » comme une excuse à ses mauvaises manières et à « son ignorance », comprenons sa franchise. « Boeuf » tranquille, lent et lourdaud ? Non pas. mais plutôt résolu et qui charge ses cibles pour les renverser de son verbe impitoyable. Rutebeuf est encore ce trouvère qui présente, en permanence, à son public le miroir de ses infortunes et de ses misères, en les invitant même à en rire.
Quelle est la part du vrai et de l’artifice ? Faut-il prendre tous les complaintes de ses « Je » pluriels, au premier degré, comme certains auteurs ont parfois choisi de le faire ? Sous le fard du jongleur, ces misères sont-elles vraiment siennes ? Dans ses jeux littéraires et stylistiques, il les instrumentalise en tout cas, pour les mettre totalement au service de son personnage, une façon de quémander sa pitance pour son art de jongleur, qui lui fournit, peut-être, au passage une nouvelle excuse pour se dégager des implications de ses dits et de leur force satirique : « Ne me punissez pas ou ne me jugez pas trop durement pour mes propos, Je suis un pauvre type, miséreux, « mal foutu », malchanceux, et Dieu le fait déjà. »
« Ci a boen clerc, a miex mentir ! » Rutebeuf nous le dira lui-même dans cette poésie du jour « Bon clerc est qui mieux sait mentir ». Nombre de spécialistes de littérature médiévale et médiévistes contemporains nous enjoindront à la même prudence dans l’approche de ses textes. Même s’il n’est pas non plus question de rejeter comme en bloc tout ce qu’il nous dit pour vrai, ne pas tomber trop vite dans le premier degré, y mettre quelques guillemets. Au sortir, entre mise en scène et vérité, entre complainte et humour, du « je » au « jeu » de ce grand maître du style, bien malin celui qui, aujourd’hui, pourrait dire où est et qui est le véritable Rutebeuf.
Rutebeuf, par Léon Clédat
Dans la lignée des découvreurs du XIXe
Il faut bien l’avouer, sans quelques connaissances solides en vieux français, la langue de Rutebeuf reste relativement opaque, pour ne pas dire totalement. De fait, nous en profitons ici pour vous parler d’un petit livre datant de la fin du XIXe siècle et toujours édité sur lequel nous nous sommes largement appuyés : Rutebeuf par Léon Clédat (1891).
Assez concis, l’ouvrage balaye l’oeuvre du poète médiéval sur un peu plus de 200 pages, en en offrant de larges passages traduits et adaptés en vers, de manière heureuse et agréable, tout en restant assez proche du texte original. Pour les amateurs de la vision de « l’infortuné » Rutebeuf par Léo Ferré, vous y trouverez rien moins que des traductions qu’on retrouve pratiquement reprises telles quelles dans les chansons du vieux lion anarchiste parisien du XXe siècle et qui laissent à supposer que ce livre est peut-être passé dans ses mains.
Du côté de la datation de cette traduction (partielle ) de Léon Clédat, un certain nombre de romanistes ou de médiévistes se sont, me direz-vous, frottés depuis à l’exercice. C’est vrai. Mais ceux qui nous suivent savent que nous cédons souvent aux charmes des grands découvreurs, historiens et paléographes du XIXe siècle et on aurait tord d’y voir, de notre part, une sorte de marotte désuète. Il s’agit pour nous bien plus d’une façon d’avoir les idées claires sur les origines et sur ce que nous devons véritablement à tous ces auteurs. Durant ce siècle, l’Histoire, en tant que science, a connu des bouillonnements sans précédent. Elle y a affirmé d’autant ses méthodes et la littérature médiévale y fut sujette à un véritable fourmillement d’études.
On s’affaire alors autour des manuscrits en s’évertuant à les rendre lisibles au plus grand nombre : attribution, versions croisées des oeuvres dans les différents documents et codex, nouvelles poésies mises à jour, auteurs ressortis de l’ombre dans lequel les tenaient les lettres gothiques et serrées incompréhensibles au profane,…, Au fil du XIXe et jusque même les premiers années du XXe, toutes les raisons sont bonnes pour enchaîner les publications autour des mêmes auteurs médiévaux. Bien sûr, on s’escrime, voire on s’écharpe aussi, sur les sens, les nuances, les interprétations et les corpus, les approches, mais qu’on se rassure, dans une certaine mesure, les historiens, romanistes et médiévistes le font encore.
