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Ballade médiévale « Faictes obeissance au vin », quand Eustache Deschamps mettait la bonne chère et le vin en rimes

ballades_poesie_litterature_medievale_moyen-ageSujet : poésie médiévale, littérature médiévale, manières de table, auteur médiéval, ballade, poésie morale, satirique ballade, moyen-français, vin,
Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre :  « Va à la court, et en use souvent »
Ouvrage :  Oeuvres complètes d’Eustache Deschamps, Tome VIII. Marquis de Queux Saint-Hilaire, Gaston Raynaud 1893)

Bonjour à tous,

N_lettrine_moyen_age_passionous avons, jusque là, publié tant de poésies morales et acerbes d’Eustache Deschamps que nous devons faire aujourd’hui un peu justice à la nature plus légère dont il sait aussi faire montre dans certains de ses textes.

S’il a effectivement chanté les excès et les artifices de la vie curiale, les valeurs dévoyées et tant d’autres travers de son temps, il a aussi, plus que nul autre avant et après lui, amené la ballade médiévale sur les terrains les plus variés. Grand amateur du procédé de l’accumulation, il y établit souvent de longues listes qui prennent quelquefois des allures de monographie et ravissent les médiévistes deco_medievale_enluminures_moine_moyen-agepar leur richesse et leur exhaustivité; toute chose qui continue encore d’imposer ce poète médiéval comme un témoin d’importance sur bien des aspects de son siècle.

Sur le thème du jour « bonne chère et bons vins », on compte chez lui un nombre important de ballades et poésies à travers lesquelles il nous dévoile sa nature de bon vivant; l’homme apprécie, en effet, les mets de choix dans toute leur grande variété, pourvu qu’ils soient dûment accompagnés de bons vins. Il grincera même des dents quand les tables auxquels il s’assoit ne l’honorent pas assez à son goût ou même quand les usages se perdent (« Li usaiges est faillis ») et que « les meilleurs vins viez et nouveaulx » que l’on offrait autrefois aux baillis et aux juges ont fini par leur passer sous le nez  (ballade Des  vins que on souloit anciennement présenter aux baillis et juges). Dans un autre registre, l’attention à la nourriture fera encore l’objet chez lui de considérations et de ballades plus hygiénistes et « préventives » (dans l’intention au moins) contre les terribles épidémies de peste.

eustache_deschamps_poesie_ballade_medievale_litterature_moyen-age_bachus_vin

Nourriture
& satire chez Eustache Deschamps

Que l’on ne s’y trompe pas pourtant, si le thème de la satire n’est pas dans la ballade du jour ce qui saute aux yeux, Eustache Deschamps ne baisse pas toujours  la garde quand il parle de nourriture, loin s’en faut. Il se servira même du thème dans un nombre non négligeable de ballades pour moquer certaines coutumes alimentaires de provinces ou pays ou pour se plaindre encore de mauvais séjours passés en terres lointaines. De la même façon, dans ses diatribes contre la cour, il montrera souvent du doigt les excès de gloutonnerie qu’on y trouve. La figure de l’excès de nourriture (amoral, profiteur, glouton, avide, etc …) s’opposera ainsi souvent chez lui à celle d’une consommation plus saine, loin des bruits, des fastes et des pratiques parasites de la cour.

« Le manger chez Eustache Deschamps appartient à la satire. Son attitude vis-à-vis de l’objet de la satire est ironique, moqueuse ou accusatrice, mais parfois aussi très proche de l’invective. »
Susanna  Bliggenstorfer   Eustache Deschamps & la satire du ventre plein.  Banquets et manières de table au Moyen-âge » (1996)

deco_medievale_enluminures_moine_moyen-ageOn trouvera, dans l’article cité ci-dessus de la romaniste Susanna Bliggenstorfer, une analyse exhaustive de la question et des développements tendant à ramener la majeure partie des textes de l’auteur médiéval sur le sujet de la nourriture vers la satire. On notera, en particulier, sous la plume de cette dernière, la démonstration intéressante de l’usage qu’Eustache Deschamps fait, dans de nombreux cas, du procédé d’accumulation qu’il  affectionne particulièrement (nous le disions plus haut) pour le mettre au service de la critique ou de l’invective, et au bout du compte de la satire.

Il demeure décidément difficile pour notre poète d’échapper à sa propre nature, mais pour le coup et pour aujourd’hui au moins, la ballade que nous vous présentons déroge à la règle. Le ton est  plutôt  léger même si le sujet dont il traite entend faire autorité (on ne se refait pas) : « Faictes Obeissance au vin ». Il y est question de l’importance que l’auteur accorde à la présence du vin à sa table (« manières de table » et non pas excès) et, si elle se situe dans les usages et pas du tout dans la poésie gollardique ou les clins d’oeil « Villonesque » à la Taverne, cette poésie pourrait avoir tout de même tout à fait sa place au début d’un bon repas ou même d’un banquet.

« Faictes obeissance du vin »
dans le moyen-français d’Eustache Deschamps

Ce texte en moyen-français du XIVe siècle ne présente pas de difficultés majeures de compréhension. Une fois n’est pas coutume, les notes de vocabulaire destinées à vous guider sur les quelques points de difficultés sont toutes issues du tome VIII des œuvres complètes d’Eustache Deschamps par le Marquis Queux de Saint-Hilaire et Gaston Raynaud, dans lequel on peut retrouver cette ballade.

