Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, galaïco-portugais, culte marial, miracles, Sainte-Marie, vengeance, Vierge, chevalier Epoque : Moyen Âge central, XIIIe siècle Auteur : Alphonse X (1221-1284) Titre : Se óme fezér de grado pola Virgen algún ben, Interprètes : Rosa Gallica (régizenei együttes)
Bonjour à tous,
ous poursuivons notre voyage du côté de l’Espagne médiévale, avec les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X de Castille. Au XIIIe siècle, le souverain espagnol compila et composa plus de 400 chants dédiés au culte marial, en langue galaïco-portugaise.
Conservés avec leur notation musicale au sein de plusieurs manuscrits médiévaux, ces chants à la vierge sont encore largement joués sur la scène des musiques anciennes. De notre côté, nous en avons entrepris l’étude et la traduction en français actuel. Nous approchons, ainsi, le culte marial au Moyen Âge central par une de ses importantes sources historiques, tout autant que les musiques de cette période.
Le Miracle de la Cantiga de Santa Marial 207
Aujourd’hui, c’est la Cantiga de Santa Maria 207 qui nous occupera plus particulièrement. Ce miracle marial nous conte l’histoire d’un chevalier fervent serviteur de la sainte.
Désireux de venger son fils assassiné par un autre chevalier, l’homme d’armes accorda finalement son pardon au meurtrier. Il le relâchera après avoir vu l’image de la vierge (sans doute une statue) dans une église.
Ce miracle marial ne s’arrêtera pas qu’à la réalisation du pardon face à l’infanticide. Dans la Cantiga 207, le poète nous contera, en effet, qu’ayant vu la grande clémence du chevalier, la statue de Marie s’inclina et l’en remercia.
La CSM 207 par l’Ensemble médiéval Rosa Gallica musique ancienne
L’Ensemble médiéval Rosa Gallica
C’est du côté de la Hongrie que nous entraîne l’interprétation de la Cantiga de Santa Maria du jour. Nous la devons à un tout jeune groupe formé en 2014.
En prenant le nom de Rosa Gallica, (nom latin de la Rose de Provins), ses fondateurs ont tenu à marquer leur intérêt pour le répertoire galaïco-portugais du Moyen Âge central et notamment les Cantigas de Santa Maria d’Alphonse le Sage. Depuis quelques années, ils proposent même, sur la scène hongroise, un programme entièrement consacré aux chants à Marie du roi castillan.
Au origines de Rosa Gallica
Initialement, l’ensemble Rosa Gallica trouve ses origines dans un trio de joyeux musiciens du nom de Sub Rosa présent sur la scène des musiques médiévales depuis 1999. A l’occasion de ce projet autour des Cantigas de Santa Maria, les trois artistes ont décidé d’élargir leur collaboration à plusieurs autres musiciens de talent, dont notamment une superbe voix, celle d’Anna Orsolya Juhász.
Programmes et discographie
Bien qu’ayant encore une carrière relativement courte, on doit déjà à Rosa Gallica deux mini-CDs ainsi qu’un livre audio autour de Cantigas d’Aphonse X. Vous pourrez retrouver ces productions ainsi que des musiques à télécharger sur leur site officiel.
Dans le même temps, le Trio Sub-Rosa continue de produire ses propres spectacles ou albums sur un répertoire plus profane et festif mais qui reste centré sur le Moyen Âge central et même, plus spécifiquement, le XIIIe siècle.
La Cantiga de Santa Maria 207
traduite en français actuel
Esta é como un cavaleiro poderoso levava a mal outro por un fillo que lle matara, e soltó-o en ũa eigreja de Santa María, e disse-lle a Magestade “gracías” porên.
Celle-ci raconte comment un chevalier puissant en voulait (malmenait) à un autre qui avait tué son fils, et le relâcha dans une église de Sainte-Marie, et sa majesté lui dit « Merci » pour cela.
Se óme fezér de grado pola Virgen algún ben, demostrar-ll’ averá ela sinaes que lle praz ên.
Si vous accomplissez avec bonne volonté, quelque bonne action pour la vierge, elle vous montrera les signes qu’elle s’en réjouit.