Bien entendu, sur certains aspects et sur certains faits, on peut aisément convenir que de nouvelles choses ont été découvertes depuis, faits ou documents, affinement de la datation, etc… Notre vision de la littérature et du moyen-âge a changé. Certains experts du XXe ont également beaucoup compté dans l’approche de certains auteurs médiévaux sur la partie biographique quelquefois, sur la façon de nous distancier encore d’avec leurs productions, sur de nouvelles hypothèses qu’ils ont pu mettre à jour, etc. Pour autant, pour revenir à Rutebeuf et concernant son adaptation, sans vouloir sous-estimer les avancées de la linguistique autour du français ancien ou du vieux français, ni minimiser les efforts d’auteurs plus modernes sur ces questions, l’ouvrage de Léon Clédat trouve encore bien sa place dans une bibliothèque autour du jongleur médiéval.
S’il vous intéresse, il est toujours édité et on peut le trouver en ligne au format broché et même au format kindle
En croisant cet ouvrage avec les grands travaux de Michel Zink qui, par humilité sans doute, a fait le choix de privilégier dans son approche le sens, sur les vers, vous pourrez encore enrichir d’autant la lecture de cette poésie satirique et de ses trésors cachés (voir Rutebeuf, Oeuvres complètes en deux tomes, Michel Zink, 1990),
Quant à la question posée plus haut de savoir qui est Rutebeuf (ce qu’on ne sait finalement toujours pas), mais surtout celle de comment approcher ses différents niveaux de lectures, on trouvera encore chez ce brillant chartiste et philologue, expert de littérature médiévale, doublé d’une vraie plume qu’était Léon Clédat, quelques éléments pertinents à ranger au compte de l’Histographie. La question étant complexe et non tranchée, pour en compléter l’approche, on pourra toujours se reporter aux nombreux et brillants auteurs modernes qui continuent d’essayer de démêler son « Je » de ses « jeux ».
La repentance de Rutebeuf
Notes sur l’adaptation en français moderne
Pour cette version de la repentance de Rutebeuf (en vieux-français, Ci coumence la repentance Rutebeuf), nous empruntons donc à Léon Clédat la traduction de la plupart des strophes. Comme il en avait laissé trois en berne, nous nous y sommes modestement attelés en usant pour nous éclairer des travaux de Michel Zink mais aussi de quelques copieux dictionnaires d’époque. Autant vous le dire tout de suite, nous y avons pour l’instant consacré moins d’heures que nous l’aurions souhaité et nos strophes mériteraient largement une repasse. Nous la ferons sans doute plus tard dans le temps, mais à tout le moins vous aurez une première approche de leur sens.
Le code
Vert le vieux français de Rutebeuf, Gris les strophes adaptées de Léon Clédat. Noir notre pâle complément d’adaptation des strophes manquantes.
Ci coumence la repentance Rutebeuf
I Laissier m’estuet le rimoier, Car je me doi moult esmaier Quant tenu l’ai si longuement. Bien me doit li cuers larmoier, C’onques ne me soi amoier A Deu servir parfaitement, Ainz ai mis mon entendement En geu et en esbatement, C’onques n’i dignai saumoier. Ce pour moi n’est au Jugement Cele ou Deux prist aombrement, Mau marchié pris a paumoier.
Renoncer me faut a rimer, Et je me dois moult étonner Quand l’ai pu faire si longtemps! Bien me doit le cœur larmoyer Que jamais ne me pus plier A Dieu servir parfaitement. Mais j’ai mis mon entendement En jeu et en ébattement, Jamais ne daignai dire psaumes. Si ne m’assiste au Jugement Celle en qui Dieu reçut asile, J’ai passé bien mauvais marché.
II Tart serai mais au repentir, Las moi, c’onques ne sot sentir Mes soz cuers que c’est repentance N’a bien faire lui assentir. Coment oserai je tantir Quant nes li juste auront doutance ? J’ai touz jors engraissié ma pance D’autrui chateil, d’autrui sustance: Ci a boen clerc, a miex mentir ! Se je di: « C’est par ignorance, Que je ne sai qu’est penitance ». Ce ne me puet pas garentir.