Offices des hostelz royaux,
C’est assavoir panneterie,
Cuisine atout voz grans boyaux,
Escurie et la fruiterie,
Fourriere (1)  contre qui l’en crie
Pour les logiz souventefois,
Soiez l’un a l’autre courtois;
Mais je vous conseille en la fin,
Pour mieulx attemprer* (rafraîchir) vostre voix
Faictes obeissance au vin.

Car telz offices est tresbiaux
Et ly noms d’eschançonnerie :
Chapons rostiz, boucs ne veaulx
Ne sausses de la sausserie
Sans vin n’est c’une moquerie :
Avoine et foing, poires et nois
Ne logis ne vault .II. tournois
Sans ce hault poete divin,
Bachus, et pour ce que c’est drois,
Faictes obeissance au vin.

On est content pour .II.morsiaux
De pain : s’en boit on mainte fie* (fois)
A ces tasses, voirres, vessiaulx
A l’usance de Normandie.
Sanz vin tout office mandie,
Mais par li a l’en char et poys,
Pain, brouet* (jus, ragoût), avoine et tremoys (blé de mars),
Lumiere, fruit soir et matin,
Buche et charbon : tous les galoys* (les bons vivants)
Faictes obeissance au vin.

L’ENVOY

Chambre aux dernier, gaiges du moys,
Tous offices et ceulz de boys,
Queux, escuiers, li galopin,
Chapellains, nobles gens, bourgoys,
Escuiers, clers, gardez voz loys* (attributions),
Faictes obeissance au vin.

(1)  officier de fourrier, officier charger de l’intendance, notamment durant les campagnes militaires et les déplacements.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.

NB : L’illustration présente sur le visuel provient d’une toile de Theodoor Rombouts, fabuleux peintre flamand des XVIe et XVIIe siècles.

Maquette médiévale : « Odes à Mélusine », une nouvelle oeuvre de Pascale Lainé et toute l’histoire de la fée « bâtisseuse »

pssion_medievale_art_maquettes_miniatures_artiste_passionné_histoire_moyen-ageSujet :  reconstitution, maquettes, reproduction, artiste, passion médiévale, portrait de passionné, architecture médiévale,  maquettes médiévales.
Période : moyen-âge gothique et roman
Artiste : Pascale Laîné
Réalisations : maquettes et miniatures médiévales, exposition.
Oeuvre : Odes à Mélusine (2018)

Bonjour à tous,

I_lettrine_moyen_age_passion copial y a quelque temps, nous vous avions présenté ici le travail de l’artiste Pascale Lainé autour de ses fabuleuses maquettes médiévales. Si vous aviez vu l’article d’alors, vous n’avez pu oublier ses univers et ses scènes d’ambiance miniatures, au carrefour de l’architecture gothique et médiévale et du moyen-âge fantastique. Elle nous avait alors promis de revenir vers nous sitôt que le projet sur lequel elle se trouvait occupée verrait le jour et c’est désormais chose faite. Après des centaines et des centaines d’heures de travail, elle vient, en effet, de mettre la touche finale à sa nouvelle oeuvre : un ode à la fée médiévale Mélusine qui nous avons le plaisir de vous présenter ici en image.

Maquettes médiévales : Ode à Mélusine, un oeuvre de Pascale Lainé
Maquettes médiévales : Odes à Mélusine, un oeuvre de Pascale Lainé

Nous en profiterons pour faire un large crochet et pour vous parler de la fée Mélusine et de son émergence dans la littérature médiévale. Grande bâtisseuse, la fille de la fée Présine et du Roi Elinas fait sans doute partie des personnages les plus fantastiques de la mythologie du moyen-âge central à tardif, de la Bretagne au Poitou et  à l’Aquitaine, en passant par la Provence. Sa réputation a traversé les siècles puisqu’elle demeure encore populaire dans de nombreuses régions.

XIVe siècle
naissance de la Melusine de Jean d’Arras

S_lettrine_moyen_age_passioni plusieurs sources antiques font mention d’une déesse ou fée mi-femme mi-serpent, la mythologie médiévale autour de Mélusine fut définitivement fixée et rendue populaire par Jean d’Arras, auteur médiéval qui écrivit vers la fin du XIVe siècle (1392-1394) un récit en prose connu sous les noms de  La noble histoire de Lusignan ou Le roman de Mélusine en prose. L’histoire mettait en scène la jeune femme, lui donna son nom définitif et encore ses véritables lettres de noblesse. A peu près à la même époque (1401-1405) un autre auteur Couldrette achèvera une oeuvre en vers sur le même sujet, présentant de fortes ressemblances avec celle de Jean d’Arras: Mélusine, Roman de Parthenay ou Roman de Lusignan. Il est possible que les deux écrivains se soient inspirés de la même source, des hypothèses ont été soulevées dans ce sens qui demeurent, à ce jour, invérifiables. Quoiqu’il en soit, les deux ouvrages connurent un franc succès et consacrèrent la popularité médiévale de ce conte fantastique.

Le résumé du Roman de Jean d’Arras

fee_melusine_batisseurs_mythologie_litterature_medievale_art_gothique_maquettes_miniatures_Pascale_Laine_moyen-agePour revenir sur le récit de Jean d’Arras, l’auteur affirme s’être inspirée d’une chronique dont nulle trace ne subsiste. Nous explorerons quelques pistes à ce sujet dans un deuxième temps mais résumons tout d’abord son histoire pour mieux comprendre qui est Mélusine.