Desto vos direi miragre, ond’ averedes sabor, que mostrou Santa María con merce’ e con amor a un mui bon cavaleiro e séu quito servidor, que ena servir metía séu coraçôn e séu sen.
Se óme fezér de grado pola Virgen algún ben…
A ce propos, je vous conterai d’un miracle, que vous goûterez la saveur Qui montre la miséricorde et l’amour de Sainte Marie envers un bon chevalier qui était son serviteur et qui mettait son cœur et son intelligence à la servir.
El avía un séu fillo que sabía mais amar ca si, e un cavaleiro matou-llo. E con pesar do fillo foi el prendê-lo, e quiséra-o matar u el séu fillo matara, que lle non valvésse ren.
Se óme fezér de grado pola Virgen algún ben…
Il avait un fils à qui il donnait beaucoup d’amour Mais, hélas, un chevalier le tua. Et portant la tristesse Du fils qu’on lui avait pris, il voulut le tuer à l’endroit même où l’autre avait tué son fils, même si cela ne servait à rien.
E el levando-o preso en ũa eigreja ‘ntrou, e o pres’ entrou pós ele, e el del non se nembrou; e pois que viu a omagen da Virgen i, o soltou, e omildou-s’ a omagen e disso “graças” porên.
Se óme fezér de grado pola Virgen algún ben…
Et comme il l’avait fait prisonnier, il entra dans une église, Et le prisonnier entra après lui, et ce dernier ne se souvenait plus de lui ; Et après qu’il ait vu l’image (statue) de la Vierge, il le relâcha, Et alors « l’image » s’inclina et dit « Merci pour cela ».
Sujet : musique médiévale, Cantigas de Santa Maria, chanson, galaïco-portugais, culte marial, Sainte-Marie, vierge, Moyen Âge chrétien, Espagne médiévale Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle Titre : Cantiga 1 « Des oge mais…» Auteur : Alphonse X (1221-1284) Interprète : Ensemble Antequera, Johannette Zomer Album : Eno Nome de Maria, Cantigas de Santa María d’Alphonse X le Sage (2001)
Bonjour à tous,
n suivant le fil des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse le Sage, que nous nous sommes pris à traduire et commenter depuis quelque temps déjà, nous revenons aujourd’hui à leur source en vous présentant la première de ce recueil de chansons médiévales dédiées à la Sainte, sur le ton et à la manière d’un troubadour.
Dans cette première Cantiga, le poète nous explique sa résolution de ne plus exercer son art de « trouver » qu’en l’honneur de la vierge Marie, ce qu’il fera tout au long de ce volumineux ouvrage. Il y passe aussi en revue, les grands moments de la vie de la Sainte et toutes les bonnes raisons qu’il y voit de lui dédier ses vers et sa foi.
Que les amateurs de musique, mais aussi d’Histoire médiévale trouvent ici de quoi mieux comprendre les fondements de ce culte Marial, dont nous ne finissons pas de souligner l’importance au sein d’un Moyen Âge européen et chrétien qui a fait du Salut, une question primordiale et de la Sainte, une voie d’exception pour l’atteindre. Dans ceux que ces traductions pourraient encore intéresser, nous n’oublions pas non plus, les chrétiens qui nous lisent. Qu’ils leur plaisent de trouver ici, l’antique témoignage de cet amour et cette foi véritables que l’homme médiéval a voué à Marie et, pourquoi pas, les bases de quelques chants inspirés.
La Cantiga de Santa Maria 1 par L’Ensemble Antiquera
L’Ensemble médiéval Antequera
Fondée dans le courant des années 90, par sept musiciens venus de pays différents, avec une large représentation de la Hollande, l’Ensemble Antequera s’est spécialisé dans un répertoire touchant les musiques médiévales espagnoles. Sous le nom d’Antequera on ne leur connait que deux albums, celui dont est issu la pièce présentée ci-dessus, et un autre sur les musiques juives et chrétiennes de l’Espagne médiévale.