Tard je viendrai au repentir. Pauvre moi! Point ne sut comprendre Mon fol cœur ce qu’est repentance, Ni à bien faire se résoudre! Comment oserais-je mot dire Quand justes même trembleront ? Tous les jours j’engraissai ma panse Du bien d’autrui, d’autrui substance. Bon clerc est qui mieux sait mentir. Si je dis « C’est par ignorance, Car je ne sais qu’est pénitence »,
Cela ne peut me garantir* (sauver)…
III Garentir ? Diex ! En queil meniere ? Ne me fist Diex bontés entiere Qui me dona sen et savoir Et me fist en sa fourme chiere ? Ancor me fist bontés plus chiere, Qui por moi vout mort resovoir. Sens me dona de decevoir L’Anemi qui me vuet avoir Et mettre en sa chartre premiere, Lai dont nuns ne se peut ravoir Por priere ne por avoir: N’en voi nul qui revaigne arriere.
Me sauver ? Dieu ! De quelle manière ? Dieu, dans sa bonté entière En me donnant sens et savoir (raison et sagesse) Me me fit-il à sa chère image ? Et me fit Bonté d’avantage (celui) Qui pour moi, a reçu la mort. (le Christ) Me donnant le sens (l’intelligence, le bon sens) de duper L’ennemi (le diable) qui me veut avoir Et mettre en sa geôle première Là d’où nul ne peut s’enfuir Contre prières ou contre avoirs. Je n’en vois nul en revenir
IV J’ai fait au cors sa volentei, J’ai fait rimes et s’ai chantei Sus les uns por aux autres plaire, Dont Anemis m’a enchantei Et m’arme mise en orfentei Por meneir au felon repaire. Ce Cele en cui toz biens resclaire Ne prent en cure m’enfertei, De male rente m’a rentei Mes cuers ou tant truis de contraire. Fusicien n’apoticaire Ne m’en pueent doneir santei.
J’ai fait au corps sa volonté, J’ai fait rimes et j’ai chanté Sur les uns pour nus autres plaire Car l’Ennemi m’a enchanté Et rendu mon Âme orpheline Pour la mener au noir repaire. Si celle en qui brille tout bien Ne prend en souci mon affaire, Mauvaise rente m’a valu Mon cœur d’où me vient tel tourment. Médecins ni apothicaires Ne me peuvent donner santé.
V Je sai une fisicienne Que a Lions ne a Vienne Non tant com touz li siecles dure N’a si bone serurgienne. N’est plaie, tant soit ancienne, Qu’ele ne nestoie et escure, Puis qu’ele i vuelle metre cure. Ele espurja de vie oscure La beneoite Egyptienne: A Dieu la rendi nete et pure. Si com est voirs, si praigne en cure Ma lasse d’arme crestienne.
Je connais une physicienne (femme médecin) A Lyon, ni même à Vienne Pas plus que dans le monde entier Il n’est si bonne chirurgienne. Il n’y a de plaie, fut-elle ancienne Qu’elle ne nettoie et ne récure.(désinfecter) Elle expurgea de tout péché La bienheureuse égyptienne La rendant à Dieu, nette et pure Comme elle le fit (Si vrai que), puisse-t-elle soigner Ma pauvre et lasse âme chrétienne
VI Puisque morir voi feble et fort, Coument pantrai en moi confort, Que de mort me puisse deffendre ? N’en voi nul, tant ait grant effort, Que des piez n’ost le contrefort, Si fait le cors a terre estendre. Que puis je fors la mort atendre ? La mort ne lait ne dur ne tendre Por avoir que om li aport. Et quant li cors est mis en cendre, Si couvient l’arme raison rendre De quanqu’om fist jusqu’a la mort.
Comme je vois mourir faibles et forts Où trouver en moi réconfort Qui de mort me puisse défendre ? N’en voit nul, malgré ses efforts Dont elle n’ôte des pieds le support Pour faire, au sol, son corps s’étendre. Qu’y puis-je, sinon la mort attendre ? La mort n’épargne ni durs, ni tendres Peu lui chaut avoirs et apports Et quand le corps est rendu cendre, A l’âme il faut bien raison rendre De ce qu’elle fit jusqu’à la mort.
