Sujet : poésie médiévale, littérature médiévale, manières de table, auteur médiéval, ballade, poésie morale, satirique ballade, moyen-français, vin, Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Va à la court, et en use souvent » Ouvrage : Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome VIII. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud 1893)
Bonjour à tous,
ous avons, jusque là, publié tant de poésies morales et acerbes d’Eustache Deschamps que nous devons faire aujourd’hui un peu justice à la nature plus légère dont il sait aussi faire montre dans certains de ses textes.
S’il a effectivement chanté les excès et les artifices de la vie curiale, les valeurs dévoyées et tant d’autres travers de son temps, il a aussi, plus que nul autre avant et après lui, amené la ballade médiévale sur les terrains les plus variés. Grand amateur du procédé de l’accumulation, il y établit souvent de longues listes qui prennent quelquefois des allures de monographie et ravissent les médiévistes par leur richesse et leur exhaustivité; toute chose qui continue encore d’imposer ce poète médiéval comme un témoin d’importance sur bien des aspects de son siècle.
Sur le thème du jour « bonne chère et bons vins », on compte chez lui un nombre important de ballades et poésies à travers lesquelles il nous dévoile sa nature de bon vivant; l’homme apprécie, en effet, les mets de choix dans toute leur grande variété, pourvu qu’ils soient dûment accompagnés de bons vins. Il grincera même des dents quand les tables auxquels il s’assoit ne l’honorent pas assez à son goût ou même quand les usages se perdent (« Li usaiges est faillis ») et que « les meilleurs vins viez et nouveaulx » que l’on offrait autrefois aux baillis et aux juges ont fini par leur passer sous le nez (ballade Des vins que on souloit anciennement présenteraux baillis et juges). Dans un autre registre, l’attention à la nourriture fera encore l’objet chez lui de considérations et de ballades plus hygiénistes et « préventives » (dans l’intention au moins) contre les terribles épidémies de peste.
Nourriture
& satire chez Eustache Deschamps
Que l’on ne s’y trompe pas pourtant, si le thème de la satire n’est pas dans la ballade du jour ce qui saute aux yeux, Eustache Deschamps ne baisse pas toujours la garde quand il parle de nourriture, loin s’en faut. Il se servira même du thème dans un nombre non négligeable de ballades pour moquer certaines coutumes alimentaires de provinces ou pays ou pour se plaindre encore de mauvais séjours passés en terres lointaines. De la même façon, dans ses diatribes contre la cour, il montrera souvent du doigt les excès de gloutonnerie qu’on y trouve. La figure de l’excès de nourriture (amoral, profiteur, glouton, avide, etc …) s’opposera ainsi souvent chez lui à celle d’une consommation plus saine, loin des bruits, des fastes et des pratiques parasites de la cour.
On trouvera, dans l’article cité ci-dessus de la romaniste Susanna Bliggenstorfer, une analyse exhaustive de la question et des développements tendant à ramener la majeure partie des textes de l’auteur médiéval sur le sujet de la nourriture vers la satire. On notera, en particulier, sous la plume de cette dernière, la démonstration intéressante de l’usage qu’Eustache Deschamps fait, dans de nombreux cas, du procédé d’accumulation qu’il affectionne particulièrement (nous le disions plus haut) pour le mettre au service de la critique ou de l’invective, et au bout du compte de la satire.
Il demeure décidément difficile pour notre poète d’échapper à sa propre nature, mais pour le coup et pour aujourd’hui au moins, la ballade que nous vous présentons déroge à la règle. Le ton est plutôt léger même si le sujet dont il traite entend faire autorité (on ne se refait pas) : « Faictes Obeissance au vin ». Il y est question de l’importance que l’auteur accorde à la présence du vin à sa table (« manières de table » et non pas excès) et, si elle se situe dans les usages et pas du tout dans la poésie gollardique ou les clins d’oeil « Villonesque » à la Taverne, cette poésie pourrait avoir tout de même tout à fait sa place au début d’un bon repas ou même d’un banquet.
« Faictes obeissance du vin »
dans le moyen-français d’Eustache Deschamps
Ce texte en moyen-français du XIVe siècle ne présente pas de difficultés majeures de compréhension. Une fois n’est pas coutume, les notes de vocabulaire destinées à vous guider sur les quelques points de difficultés sont toutes issues du tome VIII des œuvres complètes d’Eustache Deschamps par le Marquis Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, dans lequel on peut retrouver cette ballade.