La formation n’a plus fait parler d’elle depuis longtemps déjà et on ne trouve hélas aucun site web, ni même une page Facebook en ligne pour nous donner plus de détails sur elle. La plupart des artistes l’ayant composée sont en revanche toujours actifs dans le champ des musiques anciennes. En voici la liste : Sabine van der Heyden ( chant, vièle à roue) Carlos Ferreira Santos (chant), Sarah Walden (vièle), Lucas van Gent (flûte et rebab) René Genis (luth), Michèle Claude et Robert Siwak (percussion).
Eno Nome de Maria Cantigas de Santa María d’Alphonse X le Sage
Dans le courant de l’année 2001, l’Ensemble Antequera enregistrait à Paris, à la Chapelle de l’hôpital Notre-Dame de Bonsecours, un album dédié aux Cantigas d’Alphonse X, en proposant 12 pièces choisies de ce vaste répertoire. Rejoint pour l’occasion par la très reconnue cantatrice soprano néerlandaise Johannette Zomer, l’album fut largement salué et on n’en trouve encore d’excellentes critiques en ligne.
Dans son approche des cantigas, la formation a accordé une large place à l’improvisation et a aussi fait une belle part à des variations mélodiques où viennent se mêler les influences du berceau méditerranéen et les tons chauds de la musique séfarade ou arabe de cette période. Sommes-nous proches de l’interprétation qu’en faisaient les troubadours de l’époque ? Difficile de l’affirmer même si l’on peut supposer que ces derniers s’adonnaient aussi aux digressions et aux improvisations.
Se souvenant du goût et de l’ouverture d’esprit du souverain de Castille pour les cultures présentes sur le territoire de l’Espagne d’alors (voir portrait d’Alphonse X),, on pourra encore tout à fait rejoindre l’esprit de cette interprétation et en comprendre mieux le cheminement. En se fiant aux manuscrits anciens autour de ces Cantigas, on y retrouve également illustrée une pléthore d’instruments qui laisse présumer encore de la richesse des sonorités et des interprétations auxquelles ses chansons médiévales pouvaient être sujettes.
Ajoutons encore que dans cet album où l’Ensemble déroule chaque pièce, avec délectation, on reconnaîtra la maîtrise d’un répertoire déjà longuement éprouvé. Cette production fait, en effet, suite à plus de dix ans de pratique par l’Ensemble Antequera des Cantigas de Santa Maria et il en est, en quelque sorte, le couronnement. Du côté distribution, il est toujours édité et vous pourrez le trouver à l’adresse suivante : Cantigas de Santa Maria: Eno nome de Maria.
Des oge mais quer’ eu trobar les résolutions pieuses d’un Troubadour
NB. Cette traduction n’a absolument aucune prétention de rejoindre la force et la poésie de l’originale. Ce n’est vraiment qu’un guide de compréhension générale. Dans le même esprit, nous avons aussi maintenu autant que faire se peut et au détriment du style, l’ordre des phrases pour coller à la version originale. Il est évident qu’une véritable adaptation supposerait un sérieux remaniement.
Esta é a primeira cantiga de loor de Santa María, ementando os séte goios que ouve de séu Fillo.
Ceci est la première Cantiga de louanges à Sainte-Marie, nous rappelant les sept joies qu’elle reçut de son fils.
Des oge mais quér’ éu trobar pola Sennor onrrada, en que Déus quis carne fillar bẽeita e sagrada, por nos dar gran soldada no séu reino e nos erdar por séus de sa masnada de vida perlongada, sen avermos pois a passar per mórt’ outra vegada.
A partir d’aujourd’hui, je ne veux plus « trouver » (chanter et composer)
Que pour la Dame Honorée, En laquelle Dieu voulut se faire chair, Bénite et sacrée, Pour nous donner une grande foi En son règne et nous faire héritage A ceux de sa Maison (Mesnie) De la vie éternelle Sans que nous n’ayons plus à passer Par la mort, une autre fois.
E porên quéro começar como foi saüdada de Gabrïél, u lle chamar foi: “Benaventurada Virgen, de Déus amada: do que o mund’ á de salvar ficas óra prennada; e demais ta cunnada Elisabét, que foi dultar, é end’ envergonnada”.