VII Or ai tant fait que ne puis mais, Si me covient tenir en pais. Diex doint que ce ne soit trop tart ! J’ai touz jors acreü mon fait, Et j’oi dire a clers et a lais: « Com plus couve li feux, plus art. » Je cuidai engignier Renart: Or n’i vallent enging ne art, Qu’asseür est en son palais. Por cest siecle qui se depart Me couvient partir d’autre part. Qui que l’envie, je le las.
J’ai tant fait que plus je ne puis Aussi me faut tenir en paix Dieu veuille que ne soit trop tard! Tous les jours j’ai accru mon fait, Et chacun dit, clerc ou laïque « Plus le feu couve, plus il brûle ». J’ai pensé engeigner * (tromper) Renard Rien n’y valent engins ni arts, Tranquille il est en son palais. Pour ce siècle qui se finit, Il m’en faut partir d’autre part Nul n’y peut rien, je l’abandonne.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, chevalerie, héros, guerrier, fabliau, langue d’oïl, vieux français. Période : Moyen-âge central, XIIIe siècle. Auteur : anonyme Titre : une branche d’Armes Ouvrage : Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, Achille Jubinal, 1835.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une poésie d’intérêt, en provenance du moyen-âge central. Demeurée anonyme, on la retrouve, en général, classée dans les dits, contes et fabliaux, même si elle reste tout de même assez loin du genre humoristique auquel ces derniers nous ont habitué jusque là.
Loin du chevalier de la lyrique courtoise
Par rapport à son contexte d’émergence, supposément le XIIIe siècle, et en contraste avec certains de nos articles sur les valeurs chevaleresques dans la littérature courtoise, cette pièce assez courte (52 vers) ne met pas l’accent sur le fine amor et le « fine amant » au supplice, pas d’avantage qu’elle ne nous parle de dames ou de damoizelles inaccessibles. Nous ne sommes pas, non plus, dans les références médiévales en usage, et leur évocation du chevalier à la poursuite des valeurs chrétiennes, ou présenté comme leur digne représentant (à ce sujet et à titre d’exemple plus tardif voir la ballade du bachelier d’armes d’Eustache Deschamps). Et même si le poète du jour nous dit, dans un de ses vers, que son « gentil bachelier » (1)« donne tout sans retenir », grande charité qui pourrait tout à fait suffire à elle-seule à le situer dans le cadre chrétien, le propos n’est simplement pas là.
En dehors de tout lyrique courtoise ou de tout combat au compte de la gloire divine, nous sommes mis, ici, face au chevalier tout entier trempé dans les arts de la guerre. Avec une rare puissance évocatrice, cette poésie ne s’intéresse qu’à cela : l’initiation et la genèse du guerrier, sa force incommensurable et surhumaine, et jusqu’à sa vie tout entière vouée à son « art », dans ses faits et ses aventures, comme dans ses loisirs/plaisirs.
Poésie d’initiation guerrière
ou ode au chevalier guerrier mythologique
Presque surgi de la forge, (bercé dans son écu, allaité dans son heaume, engendré par son épée) ce bachelier, féroce et redouté de tous, semble renouer, à travers le temps, avec l’archétype du guerrier-héros mythologique (germain, nordique, celtique). A travers son initiation comme à la faveur des batailles, il est devenu ce combattant hors du commun qui a transcendé ses capacités d’homme et dont les pouvoirs se situent bien au dessus de ceux de ses adversaires et des autres mortels.
Empruntant aux animaux des propriétés et qualités que l’anthropologie pourrait qualifier de « totémiques » (l’oeil du guépard, l’agilité du tigre, la force du lion, etc…) ses pouvoirs, galvanisés par son exaltation, confinent presque le magique. Rien qui puisse l’arrêter, il est de toutes les aventures, faisant fuir ses ennemis à sa seule vue, avant de les terrasser, perçant les armures les plus résistantes, sautant par dessus les mers, gravissant les montagnes. Et quand il n’est pas occupé au combat, même ses loisirs ne sont pas ceux du commun ; il part seul et à pied pour chasser les animaux les plus dangereux (ours, lions, cerfs en rut) et en triompher, tel le guerrier de certaines épreuves initiatiques germaniques (2). Plus loin encore, il fait même ripailles de « pointes d’espées brisiés et fers de glaive à la moustarde » et cette poésie médiévale (peut-être d’ailleurs, non sans humour, sur ce dernier point), s’ancre alors définitivement dans le fantastique.