Ayant enfanté trois filles de son mariage avec le roi Elinas, la fée Présine fut contrainte de fuir et de se réfugier sur l’île d’Avalon pour les élever. Au moment de son union avec le roi d’Ecosse, elle lui avait fait promettre de ne jamais chercher à la voir durant ses accouchements mais manipulé par le fils d’un premier mariage, le souverain avait fini par transgresser l’interdit.

A l’adolescence, ayant appris les agissements de leur père et son implication dans leur bannissement, les trois soeurs décidèrent de se venger de lui et le firent enfermer dans une geôle magique. Leur mère Présine, encore éprise du roi, fustigea ses filles pour leur comportement, les condamnant chacune à une malédiction. Mélusine hérita sans doute de la pire. Tous les samedis, la partie inférieure de son corps serait, en effet, changée en serpent et elle serait ainsi condamnée à vivre pour l’éternité. Le seul moyen pour elle d’y échapper serait d’épouser un mortel. Elle deviendrait alors à son tour mortelle et pourrait être sauvée, à la condition que son promis ne la voit jamais sous sa forme fantastique.

Quelque temps plus tard, un jour qu’il chassait au coeur de son Poitou natal, le jeune noble Raimondin, fils du comte de Forez, tua par accident son oncle, le comte de Poitiers. Au coeur de la forêt et au bord d’une fontaine, il rencontra bientôt, ce même jour, trois jeunes filles dont l’une lui promit de l’aider à se laver de son crime s’il melusine_litterature_art_maquettes_luth_miniatures_medievale_Pascale_Laine_moyen-agel’épousait, la seule condition étant qu’il ne cherche pas à la voir les samedis. C’était bien sûr Mélusine désireuse de se soustraire à sa terrible malédiction. Le jeune seigneur accepta et ces épousailles lui valurent bientôt une belle fortune, de nombreux enfants et tout le faste et la gloire dont il avait jamais pu rêver. Mélusine se chargea même de lui faire construire les plus beaux châteaux dont celui de Lusignan. Elle y démontra même une grande adresse (nous y reviendrons).

Las ! là-encore, sous la foi de rumeurs colportées par son propre frère, l’époux, fou de colère et de jalousie, finira par transgresser l’interdit : Mélusine le tromperait les jours fatidiques ou pire serait, en réalité, une fée et userait de ces jours ci pour s’amender et faire pénitence ! N’y tenant plus, il fera un trou dans le mur de la pièce où la belle se tenait enfermée le samedi pour l’espionner et en avoir le coeur net. Et là fatalement, il la surprendra au bain, dans son étrange forme et métamorphose. Rien ne se produira sur l’instant et les époux sachant le tabou transgressé n’en piperont mot, mais plus tard, échauffé par le mauvais comportement d’un de leurs fils qui avait mis le feu à un monastère, Raimondin lèvera le ton sur Mélusine, la rendant coupable des exactions de sa descendance en faisant clairement allusion à sa forme (maléfique) et sa malédiction :  « Ah très fausse serpente… ».  Elle se changera alors en serpent ailé et disparaîtra par la fenêtre à jamais. melusine_litterature_art_maquettes_miniatures_medievale_Pascale_Laine_moyen-age

L’histoire conte qu’elle viendra toutefois veiller sur sa progéniture comme elle apparaîtra ensuite à tous ceux de son lignage. De son côté, rendu au désespoir, l’époux se retirera dans l’érémitisme à Montserrat, quant àu fils poufandeur de moines, après être aller se confesser à Rome, il rebâtira le monastère de Maillezais qu’il avait indûment détruit.

Aux sources médiévales
de l’Histoire de Mélusine

U_lettrine_moyen_age_passionn peu avant Jean d’Arras, on retrouve chez d’autres auteurs, la trace et même la trame qui allait servir de fond à son récit. A la fin du XIIe siècle, Gaut(h)ier Map, clerc de la cour d’Angleterre allait mentionner dans de Nugis Curialium (1181-1193), les épousailles d’un jeune seigneur avec une étrange créature rescapée d’un naufrage. Elle lui donnera une belle descendance, mais le comportement d’évitement de la jeune femme à l’égard des rituels chrétiens, alertera la mère de l’époux. Ayant percé un trou dans le mur de la chambre pour l’observer, la belle-mère surprendra sa bru, ayant pris, dans son bain, la forme d’un dragon. Décidé à conjurer la malédiction, l’époux, assisté d’un prêtre, viendra pour asperger l’étrange créature impie d’eau bénite mais celle-ci s’enfuira pour disparaître à jamais dans les airs.

melusine_litterature_art_maquettes_medievales_miniatures_Pascale_Laine_moyen-ageUne histoire similaire relatée dans les Otia Imperialia ( 1209-1214) est réputée cette fois-ci s’être passée près de Valence dans la Drôme. Elle fait mention de la dame du château d’Esperver, elle aussi rétive à certains rites chrétiens et qui évitait toujours le début des messes, de peur sans doute que l’Ostie ne la brûle. Retenue finalement contre son gré par son époux et ses valets dans l’église au moment de la consécration, l’histoire conte qu’elle se transforma elle-aussi en une étrange créature ailée pour disparaître avec fracas par le plafond de l’édifice, sans que nul n’en entendit plus jamais parler.