Et pour cela je veux commencer à conter Comment elle fut saluée Par Gabriel qui vint l’appeler : « Bienheureuse Vierge, aimée de Dieu : De celui qui doit sauver le monde Tu es maintenant enceinte, Comme ta cousine Elisabeth, qui doutait et marchait dans la honte.
E demais quéro-ll’ enmentar como chegou canssada a Beleên e foi pousar no portal da entrada, u pariu sen tardada Jesú-Crist’, e foi-o deitar, como mollér menguada, u deitan a cevada, no presév’, e apousentar ontre bestias d’ arada.
Et je veux dire encore, Comme elle arriva épuisée A Bethléem y se réfugia A la porte d’entrée Et enfanta sans tarder, Jésus-Christ, et alla l’étendre Comme une femme miséreuse Là où l’on verse l’orge (mangeoire ) dans la crèche, et l’installa parmi les bêtes de trait.
E non ar quéro obridar com’ ángeos cantada loor a Déus foron cantar e “paz en térra dada”; nen como a contrada aos tres Reis en Ultramar ouv’ a strela mostrada, por que sen demorada vẽéron sa oférta dar estranna e preçada.
Et je ne veux pas oublier Comme les anges s’en furent chanter Leur cantique de louanges à Dieu « Que la Paix sur la terre soit donnée », Ni comment l’étoile montra la contrée Aux trois rois d’outre-mer, Pour que, sans tarder, Ils viennent faire leurs offrandes Etranges et précieuses.
Outra razôn quéro contar que ll’ ouve pois contada a Madalena: com’ estar viu a pédr’ entornada do sepulcr’ e guardada do ángeo, que lle falar foi e disse: “Coitada mollér, sei confortada, ca Jesú, que vẽes buscar, resurgiu madurgada.”
Et je voudrais conter un autre épisode,, Que vous avez déjà entendu conter C’est comment Madeleine vit la pierre entrouverte du sépulcre, gardé Par l’ange qui vint à lui parler et lui dit « Pauvre femme (malheureuse), Console-toi, Jésus que tu es venu chercher, Est ressuscité à l’aube.
E ar quéro-vos demostrar gran lediç’ aficada que ouv’ ela, u viu alçar a nuv’ enlumẽada séu Fill’; e pois alçada foi, viron ángeos andar ontr’ a gent’ assũada, mui desaconsellada, dizend’: “Assí verrá julgar est’ é cousa provada.”
Et je veux encore vous montrer La très grande joie Qu’elle reçut, quand elle vit s’élever Dans un nuage empli de lumière Son fils, Et après qu’il fut élevé Ils virent les anges passer entre les gens rassemblés là et qui étaient très déconcertés En disant « C’est ainsi qu’il viendra juger, ceci en est la preuve. » (cela est chose prouvée)
Nen quéro de dizer leixar de como foi chegada a graça que Déus envïar lle quis, atán grãada, que por el’ esforçada foi a companna que juntar fez Déus, e enssinada, de Spírit’ avondada, por que soubéron preegar lógo sen alongada.
Et je ne veux non plus cesser de dire Comment lui parvint La grâce si grande que Dieu voulut lui envoyer Afin que, par elle, soit renforcée L’armée apostolique que Dieu (Jésus) avait levée, Enseignée et enrichie par l’Esprit Saint, Grâce à quoi ils surent pêcher, par la suite, sans détour.
E, par Déus, non é de calar como foi corõada, quando séu Fillo a levar quis, des que foi passada deste mund’ e juntada con el no céo, par a par, e Reínna chamada, Filla, Madr’ e Crïada; e porên nos dev’ ajudar, ca x’ é nóss’ avogada.
Et, par Dieu, ce n’est pas chose à taire, Que de conter comment elle fut couronnée, Quand son fils voulut l’emporter Au moment où elle passa dans l’autre monde Et comment ils s’unirent Côte à côte, dans le ciel Pour qu’elle soit nommée Reine, Fille, mère et servante; Et pour cela elle doit nous aider, Car elle est notre avocate.