Aux origines
Dans les Manuscrits : fabliaux, dits et contes du MS Français 837
C’est dans le ce manuscrit ancien, référencé MS Fr 837 ou encore Français 837, conservé à la BnF que l’on peut retrouver cette pièce. Présent sur le site Gallica, cet ouvrage dont nous avons déjà dit un mot ici (voir fabliau le Salut d’Enfer) n’est disponible à la consultation, qu’en noir et blanc.
faits, dits et fabliaux du moyen-âge central. Une branche d’armes, poésie anonyme sur les valeurs guerrières
Sur Gallica toujours, on en trouve encore une version un peu plus lisible (quoique). C’est un fac Similé datant de 1932 par Henri Omont (voir ici Fabliaux, dits et contes en vers français du XIIIe siècle) mais il est lui aussi numérisé en noir et blanc. Aucune trace donc en ligne, pour l’instant, d’une version colorisée de ce manuscrit. De fait, l’image que nous vous proposons ci-dessus, réalisée à partir du manuscrit original (feuillet 222/223), est retravaillée partiellement par nos soins, juste le temps de la nettoyer de quelques tâches disgracieuses et de la traitée pour lui redonner un peu des airs du vélin original. On rêverait bien sûr, de pouvoir un jour accéder à ce précieux manuscrit du moyen-âge et à ses lettrines dans leurs couleurs originales. Ne désespérons pas cela dit, la BnF n’a de cesse que de poursuivre un travail titanesque sur ses collections qui comprend leur restauration et leur conservation comme leur digitalisation et leur indexation.
Chez les historiens médiévistes du XIXe s
Du point de vue de sa publication, on retrouve cette Branche d’armes dans le courant du XIXe siècle, chez Legrand d’Aussy, (Fabliaux ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle,Tome 1er, 1829). Il en même fournit une traduction partielle tout en nous précisant bien qu’il prend avec le texte quelques libertés (ce à quoi, cela dit, il nous a habitué). Quelque temps après lui, Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud seront, quant à eux, plus laconiques en ne publiant que la version brute (Recueil général et complet Fabliaux des XIIIe et XIVe siècles Tome 2, 1878).
Entre ses deux versions, en 1835, Achille Jubinal l’avait aussi publié dans son ouvrage Jongleurs & Trouvères, d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, aux côtés de nombre d’autres pièces en provenance du Manuscrit Français 837. C’est du reste chez lui que nous sommes allés la pêcher.
Pour finir ce petit tour d’horizon sur les publications de cette poésie, il faut encore noter que ce texte n’est pas totalement tombé dans l’oubli puisqu’on le retrouve cité dans un certain nombre d’ouvrages de médiévistes autour de la chevalerie. A défaut de compter dans les innombrables productions de son temps autour de la lyrique courtoise, il n’en demeure pas moins qu’elle reste, par certains de ses aspects, emblématique de l’idéal des chevaliers du moyen-âge, sur le versant le plus guerrier.