Offices des hostelz royaux, C’est assavoir panneterie, Cuisine atout voz grans boyaux, Escurie et la fruiterie, Fourriere (1)contre qui l’en crie Pour les logiz souventefois, Soiez l’un a l’autre courtois; Mais je vous conseille en la fin, Pour mieulx attemprer* (rafraîchir) vostre voix Faictes obeissance au vin.
Car telz offices est tresbiaux Et ly noms d’eschançonnerie : Chapons rostiz, boucs ne veaulx Ne sausses de la sausserie Sans vin n’est c’une moquerie : Avoine et foing, poires et nois Ne logis ne vault .II. tournois Sans ce hault poete divin, Bachus, et pour ce que c’est drois, Faictes obeissance au vin.
On est content pour .II.morsiaux De pain : s’en boit on mainte fie* (fois) A ces tasses, voirres, vessiaulx A l’usance de Normandie. Sanz vin tout office mandie, Mais par li a l’en char et poys, Pain, brouet* (jus, ragoût), avoine et tremoys (blé de mars), Lumiere, fruit soir et matin, Buche et charbon : tous les galoys* (les bons vivants) Faictes obeissance au vin.
L’ENVOY
Chambre aux dernier, gaiges du moys, Tous offices et ceulz de boys, Queux, escuiers, li galopin, Chapellains, nobles gens, bourgoys, Escuiers, clers, gardez voz loys* (attributions), Faictes obeissance au vin.
(1)officier de fourrier, officier charger de l’intendance, notamment durant les campagnes militaires et les déplacements.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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NB : L’illustration présente sur le visuel provient d’une toile de Theodoor Rombouts, fabuleux peintre flamand des XVIe et XVIIe siècles.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, chansonnier Clairambault Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Titre: A la douçor de la bele saison Auteur : Gace Brulé (1160/70 -1215) Interprète : Paul Hillier, Andrew Lawrence-King Album: Chansons de trouvères (1997) Harmonia Mundi
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons de découvrir une autre poésie et chanson médiévale du chevalier trouvère Gace Brûlé auquel nous avons dédié précédemment une biographie détaillée.
Chansons de Trouvères,
de Paul Hillier & Andrew Lawrence King
Cette fois-ci, la pièce est interprétée par le baryton et directeur d’orchestre anglais Paul Hillier dans un album, sorti en 1997, chez Harmonia Mundi, sur le thème des trouvères français du moyen-âge central.
Le très célèbre et très primé chanteur londonien, installé depuis longtemps déjà aux Etats-Unis y était accompagné de Andrew Lawrence-King musicien britannique également harpiste, organiste mais aussi directeur de l’orchestre de Guernesey. Nous sommes donc, avec cet album, face à deux grands maîtres et experts de la musique ancienne.
Pas de grande orchestration ici, mais une production qui entendait privilégier l’essentiel et restituer au plus près ce que pouvait être l’art des trouvères médiévaux. On y retrouvait en tout neuf pièces dont deux de Gace Brûlé. Hormis deux chansons anonymes, les autres étaient signés de Thibaut de Champagne, Colin Muset et Moniot d’Arras.
Cet album se trouve encore en ligne, notamment sur Amazon, sous plusieurs formes : des versions neuves importées un peu plus onéreuses, mais aussi quelques occasions forcément moins coûteuses. En voici le lien, si vous êtes intéressés: Chansons De Trouvères.
A la douçor de la bele saison par Paul Hillier & Andrew Lawrence-King
« A la douceur de la belle saison »
Les paroles de Gace Brûlé en vieux-français
On peut retrouver cette chanson de Gace Brûlé dans le Chansonnier Clairambault(voir image ci-dessous) aux côtés de quelques quarante-cinq autres qui lui sont attribuées.
Du point de vue du contenu, c’est encore une pièce de lyrique courtoise. Elle commence par la belle saison et son renouveau. Tous ont laissé l’amour et il est lui, le seul, le véritable amant courtois, qui s’y adonne encore. On l’a accusé faussement, on lui a fait du tort. L’a-t-on conspué pour cet amour auquel il fait allusion ici ou pour d’autres raisons ? Quoiqu’il en soit, il lui reste l’amour de sa dame et sa loyauté pour elle comme refuge. Et il prie qu’elle continue de lui accorder ses faveurs car il ne pourra lui, tant il en est épris et en parfait amant courtois, se délier de sa loyauté envers elle.