Plus proche encore du récit de Jean d’Arras et moins de deux siècles auparavant, Gervais de Tilbury (1150-1228), clerc, chevalier et auteur des XIIe, XIIIe siècle avait déjà posé les grandes lignes de l’histoire de la fée, sans encore la nommer. A quelques variations près, on y retrouvait déjà tous les ingrédients du récit de Jean d’Arras à ceci près que l’histoire se passait en Provence, au château de Rousset, près de Aix : malédiction qui condamne la jeune fille à avoir le bas du corps changé en serpent une fois la semaine, épousailles d’un certain « Raimond », interdiction faite à l’époux de chercher à la voir les jours où la malédiction la frappe, fortune et réussite du mari une fois la jeune fille épousée, grande fertilité, descendance nombreuse et, pour finir, transgression inévitable de l’interdit par le mari avec renvoi de la jeune fille à sa  malédiction éternelle. Cette fois-ci, avec Gervais de Tilbury c’est en serpent aquatique qu’elle se changeait et non plus en Serpent ailé ou en Dragon, disparaissant dans les eaux et non plus dans les airs.

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Enfin, pour clore ce panorama historique et médiéval de l’Histoire de Mélusine, il faut encore mentionner le récit d’un moine bénédictin vendéen du nom de Pierre Bersuire, autour de 1300. Sans citer lui non plus le nom de la jeune fille, il reprenait à nouveau les éléments de l’histoire en la ramenant vers le Poitou. Il posait aussi, au passage, un cadre encore plus précis que l’on allait retrouver chez Jean d’Arras en mentionnant la construction du château de Lusignan. (1)

Mélusine, fée bâtisseuse

N_lettrine_moyen_age_passionous l’avons dit on retrouvera Mélusine dans bien des régions et elle se présente même souvent comme un personnage ambivalent. Nourricière et féconde, elle peut aussi se montrer en d’autres endroits, bien plus versatile. On la retrouvera notamment dans l’Yonne et dans la région de Maulnes où à l’aide de ses filtres et sortilèges elle mettra des bâtons dans les roues de quelques moines décidés à faire bâtir d’abord un monastère, puis une église non loin de ses terres. L’histoire est supposée avoir eu lieu avant la rencontre avec le seigneur Raimondin, et on comprend bien, à travers elle, comment cette fée et la fascination qu’elle exerce a pu donner lieu à de nombreuses histoires et variations locales.

Au delà de cette ambivalence, un des aspects fort de l’image de la fée reste avec et après Jean d’Arras, ses qualités de bâtisseuse.

melusine_litterature_art_maquettes_manuscrit_miniature_medievale_Pascale_Laine_moyen-age« Si vous vueil desormais commencier la vraye histoire des merveilles du noble chastel de Lisignen en Poictou, et comment ne par quel maniere il fu fondez (…) L’ystoire dit que entretant que Remondin fu en Bretaigne, Melusine fist bastir la ville de Lusignen et fonder les murs sur la vive roche, et la fit estoffer de fortes tours: drues, machicolees et a terrace, et les murs maschicolez, et alees au couvert dedens la muraille pour deffendre a couvert par les archieres autant bien par dehors comme par dedens, et parfons trancheiz et bonnes brayes. Et fit bastir en le bourc et le chastel une forte tour, mur de la tour de XVI e XX piez d’espez. »
Jean d’Arras, La Noble Histoire de Mélusine

Cette nature de bâtisseuse sous la plume de l’auteur du moyen-âge central est sans nul doute intimement liée à la fortune générale qu’apporte la fée à son époux. Elle s’inscrit, en tout cas, dans ce cadre. Plus que jamais au XIIIe et XIVe siècle, le château de pierre, édifice puissant, fastueux, spacieux est la marque incontestable et le symbole par excellence de la réussite et de la richesse de son hôte autant qu’il est le signe de son pouvoir militaire. L’histoire économique et politique de ce moyen-âge central, l’essor économique et l’importance du château viennent ici donner à Mélusine ses qualités nouvelles.

melusine_maquettes_medievales_miniatures_Pascale_Laine_moyen-age_fantastique

Il faut préciser que tous les bâtisseurs et ouvriers sollicités pour réaliser les oeuvres gigantesques de la fée y trouvent largement leur compte et sont réglés rubis sur l’ongle et sans retard. On comprend mieux après coup que certains d’entre eux aient pu voir en elle une muse :

« …Et fesoient les ouvriers dessuz diz tant d’ouvrage et si soubdainement que tous ceulx qui qui par la passoient en estoient esbahiz. Et les paioit Melusigne tous les samediz, si qu’elle ne leur devoit denier de reste. Et trouvoient pain,vin, char et toutes choses propices que il leur failloit, par grant habondance. Ne nulz homs ne savoit dont cilz ouvriers venoient, ne dont ilz estoient. Et en brief temps fu faitte la forteresse, non pas une mais deux fortes places, avant que on peust venir au dongon. »
Jean d’Arras, La Noble Histoire de Mélusine

Habile bâtisseuse qui traite avec largesse ceux qui l’assistent dans cette tâche, encore une fois, on ne peut pourtant pas réduire Mélusine à ces qualités qui ne sont qu’un prolongement de ses dons et de ses talents : fertilité, fécondité, et même l’exercice d’une certaine bonté malgré sa nature fantastique et peu chrétienne la caractérise sans doute bien plus.

Si la plupart de ses auteurs médiévaux la considéreront, par ailleurs, comme une créature de laquelle il faut se défier, quand ce n’est pas un ange déchu, elle fait, la plupart du temps tout son possible pour s’amender et se soustraire à sa funeste malédiction. Les conditions qu’elle pose semblent même bien maigres au regard de tout ce qu’elle prodigue et pourtant la fatalité finit toujours par la rattraper. D’une manière ou d’une autre, il faut que l’interdit soit transgressé et que Mélusine retourne à son destin tragique par la main même de celui qu’elle avait « élevé » et qui avait aussi le pouvoir de la sauver.