Sujet : poésie médiévale, poésie réaliste, satirique, jongleur, vieux français, langue d’oil, adaptation, traduction, « trouvère », Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur ; Rutebeuf (1230-1285?) Titre : La repentance de Rutebeuf Ouvrage : Rutebeuf, Léon Clédat (1891)
Bonjour à tous,
oilà longtemps que nous ne nous sommes aventurés dans le moyen-âge de Rutebeuf et nous le faisons, aujourd’hui, à la faveur d’une adaptation en français moderne de sa célèbre « repentance ».
Comme à chaque fois qu’on entre dans l’oeuvre de ce grand auteur, farceur, jongleur, conteur satirique du XIIIe siècle, en relisant ses « dits » débordant d’un « je » qui nous invective ou nous interpelle, on ne peut faire l’économie de repenser au mystère qui l’entoure. Etait-il un clerc qui occupait son temps à d’autres activités entre ses éclats poétiques et satiriques? En lisant entre les lignes de ses poésies, on serait tout de même bien tenté de supposer que non. Il nous le dit dans plus d’un texte, ressassant à l’envie le tableau de ses misères : privé de ses appuis du côté des puissants, (voir la paix de Rutebeuf article, lecture audio ) ayant emprunté à tous sans jamais rendre, il en est réduit à dormir dans une couche de paille et n’a pas de quoi faire vivre décemment sa « maison » (la pauvreté Rutebeuf article, lecture audio ), et puis, à tout cela, il faut ajouter encore ses déboires de santé, un nouveau-né dont il sait s’il ne pourra le nourrir, etc, etc (la complainte de l’oeil article, lecture audio), Bref, une situation presque toujours inextricable qui, si Dieu lui-même ne l’en sauve, ne pourra trouver remède qu’auprès de quelques mains généreuses, dans son public ou chez les puissants, pour lui faire tomber quelques pièces, en retour de sa poésie.
« Bon clerc est qui mieux sait mentir. » ?
Personnage complexe et multifacette, tout à la fois ou tour à tour, moraliste, satirique, grave, goguenard ou bonimenteur. « Rude ou rustre » comme une excuse à ses mauvaises manières et à « son ignorance », comprenons sa franchise. « Boeuf » tranquille, lent et lourdaud ? Non pas. mais plutôt résolu et qui charge ses cibles pour les renverser de son verbe impitoyable. Rutebeuf est encore ce trouvère qui présente, en permanence, à son public le miroir de ses infortunes et de ses misères, en les invitant même à en rire.
Quelle est la part du vrai et de l’artifice ? Faut-il prendre tous les complaintes de ses « Je » pluriels, au premier degré, comme certains auteurs ont parfois choisi de le faire ? Sous le fard du jongleur, ces misères sont-elles vraiment siennes ? Dans ses jeux littéraires et stylistiques, il les instrumentalise en tout cas, pour les mettre totalement au service de son personnage, une façon de quémander sa pitance pour son art de jongleur, qui lui fournit, peut-être, au passage une nouvelle excuse pour se dégager des implications de ses dits et de leur force satirique : « Ne me punissez pas ou ne me jugez pas trop durement pour mes propos, Je suis un pauvre type, miséreux, « mal foutu », malchanceux, et Dieu le fait déjà. »
« Ci a boen clerc, a miex mentir ! » Rutebeuf nous le dira lui-même dans cette poésie du jour « Bon clerc est qui mieux sait mentir ». Nombre de spécialistes de littérature médiévale et médiévistes contemporains nous enjoindront à la même prudence dans l’approche de ses textes. Même s’il n’est pas non plus question de rejeter comme en bloc tout ce qu’il nous dit pour vrai, ne pas tomber trop vite dans le premier degré, y mettre quelques guillemets. Au sortir, entre mise en scène et vérité, entre complainte et humour, du « je » au « jeu » de ce grand maître du style, bien malin celui qui, aujourd’hui, pourrait dire où est et qui est le véritable Rutebeuf.