A la douçor de la bele seson, Que toute riens* (toutes choses) se resplent en verdor, Que sont biau pré et vergier et buisson Et li oisel chantent deseur la flor, Lors sui joianz quant tuit lessent amor, Qu’ami loial n’i voi mes se moi non. Seus vueil amer et seus vueil cest honor.
Mult m’ont grevé* (de grever : nuire) li tricheor felon, Mes il ont droit, c’onques ne·s amai jor. Leur deviner et leur fausse acheson* (accusation) Fist ja cuidier que je fusse des lor ; Joie en perdi, si en crut ma dolor, Car ne m’i soi garder de traïson ; Oncore en dout* (de douter : craindre) felon et menteor.
Entor tel gent ne me sai maintenir Qui tout honor lessent a leur pouoir : Tant com je m’aim, les me couvient haïr Ou je faudrai a ma grant joie avoir. C’est granz ennuis que d’aus amentevoir*(se remémorer quelqu’un), Mes tant les hé* (de haïr) que ne m’en puis tenir ; Ja leur mestier ne leront decheoir. (1)
Or me dont Deus ma dame si servir Q’il aient duel de ma joie veoir. Bien me devroit vers li grant lieu tenir Ma loiauté, qui ne puet remanoir ; Mes je ne puis oncore apercevoir Qu’ele des biens me vuelle nus merir* (*récompenser) Dont j’ai sousfert les maus en bon espoir.
Je n’en puis mes se ma dame consent En ceste amour son honme a engingnier* (tromper), Car j’ai apris a amer loiaument, Ne ja nul jour repentir ne m’en qier ; Si me devroit a son pouoir aidier Ce que je l’aim si amoureusement, N’autre ne puis ne amer ne proier* (courtiser).
Li quens Jofroiz, (2) qui me doit consoillier, Dist qu’il n’est pas amis entierement Qui nule foiz pense a amour laissier.
NOTES
(1) ils n’abandonneront jamais leurs mauvaises manières, habitudes.
(2) on peut supposer que le trouvère fait référence ici à Geoffroi II (Geoffroy Plantagenêt), comte de Bretagne, fils de Henri II d’Angleterre et d’Alienor.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : poésie médiévale, ballade médiévale, humour , auteur, poète médiéval. moyen-français, taverne médiévale Auteur : François Villon (1431-?1463) Titre : « Ballade des femmes de Paris »,
Le grand testament, Période : moyen-âge tardif, XVe siècle. Ouvrages : diverses oeuvres de Villon, PL Jacob (1854) , JHR Prompsault (1832), Pierre Champion (1913)
Bonjour à tous,
evenons à Villon pour nous en délecter avec une ballade médiévale dont il a le secret. Nous en profiterons aussi pour faire un crochet à la taverne, lieu médiéval de socialisation et, souvent, ne le nions pas, d’excès, de liesse et de perdition.
Adressée aux clercs marginaux, aux fêtards et à une certaine faune de la rue qu’il côtoya un temps, cette Ballade de bonne doctrine à ceulx de mauvaise vie de François Villon n’est pas celle d’un moraliste mais bien plutôt une poésie qui célèbre les plaisirs et les lieux festifs qu’il aime lui-même à fréquenter. Son titre complet lui fut d’ailleurs donné a posteriori par Clément Marot.
Sur le ton de l’humour, Villon y voue à la fatalité tout ceux qu’il nomment ici. Quel que soit leur gagne pain, honnêtes ou malhonnêtes et quoiqu’ils fassent tout finira par être gaspillé « au taverne et aux filles ». Sur ces deux sujets, l’oeuvre du grand maistre de poésie médiévale qui oscille entre drame et humour, est, on le sait, truffée de références explicites ou de sous-entendus.