Retour à l’oeuvre de Pascale Lainé

A_lettrine_moyen_age_passionprès ce long détour qu’il nous fallait bien faire, vocation du site oblige, voilà cette maquette médiévale de Pascale Lainé mieux replacée dans son contexte. Ingrédients magiques et potions, instruments de musique pour célébrer Mélusine, on y trouve encore des myriades d’autres détails évocateurs de la fée.

Comme nous le disions en introduction, les heures de travail sont innombrables pour arriver à cette oeuvre totalement aboutie aux détails époustouflants. A son habitude, l’artiste a travaillé l’ensemble des pièces du décorum d’après manuscrits ou au moyen de recherches précises sur les instruments, objets, vitraux, éléments d’architecture d’époque.

fee_melusine_batisseurs_mythologie_litterature_medievale_art_maquettes_miniatures_Pascale_Laine_moyen-ageEst-ce un autel dressé par quelques bâtisseurs inspirés, en l’honneur de la fée ou Mélusine elle-même est-elle revenue en secret, pour élire domicile dans cette belle chapelle abandonnée et déjà reconquise  par la végétation ? Voilà ce que nous en dit l’auteur elle-même :

« Dans cette maquette, j’ai voulu mettre à l’honneur la femme, la musique, la liberté de culte ou de non culte, les bestiaires imaginaires, et surtout : les courbes… Partout, les courbes se répondent en échos envoûtants. L’ambiance est méditative, sereine. Ni violence, ni intransigeance, Mélusine ne rêve que de bâtir , construire. »  Pascale Lainé 

Pourtant et c’est ainsi que la magie opère, l’art ne peut jamais donner en quelques mots, toutes ses clefs.  Rendu face à l’oeuvre et immergé dans son ambiance, on jurerait sentir qu’une présence invisible habite l’endroit.

Précisons-le d’ailleurs sachant qu’elle nous en saura gré, l’art quel qu’il soit visuel, sculptural, pictural, scénique a toujours vocation à se donner « vivant ». La mise à plat photographique ne lui fait que rarement justice; les couleurs naturelles, l’atmosphère, la profondeur (dans les deux sens du terme), sont autant de choses qui ne se livrent qu’en face de l’oeuvre véritable. Aussi, pour merveilleux que l’effet puisse être à la vue des images qui émaillent cet article, nous espérons qu’il ne soit qu’une invitation à aller voir de près les oeuvres de Pascale Lainé, là où elles sont exposées.

Au château de Bordes jusqu’en mai prochain

Concernant cette belle maquette médiévale en forme d’hommage à Mélusine, elle s’est déjà envolée vers son destin et elle sera visible dans la tour Jeanne d’Arc du Château de Bordes, dans la Nièvre, jusqu’au mois de mai prochain. Elle y rejoindra les autres maquettes  de Pascale qui s’y trouvent déjà exposées. Les oeuvres devraient ensuite voyager en direction du château de Sagonne dans le Cher, jusqu’en septembre.

Pour retrouver d’autres oeuvres de Pascale et suivre son calendrier d’expositions, voici son FB : Maquettes d’Architecture médiévale.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.


(1) Sources : voir  Mélusine maternelle et défricheuse,
 Emmanuel Le Roy Ladurie Jacques Le Goff, sur l’excellent Persée.

Une conférence de Michel Zink sur la quête du Graal, de Chrétien de Troyes à ses premiers successeurs

moyen-age_quete_graal_legendes_arthuriennes_conference_matiere_de_bretagne_auteurs_medievaux_roman_arthurien« Sujet : Roman Arthurien, Graal, légendes Arthuriennes, quête du Graal, table ronde, châteaux et chevaliers, Conférence, Chrétien de Troyes, Robert de Boron, Wolfram Von Eschenbach
Période ; moyen-âge central, XIIe, XIIIe siècle
Titre : La quête du Graal
Auteur: Michel Zink
Lieu : Académie Royale de Belgique (2009)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous revenons à la Matière de Bretagne, au roman arthurien et aux aventures médiévales des chevaliers  du Graal avec le médiéviste et philologue français Michel Zink, dans le cadre d’une conférence qu’il donnait, en 2009, au collège de l’Académie royale des Sciences et des lettres de Belgique.

quete_graal_legendes_arthuriennes_roi_arthur_roman_arthurien_MS_FR_112_bnf
Eluminure du Manuscrit Ancien MS Fr 112 « Messire lancelot du Lac » de Gauthier Map, 1470, BNF, Départements des manuscrits

L’académicien français et grand spécialiste de littérature médiévale nous invitait ici à une réflexion qui, partant de Chrétien de Troyes, « inventeur du modèle du roman chevaleresque d’aventure et d’amour » et allant jusqu’à ses premiers successeurs, tentait de décrypter le sens et les messages nichés derrière l’allégorie du Graal. Il y faisait aussi le constat que les premiers ouvrages du cycle arthurien, à partir de Chrétien de Troyes, étaient loin de faire une éloge manichéenne ou « simpliste » de la chevalerie et de ses valeurs et ne pouvait, en tout cas, pas se résumer à cela.