Rutebeuf, par Léon Clédat
Dans la lignée des découvreurs du XIXe
Il faut bien l’avouer, sans quelques connaissances solides en vieux français, la langue de Rutebeuf reste relativement opaque, pour ne pas dire totalement. De fait, nous en profitons ici pour vous parler d’un petit livre datant de la fin du XIXe siècle et toujours édité sur lequel nous nous sommes largement appuyés : Rutebeuf par Léon Clédat (1891).
Assez concis, l’ouvrage balaye l’oeuvre du poète médiéval sur un peu plus de 200 pages, en en offrant de larges passages traduits et adaptés en vers, de manière heureuse et agréable, tout en restant assez proche du texte original. Pour les amateurs de la vision de « l’infortuné » Rutebeuf par Léo Ferré, vous y trouverez rien moins que des traductions qu’on retrouve pratiquement reprises telles quelles dans les chansons du vieux lion anarchiste parisien du XXe siècle et qui laissent à supposer que ce livre est peut-être passé dans ses mains.
Du côté de la datation de cette traduction (partielle ) de Léon Clédat, un certain nombre de romanistes ou de médiévistes se sont, me direz-vous, frottés depuis à l’exercice. C’est vrai. Mais ceux qui nous suivent savent que nous cédons souvent aux charmes des grands découvreurs, historiens et paléographes du XIXe siècle et on aurait tord d’y voir, de notre part, une sorte de marotte désuète. Il s’agit pour nous bien plus d’une façon d’avoir les idées claires sur les origines et sur ce que nous devons véritablement à tous ces auteurs. Durant ce siècle, l’Histoire, en tant que science, a connu des bouillonnements sans précédent. Elle y a affirmé d’autant ses méthodes et la littérature médiévale y fut sujette à un véritable fourmillement d’études.
On s’affaire alors autour des manuscrits en s’évertuant à les rendre lisibles au plus grand nombre : attribution, versions croisées des oeuvres dans les différents documents et codex, nouvelles poésies mises à jour, auteurs ressortis de l’ombre dans lequel les tenaient les lettres gothiques et serrées incompréhensibles au profane,…, Au fil du XIXe et jusque même les premiers années du XXe, toutes les raisons sont bonnes pour enchaîner les publications autour des mêmes auteurs médiévaux. Bien sûr, on s’escrime, voire on s’écharpe aussi, sur les sens, les nuances, les interprétations et les corpus, les approches, mais qu’on se rassure, dans une certaine mesure, les historiens, romanistes et médiévistes le font encore.
Bien entendu, sur certains aspects et sur certains faits, on peut aisément convenir que de nouvelles choses ont été découvertes depuis, faits ou documents, affinement de la datation, etc… Notre vision de la littérature et du moyen-âge a changé. Certains experts du XXe ont également beaucoup compté dans l’approche de certains auteurs médiévaux sur la partie biographique quelquefois, sur la façon de nous distancier encore d’avec leurs productions, sur de nouvelles hypothèses qu’ils ont pu mettre à jour, etc. Pour autant, pour revenir à Rutebeuf et concernant son adaptation, sans vouloir sous-estimer les avancées de la linguistique autour du français ancien ou du vieux français, ni minimiser les efforts d’auteurs plus modernes sur ces questions, l’ouvrage de Léon Clédat trouve encore bien sa place dans une bibliothèque autour du jongleur médiéval.
S’il vous intéresse, il est toujours édité et on peut le trouver en ligne au format broché et même au format kindle
En croisant cet ouvrage avec les grands travaux de Michel Zink qui, par humilité sans doute, a fait le choix de privilégier dans son approche le sens, sur les vers, vous pourrez encore enrichir d’autant la lecture de cette poésie satirique et de ses trésors cachés (voir Rutebeuf, Oeuvres complètes en deux tomes, Michel Zink, 1990),
Quant à la question posée plus haut de savoir qui est Rutebeuf (ce qu’on ne sait finalement toujours pas), mais surtout celle de comment approcher ses différents niveaux de lectures, on trouvera encore chez ce brillant chartiste et philologue, expert de littérature médiévale, doublé d’une vraie plume qu’était Léon Clédat, quelques éléments pertinents à ranger au compte de l’Histographie. La question étant complexe et non tranchée, pour en compléter l’approche, on pourra toujours se reporter aux nombreux et brillants auteurs modernes qui continuent d’essayer de démêler son « Je » de ses « jeux ».