Concernant les tavernes en particulier, c’est un monde qui lui est largement familier et son grand testament est émaillée de noms d’établissements ayant alors pignon sur rue, à Paris, et qu’il lègue généreusement, en forme de clin d’oeil, à certains de ses contemporains. Sur le goût de la boisson et de l’enivrement, pour ne citer que quelques références prises dans son oeuvre sur le sujet, s’il « connait le vin à la tonne« , comme il le dira dans sa ballade des menus propos, il conclura même le grand testament sur un « traict de vin morillon« . On se souvient encore, pour n’en donner qu’un autre exemple, du vibrant hommage qu’il fit en forme de ballade à feu le bon maistre Jehan Cotard et son attrait irrépressible pour la boisson.
Dans la lignée de ses poésies sur le thème des « écarts de conduite » qui émaillent son oeuvre – beuveries, jeux, transport festif et autres polissonneries – , il fait donc là un portrait en forme de listes, de ceux que l’on peut retrouver dans ces tavernes dans lesquels on devait avoir quelque chance de le croiser lui-même, dans le Paris du XVe siècle.
Benjamin Gerritsz, XVIIe.
Les Tavernes médiévales de Paris au XVe siècle
En suivant les pas de Pierre Champion dans ses deux ouvrages sur François Villon, sa vie et son temps, nous remontons le fil de sa référence à l’ouvrage Paris et ses historiens au XIVe et au XVe siècle. On y trouve,en effet, un document riche d’enseignements du copiste flamand Guillebert de Metz, sur ce Paris du Moyen-âge tardif. Je ne résiste pas à en citer un long passage tant il nous replonge dans la réalité générale de l’époque:
« Len souloit estimer a Paris plus de quatre mil tavernes de vin, plus de quatre vingt mil mendians, plus de soixante mille escripvains : item de escolier et gens de mestier sans nombre. (…) On mengoit à Paris, chascune sepmaine, lune parmy lautre comptée, quatre mille moutons, deux cent quarante beufs, cinq cens veaux, deux cens pourceaux salés et quatre cents pourceaux non salés. Item on y vendoit chascun jour sept cens tonneaux de vin, dont le Roy avoit son quatrieme, sans le vin des escoliers et autres qui nen paioient point, comme les seigneurs et autres pluseurs qui le avoient de leurs heritages. » Guillebert de Metz, Paris et ses historiens au XIVe et au XVe siècle.
Pour mieux comprendre l’effervescence qui régnait autour des tavernes et du commerce du vin et expliquer ce nombre vertigineux d’établissements, il faut, là-encore, lire les belles pages de Pierre Champion sur la capitale d’alors. Tous viennent y vendre directement le fruit de leur vignes pour en tirer profit, et notamment ceux qui sont exemptés de taxes : seigneurs, écoliers comme le précise l’extrait ci-dessus et encore religieux. On confie même aux « escoliers » (collégiens et étudiants) la vente du vin des cuvées familiales pour « le bayer en paiement à leurs maîtres » et pouvoir financer leurs études. Vendre son vin s’appelait alors « faire taverne » et on comprend bien comment, dans ce contexte, les débits du nectar viticole pouvaient être aussi florissants. En plus d’être une boisson prisée, c’était un commerce juteux.
Bouillonnement social & ambiance festive
Au delà de ces aspects économiques, du point de vue social, la taverne était le lieu de la boisson autant que de la ripaille mais c’était aussi celui où se retrouvait un fourmillement de vie et d’activité sociale. On y réglait ses comptes, ses litiges ou ses affaires. On y faisait commerce et on pouvait encore y rencontrer un clerc prompt à vous conseiller ou à rédiger pour vous quelques actes, lettres ou documents.
En dehors de cela, il y avait indéniablement dans ces lieux et dans ce milieu de XVe siècle, bien plus qu’un reste de la tradition qu’avaient célébrée les goliards des siècles précédents; on y buvait (sans toujours grande modération), on y chantait, on y jouait aussi à des jeux d’argent variés et l’ambiance festive qu’avait encensé la poésie goliardique des XIIe et XIIIe siècles semble y avoir largement perduré. Pour tempérer un peu, de nombreuses tavernes se trouvaient alors aux portes de la ville et on imagine bien qu’en fonction des quartiers ou de leur localisation, l’ambiance devait être variable d’un établissement à l’autre, du plus sage au plus permissif.