La Quête du Graal, par Michel ZINK, Académie royale de Belgique, 2009


Loin d’une promotion manichéenne des valeurs chevaleresques, les leçons du Graal

E_lettrine_moyen_age_passionn se penchant d’abord sur l’époque moderne pour montrer combien le récit arthurien semble y avoir supplanté les autres histoires, mythes ou récits en provenance du Moyen-âge (Roland, Tristan & Yseult, Jeanne d’Arc,…), le médiéviste fera un crochet par les usages actuels du terme Graal. Au passage, il notera que cette mention du Graal (encore bien présente dans les jeux de rôle, les jeux vidéo, l’Heroïc Fantasy, le langage et finalement l’imaginaire médiéval contemporain) constitue « le seul cas » de référence positive au Moyen-Age. Nul doute que la quête du Graal nous fascine et nous parle encore pour deux raisons principales  qu’il nous exposera  :

michel_zink_litterature_medievale_academicien_philologie_citation_moyen-age_medievalisme« Le mythe littéraire du Graal combine en lui deux éléments. D’une part, une quête spirituelle promettant la révélation d’une vérité sur le monde et sur soi-même. flattant l’illusion que nous pourrions, une bonne fois, trouver la clef de notre destin. (on arrive dans un château, on dit ce qu’il faut et, bon sang mais bien sûr !, c’est  ça la clef de la vie). Et d’autre part, le monnayage de cette quête en une aventure concrète palpitante, faite de voyages, de rencontres, de combats. »
Michel Zink – La quête du Graal – Citation –
Conférence à l’Académie Royale de Belgique (2009)

Ayant souligné les relations entre la Sainte relique et  les mythologies liées à la fertilité, il passera encore en revue ici les différentes formes prises par le Graal dans le roman arthurien, avant de nous gratifier d’un résumé, par le menu, de la première partie de Perceval, le roman de Graal inachevé de Chrétien de Troyes, non sans avoir au préalable resituer l’auteur médiéval dans son innovation :

cycle_roman_legendes_arthuriennes_litterature_medievale_moyen-age_central« Chrétien est l’inventeur du chevalier errant, un pur type littéraire à concevoir dans la réalité du temps, mais qui incarne en lui cette idée d’un cheminement qui conduit à la fois à l’aventure extérieure et à la révélation de soi-même, image dont l’aventure extérieure est l’image et que l’aventure extérieure provoque, donc ce parallélisme de l’aventure extérieure de l’aventure intérieure. »  
Michel Zink – La quête du Graal – Citation Citation (Conférence citée)

Ayant suivi à la trace les premiers pas de Perceval, l’exercice lui permettra de mieux s’interroger, dans un second temps, sur le sens véritable de cette quête chevaleresque, devenue avec Chrétien et les premiers auteurs médiévaux du roman arthurien  (Robert de Boron,  Wolfram  Von Eschenbach), pétrie de valeurs chrétiennes et même cisterciennes.  Et comme nous le disions plus haut, loin d’y voir à l’oeuvre une mise en valeur sans condition de la chevalerie, Michel Zink s’évertuera à nous démontrer qu’en réalité, l’éloge qui lui est faite « n’est pas sans restriction », les aspects les plus critiques s’étant peut-être dilués avec le temps et les auteurs suivants :

« Il me semble que, tout au contraire, les tout premiers de ces romans  (ceux du cycle arthurien) montrent les tensions de l’être au monde à travers les contradictions entre la fin et les moyens, entre cette voie chevaleresque qui, seule, conduit à la révélation des mystères du Graal, et le sens profond mais aussi tout proche de ces mystères qui renvoient à leur néant l’aventure et la gloire chevaleresque. »
Michel Zink – La quête du Graal – Citation (Conférence citée)

simone_weil_philosopheAu delà des valeurs chevaleresques, le médiéviste nous expliquera finalement que, du point de vue du cheminement intérieur, cette quête du Graal qui ne regarde en rien l’habileté au combat du chevalier, pas plus que sa volonté ou sa force, nous parle aussi et peut-être même surtout de l’oubli de soi-même. S’oublier pourquoi ? Peut-être pour retrouver « l’attention » (à ce qui est tout proche, à l’autre) dans la définition qu’en donnait la philosophe Simone Weil et prise comme « la forme la plus rare et la plus pure de la générosité » (Correspondance,  Simone Weil, Joe Bousquet).

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

Gace Brûlé, portrait d’un chevalier trouvère champenois féru d’amour courtois

musique_danse_moyen-age_ductia_estampie_nota_artefactumSujet : musique, poésie, chanson médiévale, Champagne, amour courtois, trouvère, biographie, oil
Période :  XIIe,  XIIIe, moyen-âge central
Titre: Biaus m’est estez quant retentist la brueille
Auteur :  Gace Brulé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Gilles Binchois
Album: Les escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionujourd’hui, nous explorons la poésie courtoise champenoise de la fin du XIIe siècle avec le trouvère  Gace Brûlé (Bruslé). Avec cet auteur, nous nous situons dans les premières oeuvres de lyrique courtoise en langue d’Oil.

Eléments de biographie

Trouvère, poète et chevalier de petite noblesse, Gace Brulé a vécu quelque part entre la fin du XIIe siècle (1160-1170) et le début du XIIIe siècle (1215).

deco_medievale_enluminures_trouvere_Au titre des documents historiques fiables mentionnant Gace Brûlé, on a pu trouver dans le comté de Dreux la trace d’un contrat passé en 1212 pour deux arpents de terres entre un certain Gatho Bruslé et les templiers. Pour les historiens, il s’agit sans aucun doute de notre trouvère ce qui atteste des origines noble de l’homme (chevalier, ayant son propre sceau, quelques terres). Pour le reste, comme pour bien d’autres artistes et poètes du XIIe siècle, et même si quelques autres sources le mentionnent, il faut lire entre les lignes de sa poésie pour en déduire quelques éléments de biographie supplémentaires .