La repentance de Rutebeuf
Notes sur l’adaptation en français moderne
Pour cette version de la repentance de Rutebeuf (en vieux-français, Ci coumence la repentance Rutebeuf), nous empruntons donc à Léon Clédat la traduction de la plupart des strophes. Comme il en avait laissé trois en berne, nous nous y sommes modestement attelés en usant pour nous éclairer des travaux de Michel Zink mais aussi de quelques copieux dictionnaires d’époque. Autant vous le dire tout de suite, nous y avons pour l’instant consacré moins d’heures que nous l’aurions souhaité et nos strophes mériteraient largement une repasse. Nous la ferons sans doute plus tard dans le temps, mais à tout le moins vous aurez une première approche de leur sens.
Le code
Vert le vieux français de Rutebeuf, Gris les strophes adaptées de Léon Clédat. Noir notre pâle complément d’adaptation des strophes manquantes.
Ci coumence la repentance Rutebeuf
I Laissier m’estuet le rimoier, Car je me doi moult esmaier Quant tenu l’ai si longuement. Bien me doit li cuers larmoier, C’onques ne me soi amoier A Deu servir parfaitement, Ainz ai mis mon entendement En geu et en esbatement, C’onques n’i dignai saumoier. Ce pour moi n’est au Jugement Cele ou Deux prist aombrement, Mau marchié pris a paumoier.
Renoncer me faut a rimer, Et je me dois moult étonner Quand l’ai pu faire si longtemps! Bien me doit le cœur larmoyer Que jamais ne me pus plier A Dieu servir parfaitement. Mais j’ai mis mon entendement En jeu et en ébattement, Jamais ne daignai dire psaumes. Si ne m’assiste au Jugement Celle en qui Dieu reçut asile, J’ai passé bien mauvais marché.
II Tart serai mais au repentir, Las moi, c’onques ne sot sentir Mes soz cuers que c’est repentance N’a bien faire lui assentir. Coment oserai je tantir Quant nes li juste auront doutance ? J’ai touz jors engraissié ma pance D’autrui chateil, d’autrui sustance: Ci a boen clerc, a miex mentir ! Se je di: « C’est par ignorance, Que je ne sai qu’est penitance ». Ce ne me puet pas garentir.
Tard je viendrai au repentir. Pauvre moi! Point ne sut comprendre Mon fol cœur ce qu’est repentance, Ni à bien faire se résoudre! Comment oserais-je mot dire Quand justes même trembleront ? Tous les jours j’engraissai ma panse Du bien d’autrui, d’autrui substance. Bon clerc est qui mieux sait mentir. Si je dis « C’est par ignorance, Car je ne sais qu’est pénitence »,
Cela ne peut me garantir* (sauver)…
III Garentir ? Diex ! En queil meniere ? Ne me fist Diex bontés entiere Qui me dona sen et savoir Et me fist en sa fourme chiere ? Ancor me fist bontés plus chiere, Qui por moi vout mort resovoir. Sens me dona de decevoir L’Anemi qui me vuet avoir Et mettre en sa chartre premiere, Lai dont nuns ne se peut ravoir Por priere ne por avoir: N’en voi nul qui revaigne arriere.
Me sauver ? Dieu ! De quelle manière ? Dieu, dans sa bonté entière En me donnant sens et savoir (raison et sagesse) Me me fit-il à sa chère image ? Et me fit Bonté d’avantage (celui) Qui pour moi, a reçu la mort. (le Christ) Me donnant le sens (l’intelligence, le bon sens) de duper L’ennemi (le diable) qui me veut avoir Et mettre en sa geôle première Là d’où nul ne peut s’enfuir Contre prières ou contre avoirs. Je n’en vois nul en revenir
IV J’ai fait au cors sa volentei, J’ai fait rimes et s’ai chantei Sus les uns por aux autres plaire, Dont Anemis m’a enchantei Et m’arme mise en orfentei Por meneir au felon repaire. Ce Cele en cui toz biens resclaire Ne prent en cure m’enfertei, De male rente m’a rentei Mes cuers ou tant truis de contraire. Fusicien n’apoticaire Ne m’en pueent doneir santei.