Quoiqu’il en soit, lieu populaire par excellence, montré du doigt des moralistes comme le « lieu de perdition et de tous les vices », de la même façon que Rutebeuf s’y était peut-être déjà ruiné au jeu de dés (la Griesche d’Hiver), deux siècles auparavant, certains pouvaient encore, du temps de Villon, y sombrer dans l’excès et y laisser tous leurs deniers, quand ce n’était pas leur fond de culotte. C’est d’ailleurs toute la morale de cette ballade narquoise et fataliste du jour.
Ballade de bonne doctrine
à ceulx de mauvaise vie
Car or’, soyes porteur de bulles, (1) Pipeur* (tricheur) ou hésardeur de dez, Tailleur de faulx coings* (fausse monnaie), tu te brusles Comme ceux qui sont eschaudez (2); Trahistres* (traîtres) pervers, de foy vuydez ; Soyes larron, ravis ou pilles : Où en va l’acquest* (les gains, le profit), que cuydez* (croyez-vous)? Tout aux tavernes et aux filles.
Ryme, raille, cymballe, luttes, (3) Hante tous autres eshontez ; Farce, broille* (joue la comédie) , joue des flustes ; Fais, ès villes et ès cités, Fainctes, jeux et moralitez, Gaigne au berlan* (brelan) , au glic* (jeu de cartes), aux quilles : Où s’en va tout ? Or escoutez : Tout aux tavernes et aux filles.
De telz ordures te reculles, Laboure, fauche champs et prez, Serz (4), et panse chevaulx et mulles, S’aucunement tu n’es lettrez ; Assez auras, se prens en grez. Mais, se chanvre broyes ou tilles, Ne tends ton labour qu’as ouvrez Tout aux tavernes et aux filles.
Chausses, pourpoinctz esguilletez Robes, et toutes vos drapilles* (harde, petit linge), Ains* (avant) que cessez, vous porterez Tout aux tavernes et aux filles.
NOTES
(1) porteurs de bulles : prêcheur de bonnes paroles ou plutôt faux prêcheur? La traduction de JHL Prompsaut est contestée par PL Jacob qui ne la clarifie pas pour autant. Dans La Vie de Lazarillo de Tormes, fiction célèbre de la littérature espagnole, datant de 1554, on trouve mention d’un porteur de (fausses) bulles, « franc scélérat » qui abuse de la crédulité et des deniers des gens en leur prêchant de fausses vérités religieuses. Cela serait assez dans le ton de la poésie de Villon et de sa première strophe sur les tricheurs au jeu, les faux monnayeurs, etc.
(2) Ebouillanté était la punition qu’on réservait aux faux-monnayeurs.
(3) Impératif : fais des vers, des satires ou des moqueries (bouffon), joue de la cymbale ou du luth.
(4) trouve-toi un travail, mets toi au service de quelqu’un,
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.
Sujet : troubadours, langue d’oc, poésie, chanson, musique médiévale, lyrique courtoise. poésie satirique, sirvantes, occitan Période : Moyen Âge central, XIIe siècle Auteur : Marcabru (1110-1150) Titre : « Lo vers comens quan vei del fau» Interprète : Ensemble Céledon Album: Nuits Occitanes (2014)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une nouvelle chanson et poésie médiévale de Marcabru, troubadour et maître occitan du « trobar clus ». Comme nous le disions dans l’article précédent, nous sommes, en effet, avec cet artiste médiéval face à une poésie hermétique faite d’allusions et de sous-entendus qui ne se livre pas toujours simplement. Avec la longueur de temps passé, la difficulté se corse d’autant et prétendre en détenir toutes les clés relève de la gageure. Tout cela étant dit, nous donnerons tout de même quelques éclairages sur la chanson du jour et nous en approcherons même la traduction.
Quant à l’envoûtante version musicale et vocale de cette pièce médiévale occitane que nous vous présentons ici, elle provient de l’Ensemble Céladon, uneformation française pointue dans le domaine de la musique ancienne dont nous n’avions pas encore parlé jusque là. Cet article nous en fournira donc l’occasion.
Lo vers comens quan vei del fau, de Marcabru par l’Ensemble Céladon
Paulin Bündgen et l’Ensemble Céladon
Formé en 1999, l’Ensemble Céladon explore le répertoire des musiques anciennes, sur une période qui va du Moyen Âge à l’ère baroque. Sorti avec un premier prix de conservatoire quelques temps après la création de la formation, son directeur artistique, le contre-ténor Paulin Bündgen, n’avait que 22 ans au moment où il la fonda. Il a, depuis, fait un long chemin.