D’origine champenoise et de la région de Meaux, il vécut quelque temps en Bretagne, sous la protection sans doute du Comte Geoffroi II, fils de Henri II d’Angleterre et d’Alienor. Il semble aussi s’être tenu un temps sous la protection de Marie de Champagne. La fille de Louis VII et Aliénor de Guyenne s’entoura, en effet, à cette époque, de quelques brillants auteurs, dans lesquels on pouvait encore compter Chrétien de Troyes. En cette fin du XIIe siècle, sa cour était un devenu le berceau de l’art poétique du Nord de la France et l’on s’y inspirait grandement des thèmes chers aux troubadour du sud. Son petit fils, Thibaut de Champagne, connu encore sous le nom de Thibaut le Chansonnier était, en ces temps, déjà né. Il allait d’ailleurs reprendre le flambeau et poursuivre cet élan culturel et artistique dans lequel Gace Brûlé s’inscrivait résolument.

Relations avec Thibaut de Champagne ?

Pour être contemporains l’un de l’autre, on a longtemps affirmé que les deux hommes s’étaient côtoyés et au delà qu’ils avaient même peut-être composé ensemble quelques poésies et chansons. La source en provenait des Grandes Chroniques de France de 1274 et d’une phrase qui suivant la lecture qu’on en faisait pouvait sembler même affirmer qu’ils avaient composé ensemble quelques chansons.

« … S’y fist entre luy (Thibaut de Champagne) et Gace Brûlé les plus belles chançons et les plus delitables et mélodieuses qui onque fussent oïes en chançon né en vielle… »

Dans un ouvrage dédié aux chansons à Gace Brûlé (Chansons de Gace Brûlé, 1902), Gédéon Huet, biographe spécialiste du trouvère champenois des débuts du XXe avait finalement rejeté l’hypothèse de relations ou de compositions communes. Gace_brule_poesie_musique_chanson_medievale_amour_courtois_manuscrit_ancien_chansonnier_archambault_moyen_ageEn croisant les sources indirectes, il avait en effet déduit que l’activité poétique de Gace Brûlé avait été antérieure à celle de Thibaut le Chansonnier et se serait plutôt située avant 1200. En  se fiant aux simples dates, il est vrai que le futur roi de Navarre et comte de champagne n’était encore qu’un enfant tandis  que Gace Brûlé avait déjà écrit des chansons qui avaient déjà largement conquis ses contemporains.

Près d’un demi-siècle après Gédéon Huet, un autre médiéviste, l’historien Robert Fawtier s’évertua à démonter ce raisonnement ou au moins à y apporter un bémol, en réhabilitant du même coup l’auteur des Grandes Chroniques de France : selon lui, les deux hommes auraient très bien pu se connaître et pourquoi pas se côtoyer même si l’un avait alors 13 ans et l’autre un peu plus de 25 ans. (voir article de Robert Fawtier sur persée).

La composition conjointe de chansons dans ce contexte reste tout de même improbable. Tout cela montre bien à quel point la rareté des sources peut quelquefois sur une simple phrase, faire place à la spéculation et aux débats qui lui sont associés. La chose n’est pas dénuée d’intérêt, pourtant, et dépasse la simple dimension anecdotique puisqu’elle permet de supputer ou non de l’influence directe qu’aurait pu avoir Gace Brûlé sur Thibaut de Champagne.  L’Histoire a pour l’instant emporté avec elle ce secret. Ils évoluaient à la même cour et s’y sont peut-être croisés à une période où le trouvère était déjà largement populaire et reconnu.

Biaus m’est estez… par lEnsemble Gilles de Binchois

Oeuvres et popularité

Prisé de son époque, on retrouvera des chansons de Gace Brûlé  cité dans le Roman de la Rose, mais aussi dans le Roman de la Violette  de Gilbert de Montreuil. Le Guillaume de Dole confirmera encore la popularité de notre trouvère en le citant et on retrouvera encore des parodies de quelques unes de ses pièces dans d’autres ouvrages de chansons pieuses. Pour que tant d’auteurs y fassent référence,  on ne peut que supposer que le trouvère champenois est alors largement reconnu et ses chansons largement populaires.

Du côté des manuscrits anciens, on retrouve les compositions de  Gace Brulé dans un nombre varié d’entre eux. Nous n’entrerons pas ici dans la large étude de cette question et ceux qui voudront s’y pencher pourront trouver de nombreux détails dans l’introduction de l’ouvrage de Gédéon Huet disponible en ligne.

musique_chanson_medievale_gace_brule_amour_courtois_manuscrit_ancien_chansonnier_archambault_moyen_ageDans cet article, nous vous proposons deux images tirées du beau chansonnier Clairambault de la Bnf consultable sur Gallica.bnf.fr

Le legs de Gace Brûlé reste également important en taille, même si là encore, les zones de flous ont compliqué un peu les analyses historiques; les frontières  étant quelquefois ténues de l’oeuvre au corpus pour certains auteurs du moyen-âge. En suivant les pas de Gédéon Huet (opus cité), on devait au poète près de 33 pièces de manière certaine et 23 autres demeuraient d’attribution plus douteuse. Près d’un demi-siècle plus tard, un autre expert de la question, Holger Petersen Dyggve, grand spécialiste finlandais de philologie romane, lui en attribuait, cette fois, plus de 69 de manière certaine et une quinzaine d’autres plus sujettes à caution (Gace Brulé, trouvère champenois, édition des chansons et étude historique, 1951). Les travaux de ce dernier ont, depuis lors, fait autorité et c’est encore grâce à lui qu’on a pu situer plus précisément l’origine du célèbre trouvère du côté de Nanteuil-les-Meaux où l’on retrouve à la même époque, le patronyme « Burelé ».