Une Branche d’Armes
Qui est li gentis bachelers Qui d’espée fu engendrez, Et parmi le hiaume aletiez, Et dedenz son escu berciez ? Et de char* (chair) de lyon norris, Et au grant tonnoirre* (tonnerre) endormis, Et au visage de dragon, Yex* (yeux) de liepart, cuer de lyon, Denz de sengler, isniaus* (agile, prompt) com tygre, Qui d’un estorbeillon* (tourbillon) s’enyvre, Et qui fet de son poing maçue ? Qui cheval et chevalier rue Jus à la terre comme foudre? Qui voit plus cler parmi la poudre* (poussière) Que faucons ne fet la rivière ? Qui torne ce devant derrière J. tornoi por son cors déduire, Ne cuide que riens li puist nuire; Qui tressaut la mer d’Engleterre Por une aventure conquerre, Si fet-il les mons de Mongeu? (Jura, Valais) Là sont ses festes et si geu* (jeux) ; Et s’il vient à une bataille, ‘ Ainsi com li vens fet la paille, Les fet fuire par-devant lui, Ne ne veut jouster à nului Fors que du pié fors de l’estrier; S’abat cheval et chevalier, Et sovent le crieve par force. Fer ne fust, platine, n’escorce, Ne puet contre ses cops durer, Et puet tant le hiaume endurer Qu’à dormir ne à sommeillier Ne li covient autre oreillier; Ne ne demande autres dragiés* (douceurs, sucreries) Que pointes d’espées brisiés, Et fers de glaive à la moustarde : C’est uns mès qui forment li tarde; Et haubers desmailliez au poivre. Et veut la grant poudrière *(poussière) boivre* (boire), Avoec l’alaine des chevaus, Et chace* (chasse) par mons et par vaus, Ours et lyons et cers de ruit* (en rut), Tout à pié : ce sont si déduit* (ses plaisirs) ; Et done tout sanz retenir. Cil doit mult bien terre tenir, Et maintenir chevalerie, (3) Que cil dont li hiraus s’escrie : Qui ne fu ne puns* (de pondre) ne couvez, Mès ou fiens des chevaus trovez. S’il savoient à qoi ce monte* (s’il connaissait sa valeur), Sachiez qu’il li dient grant honte.
Explicit une Branche d’Armes.
Le dernier paragraphe sur les hérauts qui conspuent notre « gentil bachelier » est sujet à interprétation. Selon certains auteurs (Brian Woledge cité par Michel Stanesco, voir note 2) on pourrait voir là une assertion générale, voire presque « sociale » par lequel le poète se distinguerait ici de ses contemporains, en affirmant que la naissance, l’origine, et finalement la noblesse, n’importerait pas dans la détermination des qualités du chevalier, de son mérite ou de son statut. Ce n’est qu’un avis personnel, mais je me demande si cette partie ne suggérerait pas plutôt que la poésie dresse peut-être le portrait d’un personnage précis ou particulier du temps du poète, (pas forcément réel, d’ailleurs mais peut-être en provenance de la littérature) et que celui-ci ne nomme pas, par jeu ou simplement pour rester dans l’allusion. Avec la question qui ouvre la poésie: « qui est le gentil bachelier ? », cela pourrait aussi se tenir.
Pour conclure et pour autant qu’elle ne se complaît pas dans les valeurs courtoises, cette poésie se situe-t-elle totalement, aux antipodes d’une certaine vision médiévale du chevalier ? Comme nous le disions plus haut, sans doute pas. Dans les chroniques ou dans les gestes, il existe aussi des récits épiques de batailles qui encensent les valeurs au combat. En lisant cette poésie et face à ce guerrier « absolu » et total, on pourrait penser, par exemple, à Nennius et sa référence au légendaire Roi Arthur qui, sur le mont Badon mit, seul, en déroute les saxons, en les poursuivant jusqu’à la fin du jour. D’une certaine façon, les deux versions du chevalier du plus courtois au plus belliqueux peuvent-être conciliables, en admettant que ce dernier ait deux visages, à la cour ou à la bataille, en temps de paix ou en temps de guerre.
Plus près de nous et pour rester dans le cadre médiéval, du côté par de la littérature fantaisie, si l’on doutait encore que le mythe du guerrier dépeint dans cette poésie médiévale perdure, on pourrait évoquer les pages les plus épiques d’un David Gemmell avec son Druss la légende et sa hache tournoyante au coeur des plus gigantesques batailles.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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(1) Si le terme de bachelier a évolué dans le courant du moyen-âge, il faut le comprendre ici comme un jeune chevalier adoubé ou en passe de l’être.
(2) voir Jeu d’errance du chevalier médiéval, aspects ludiques de la fonction guerrière dans la littérature du Moyen-âge flamboyant. Michel Stanesco (1988)
(3) « Cil doit mult bien terre tenir, et maintenir chevalerie.« Celui là doit être fort capable de tenir une fief, une terre et de porter et défendre les valeurs de la chevalerie.