Présent dans de nombreux festivals, très actif sur la scène artistique, des musiques anciennes au classique en passant par l’opéra et en allant même jusqu’à la musique contemporaine, ce talentueux artiste dirige aussi, chaque année, Les Rendez-vous de Musique Anciennede Lyon. Quand il ne se produit pas avec son propre ensemble, Il intervient, au niveau international, au sein de prestigieuses formations et sa discographie comprend déjà près de 40 titres.
De son côté et depuis ses premiers pas, l’Ensemble Céladon a produit huit albums. Sur le plan médiéval, leurs productions couvrent des thèmes aussi variés que l’art des troubadours, les chansons d’amour courtois de Jehannot de Lescurel, et encore les musiques autour de la guerre de cent ans ou les chants de quête et d’amour sur les chemins des croisades. Sur des périodes plus récentes, il faut encore ajouter à leur répertoire la musique européenne de la renaissance, les cantates sacrées de Maurizio Cazzati, compositeur italien du XVIIe mais aussi l’exploration de la musique contemporaine.
En près de vingt ans, le parti-pris de l’Ensemble Céladon n’a pas dévié et reste l’exploration d’un répertoire « hors des sentiers battus » selon la définition même de ses artistes. Sans épuiser la richesse de leur travail artistique ni la résumer à cela, le timbre de voix autant que le talent de son fondateur et directeur a largement guidé leurs choix de répertoires et demeure une des signatures originales de l’ensemble. Du côté de l’Ethnomusicologie et de leur exigence de restitution, il faut encore ajouter qu’à l’occasion de chaque album, l’ensemble s’entoure de conseillers historiques et d’experts éclairés.
Toujours actifs sur la scène, ils se produisent notamment en France sur les mois à venir. Pour aller les entendre en direct et connaître leur agenda de concerts, voici deux liens indispensables :
Leur belle interprétation de la chanson Lo vers comens quan vei del faude Marcabru est tirée d’un album enregistré en 2013 et sorti à la vente en 2014. A cette occasion, l’ensemble célébrait ses quinze ans de carrière.
L’album a pour titre Nuits Occitanes et il reçut 5 diapasons dès sa sortie. Comme son titre l’indique, l’ensemble partait ici en quête de l’art des premiers troubadours et de leur poésie. On peut ainsi y retrouver Marcabru en compagnie de huit autres compositeurs en langue occitane du Moyen Âge central et des XIe et XIIe siècles : Raimon de Miraval, Bernart de Ventadorn, Bertran de Born, entre autres noms, et encore la trobaraitz Beatriz de Dia.
L’album est toujours disponible en ligne sous forme CD mais aussi sous forme dématérialisée (MP3). Pour plus d’informations, en voici les liens :
Les paroles de la chanson occitane de Marcabru & leur traduction en français
Pour revenir au contenu de la chanson du jour, si, dès le départ, et comme dans nombre de poésies courtoises, Marcabru nous transporte avec lui dans la nature, nous sommes, cette fois-ci, plongé dans un paysage désolé et entré en hibernation.
« E segon trobar naturau, Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, »
« Et suivant l’art naturel de trouver, je porte la pierre (silex), l’amorce et le briquet », le « trouveur », le troubadour est celui qui allume le feu de la création et qui en porte l’étincelle. Marcabru veut-il encore nous dire par là que c’est aussi celui qui révèle, qui fait la lumière ? De fait, il nous sert ici un Sirvantès (servantois); le ton sera donc satirique et le poète y adressera les moeurs de son temps, autant que ses détracteurs. Et peu lui importera ceux qui le moquent ou se rient de ses vers, il ne cédera pas devant leurs moqueries et il les défiera même de lui chercher des poux dans la tête.