Pour en conclure avec ce portrait et cette biographie de Gace Brûlé , ce « trouveur, auteur » médiéval est, avec Thibaut de Champagne, un des premier à avoir chanté l’amour courtois en langue d’oil. Son répertoire se calque sur une lyrique courtoise à la mode du temps qui, pour de nombreux médiévistes, explique sans doute plus son succès que ne pourrait le faire une grande innovation ou révolution dans le genre poétique.

Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle de l’ensemble Gilles de Binchois

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Avec cet album sorti en 1992, Dominique Vellard ‎et son Ensemble médiéval Gilles de Binchois rendait hommage à la musique médiévale française du XIIIe siècle et en particulier au genre polyphonique du motet. Au delà, c’est aussi la dynamique culturelle, artistique et musicale autour des universités et des collèges de la fin du XIIIe siècle et d’un Paris étudiant alors en pleine effervescence que la formation voulait ainsi saluer. Chansonnier Cangé, Manuscrit de Montpellier, Manuscrit Français 844 entre autres sources célèbres, l’Ensemble présentait ici une vingtaine de pièces sélectionnés parmi les fleurons de cette période.

Réédité depuis, l’album est disponible en ligne au format CD. Vous pourrez le retrouver sur le lien suivant :Les Escholiers De Paris (Ensemble Gilles Binchois)

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Biaus m’est estez quant retentist la brueille

Dans le vert sous-bois, inspiré par le chant des oiseaux, le noble chevalier, en bon « fine amant »,  souffre en silence. Prisonnier, victime sacrifiée sur l’autel d’un amour impossible. il aime une dame de si haute condition et tellement mieux (née) que lui qu’il n’est pas juste qu’il le fasse et pourtant qui peut-il ? Rien. Nous sommes avec cette chanson médiévale, dans les thèmes classiques du Fine amor et de la lyrique courtoise.

Biaus m’est estez, quant retentist la brueille* (*bois) (1),
Que li oisel chantent per le boschage,
Et l’erbe vert de la rosee mueille
Qui resplendir la fet lez le rivage* (*près de la rivière).
De bone Amour vueil que mes cuers se dueille,
Que nuns fors moi n’a vers li fin corage ;
Et non pourquant trop est de haut parage* (*rang,lignage)
Cele cui j’ain; n’est pas droiz qu’el me vueille.
 
Fins amanz sui, coment qu’amors m’acueille,
Car je n’ain pas con hons* (*homme) de mon aage,
Qu’il n’est amis ne hons qui amer sueille
Que plus de moi ne truist* (*de trover : trouve) amor sauvage,
Ha, las! chaitis! ma dame qui s’orgueille
Ver son ami, cui dolors n’assoage* (*n’apaise) ?
Merci, amors, s’ele esgarde a parage,
Donc sui je mors! mes panser que me vueille.
 
De bien amer amors grant sens me baille,
Si m’a trahi s’a ma dame n’agree ;
La volonté pri Deu que ne me faille,
Car mout m’est bel quant ou cuer m’est entrée ;
Tuit mi panser sunt a li, ou que j’aille,
Ne riens fors li ne me puet estre mée* (*médecin. fig : guérir)
De la dolor dont sospir a celée* (*en secret) ;
A mort me rent, ainz que longues m’asaille.
 
Mes bien amers ne cuit que riens me vaille,
Quant pitiez est et merciz oubliée
Envers celi que si grief me travaille
Que jeus et ris et joie m’est vaée.
Hé, las! chaitis! si dure dessevraille* (*séparation)!
De joie part, et la dolors m’agrée,
Dont je sopir coiement* (*doucement, secrètement), a celée ;
Si me rest bien, coment qu’Amors m’asaille.
 
De mon fin cuer me vient a grant mervoille,
Qui de moi est et si me vuet ocire,
Qu’a essient en si haut lieu tessoille ;
Dont ma dolor ne savroie pas dire.
Ensinc sui morz, s’amours ne mi consoille ;
Car onques n’oi per li fors poine et ire* (*peine et colère) ;
Mais mes sire est, si ne l’os escondire :
Amer m’estuet (*estoveir-oir : falloir), puis qu’il s’i aparoille.(2)
 
A mie nuit une dolors m’esvoille,
Que l’endemain me tolt*  *(tolir : ôter) joer et rire ;
Qu’adroit conseil m’a dit dedanz l’oroille :
Que j’ain celi pour cui muir* (*meurs) a martire.
Si fais je voir, mes el n’est pas feoille
Vers son ami, qui de s’amour consire.
De li amer ne me doi escondire,

N’en puis muer* (*changer), mes cuers s’i aparoille.

Gui de Pontiaux, Gasses ne set que dire:

Li deus d’amors malement nos consoille.


(1) Brueil : Bois, « bois taillis ou buissons fermés de haies, servant de retraite aux animaux. » (Littré). « Et chant sovent com oiselet en broel », Thibaut de Champagne.

(2) Amer m’estuet, puis qu’il s’i aparoille : à l’évidence, il me faut aimer, je n’ai pas d’autres choix.

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En vous souhaitant une belle journée.

Fred
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