J’ai fait au corps sa volonté, J’ai fait rimes et j’ai chanté Sur les uns pour nus autres plaire Car l’Ennemi m’a enchanté Et rendu mon Âme orpheline Pour la mener au noir repaire. Si celle en qui brille tout bien Ne prend en souci mon affaire, Mauvaise rente m’a valu Mon cœur d’où me vient tel tourment. Médecins ni apothicaires Ne me peuvent donner santé.
V Je sai une fisicienne Que a Lions ne a Vienne Non tant com touz li siecles dure N’a si bone serurgienne. N’est plaie, tant soit ancienne, Qu’ele ne nestoie et escure, Puis qu’ele i vuelle metre cure. Ele espurja de vie oscure La beneoite Egyptienne: A Dieu la rendi nete et pure. Si com est voirs, si praigne en cure Ma lasse d’arme crestienne.
Je connais une physicienne (femme médecin) A Lyon, ni même à Vienne Pas plus que dans le monde entier Il n’est si bonne chirurgienne. Il n’y a de plaie, fut-elle ancienne Qu’elle ne nettoie et ne récure.(désinfecter) Elle expurgea de tout péché La bienheureuse égyptienne La rendant à Dieu, nette et pure Comme elle le fit (Si vrai que), puisse-t-elle soigner Ma pauvre et lasse âme chrétienne
VI Puisque morir voi feble et fort, Coument pantrai en moi confort, Que de mort me puisse deffendre ? N’en voi nul, tant ait grant effort, Que des piez n’ost le contrefort, Si fait le cors a terre estendre. Que puis je fors la mort atendre ? La mort ne lait ne dur ne tendre Por avoir que om li aport. Et quant li cors est mis en cendre, Si couvient l’arme raison rendre De quanqu’om fist jusqu’a la mort.
Comme je vois mourir faibles et forts Où trouver en moi réconfort Qui de mort me puisse défendre ? N’en voit nul, malgré ses efforts Dont elle n’ôte des pieds le support Pour faire, au sol, son corps s’étendre. Qu’y puis-je, sinon la mort attendre ? La mort n’épargne ni durs, ni tendres Peu lui chaut avoirs et apports Et quand le corps est rendu cendre, A l’âme il faut bien raison rendre De ce qu’elle fit jusqu’à la mort.
VII Or ai tant fait que ne puis mais, Si me covient tenir en pais. Diex doint que ce ne soit trop tart ! J’ai touz jors acreü mon fait, Et j’oi dire a clers et a lais: « Com plus couve li feux, plus art. » Je cuidai engignier Renart: Or n’i vallent enging ne art, Qu’asseür est en son palais. Por cest siecle qui se depart Me couvient partir d’autre part. Qui que l’envie, je le las.
J’ai tant fait que plus je ne puis Aussi me faut tenir en paix Dieu veuille que ne soit trop tard! Tous les jours j’ai accru mon fait, Et chacun dit, clerc ou laïque « Plus le feu couve, plus il brûle ». J’ai pensé engeigner * (tromper) Renard Rien n’y valent engins ni arts, Tranquille il est en son palais. Pour ce siècle qui se finit, Il m’en faut partir d’autre part Nul n’y peut rien, je l’abandonne.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : citations médiévales, sagesse persane, poésie morale, conte moral, munificence, générosité, bravoure Période : moyen-âge central, XIIIe siècle Auteur : Mocharrafoddin Saadi (1210-1291) Ouvrage : Gulistan, le jardin des roses traduit par Charles Defrémery (1838)
« On demanda à. un sage laquelle était préférable, de la munificence ou de la bravoure. Il répondit : « Celui qui a de la munificence n’a pas besoin de la bravoure.
La main de la libéralité vaut mieux que le bras de la force. »