Au pied d’un arbre rendu sans feuille, le poète médiéval attend donc le renouveau mais il n’est pas vraiment question ici de conter fleurette. Les jeux de l’amour reviendront un peu avant la fin de la poésie. Est-ce simplement par convention ou règle-t-il ici tout en sous-entendu des comptes avec une maîtresse qui l’aurait éconduit? Difficile de l’affirmer. L’amour ne sera, en tout cas pas au centre des préoccupations du troubadour dans cette poésie et le thème restera traité dans un contexte satirique plus global. Au fond, si les jeux d’amour sont biaisés, ce n’est qu’une des conséquences de ce « siècle » aux usages corrompus.
Victoire de la cupidité sur la loyauté et la droiture, l’hiver dont Marcabru nous parle ici est indéniablement celui des valeurs. On se drape des meilleurs apparats pour commettre le pire, on se comporte comme des animaux en matière de pouvoir comme en matière d’amour. Bref tout va mal, comme si souvent d’ailleurs, dans les poésies morales. Le troubadour ira même jusqu’à faire une allusion aux prophéties bibliques annonciatrices de grands changements et de destruction (Jérémie). « Le seigneur devient le serf, le serf devient le seigneur ». Ce thème de l’inversion et du vilain qui se fait « courtois » se retrouvera dans d’autres de ses poésies.
Densité thématique et sujets imbriqués
our conclure, comme nous le disions en introduction, même une fois traduite, la poésie de Marcabru peut s’avérer assez difficile à décrypter. Elle est faite assurément de son actualité immédiate mais elle est aussi codée pour s’adresser à un public d’initiés.
Comme c’est encore le cas ici, à l’intérieur d’une même poésie, le troubadour semble souvent sauter d’un sujet à l’autre, d’une strophe à l’autre, avec une désinvolture qui pourrait presque paraître désarmante à nos yeux. Encore une fois tout ceci n’est peut-être qu’une impression (représentations modernes, hermétisme du code, …) mais d’une certaine manière, cet effet « d’empilement » ou de « sujets imbriqués » interpelle et questionne nos vues sur la notion de « cohérence » thématique. Sans être totalement décousu non plus, loin s’en faut, le procédé pourrait presque, par moments, prendre des allures de soliloque ou de « causerie » à parenthèses. Quoiqu’il en soit, au final, on ne peut que constater le fait ce « vers comens » nous met face à une grande densité et variété thématique.
Pour le reste et sur le fond, si nous avons perdu en route quelques éléments de contexte (historique) ou si encore certains codes de la poésie de ce troubadour occitan nous demeurent inaccessibles, peut-être faut-il aussi savoir l’apprécier sans chercher à l’épuiser totalement rationnellement. C’est d’ailleurs l’éternel débat en poésie. Pour goûter l’oeuvre de Marcabru, il faut aussi savoir simplement se laisser aller à la beauté et à la musicalité de la langue occitane et de la composition et, plutôt que buter dessus, savoir apprécier l’aura de mystère qui continue d’entourer ses mots.
Notes sur l’adaptation /traduction
Concernant l’adaptation, si je me sers encore largement des oeuvres complètes de Marcabru, annotées et traduites par le Docteur Jean-Marie Lucien Dejeanne (1842-1909), je m’en éloigne toutefois à quelques reprises, sous le coup de recherches personnelles. Je ne reporte dans les notes que les écarts les plus significatifs. Je dois avouer et je le fais d’autant plus facilement que le bon docteur l’avait lui-même affirmé (voir article), que certaines de ses traductions ne me convainquent pas totalement. Pour être très honnête, j’aurai d’ailleurs, à mon tour, à coeur de revenir sur celles que je fais ici pour les retravailler, mais il faudra du temps. Qu’on les prenne donc pour ceux qu’elles sont, une première approche ou un premier jet, et pas d’avantage.
Lo vers comens quan vei del fau
Lo vers comens quan vei del fau Ses foilla lo cim e·l branquill, C’om d’auzel ni raina non au Chan ni grondill, Ni fara jusqu’al temps soau Qu·el nais brondill.
Je commence mon vers (ma poésie) quand du hêtre je vois la cime et les branches effeuillés Quand de l’oiseau ou de la grenouille, On n’entend ni le chant ni le coassement Et qu’il en sera ainsi jusqu’à la douce saison où naîtront les nouveaux rameaux.
E segon trobar naturau Port la peir’ e l’esc’ e’l fozill, Mas menut trobador bergau Entrebesquill, Mi tornon mon chant en badau En fant gratill.
Et selon l’art naturel de trouver Je porte la pierre, l’amorce et le briquet, Mais d’insignifiants troubadours frelons et brouillons* (embrouilleurs, entremis) Tournent mon chant en niaiseries Et s’en moquent (1)
Pretz es vengutz d’amont aval E casegutz en l’escobill, Puois avers fai Roma venau, Ben cuig que cill Non jauziran, qui·n son colpau D’aquest perill.
Le(s) prix s’est venu du haut vers le bas Et a chu dans les balayures* (immondices); Puisque les possessions rendent Rome vénale Je crois bien que ceux-là Ne s’en réjouiront pas qui sont coupables de ce danger* (de cette situation périlleuse).
Avoleza porta la clau E geta Proez’ en issill! Greu parejaran mais igau Paire ni fill! Que non aug dir, fors en Peitau, C’om s’en atill.
La bassesse* (vileté, lâcheté) porte la clef* (est souveraine) Et jette les prouesses en exil ! Il sera difficile désormais que paraissent égaux Les pères comme les fils ! Car je n’entends pas dire, sauf en Poitou, Que l’on s’y attache. (que l’on s’en préoccupe)
Li plus d’aquest segle carnau Ant tornat joven a nuill, Qu’ieu non trob, de que molt m’es mau, Qui maestrill Cortesia ab cor leiau, Que noi·s ranquill.
Les plus nombreux de ce siècle* (monde) charnel Ont changé la jeunesse en mépris, (ont dévoyé leur jeunesse ?) Car je n’en trouve pas, ce qui m’émeut grandement, Qui pratiquent avec maestria (avec art, habileté) La courtoise et la loyauté de coeur Et qui ne soient pas « boiteux ».
Passat ant lo saut vergondau Ab semblan d’usatge captill! Tot cant que donant fant sensau, Plen de grondill, E non prezon blasme ni lau Un gran de mill.
Ils ont sauté le pas sans vergogne Sous l’apparence des usages (habitudes) souverains ! Tout ce qu’ils donnent est contre rétribution (tribut, redevance) (2), (et ils suscitent) plein de grondements (grognements) (3) Et blâme ou louange leur importent aussi peu
qu’un grain de mil.
Cel prophetizet ben e mau Que ditz c’om iri’ en becill, Seigner sers e sers seignorau, E si fant ill, Que·i ant fait li buzat d’Anjau, Cal desmerill.
Celui-là prophétisa bien et mal Et qui dit comment viendrait un « bouleversement », Le seigneur serf et le serf seigneur* (« seigneuriant »), Et ils font déjà ainsi, Comme ont fait les buses d’Anjou (4) Quelle déchéance* (démérite) !
Si amars a amic corau, Miga nonca m’en meravill S’il se fai semblar bestiau Al departill, Greu veiretz ja joc comunau Al pelacill.
Si Amour (une amante maîtresse) a ami loyal Je ne m’étonne plus du tout Qu’on se comporte comme des animaux Au moment de la séparation Car vous ne verrez jamais facilement un jeu commun (égal. Dejeanne: « parité complète ») au jeu d’amour.
Marcabrus ditz que noil l’en cau, Qui quer ben lo vers e·l foill Que no·i pot hom trobar a frau Mot de roill! Intrar pot hom de lonc jornau En breu doill.
Marcabru dit qu’il ne lui en chaut Que l’on recherche bien dans son vers (sa poésie) et le fouille, Car aucun homme n’y peut trouver en fraude Un mot de rouille ! Un grand homme (un ainé, homme d’expérience, ) peut passer Par un petit trou. (5)
NOTES
(1) trad Docteur JML Dejeanne : en font des gorges chaudes
(2) Donner à cens : louer contre rétribution en nature ou en espèces.
(3) « Plen de grondill »,trad Docteur JML Dejeanne « ce qui fait gronder beaucoup ». Ce « plen de grondill » pourrait aussi s’appliquer dans le sens, il donnent à cens mais le font en plus de mauvaise grâce?
(5) trad Docteur JML Dejeanne : « je consens qu’un homme grand passe par un petit trou (?) ».Il me semble plutôt que Marcabru parle de lui ici et explique qu’étant plus âgé et expérimenté il est habile et ne prête pas le flan à la critique.
En vous souhaitant une belle journée!
Fred
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