Archives par mot-clé : Fine Amor

La réalité sociale de l’amour courtois par Jacques le Goff

citation-medievale-litterature-poesie-moyen-ageSujet    : citation, Moyen Âge chrétien,  fine amor, amour courtois, historien médiéviste, sociologie, histoire médiévale
Auteur  : Jacques le Goff
Livre    :   L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?  (1964)


citation-moyen-age-jacques-le-goff-historien-medieviste-fine-amor-amour-courtois


Bonjour à tous,

S_lettrine_moyen_age_passionur la question de la réalité de l’amour courtois dans les pratiques amoureuses,  l’historien et médiéviste Jacques le Goff nous donnait, en 1964, sa vision des choses. Selon lui, si l’amour courtois est sans doute sorti des livres  et de la littérature pour la plus haute noblesse,  il   ne s’est pas étendu à des classes sociales plus modestes.


jacques-le-goff_historien-medieviste_citations-moyen-age_extraits_monde-medieval« Il est remarquable que la fin’amor et, dans une moindre  mesure, l’amour courtois ne peuvent naître et se développer qu’en dehors du mariage. Un exemple typique est l’amour qui unit Tristan et Iseut. Cet amour est donc en fait en contradiction avec l’action de l’Église sur le mariage. Il a même, parfois, revêtu un caractère quasi hérétique. Mais la grande question est, s’agissait-il d’amour platonique ou incluant des relations sexuelles, et, dans la continuité de cette interrogation, l’amour courtois a-t-il été un amour réel ou un amour imaginaire, s’est-il développé dans la réalité sociale vécue, ou seulement dans la littérature ? Il est indéniable que l’amour courtois a eu des incidences sur la pratique réelle de l’amour et l’expression réelle des sentiments amoureux. Mais je pense qu’il a été essentiellement un idéal qui n’a guère pénétré dans la pratique. Et surtout, c’est un amour aristocratique dont il est peu probable qu’il se soit diffusé dans les masses. »

Jacques le Goff – L’Europe est-elle née au Moyen Âge ?


Un amour de papier ?

Dans un article précédent, nous posions quelques réflexions sur la transgression et les possibles conséquences   de certains passages à l’acte dans les classes concernées.   L’amour courtois ne nous semble pas, à cet égard non plus, avoir révolutionné, en quelque manière que ce soit, la bonne marche de la société médiévale.  L’organisation  des  lignages est demeuré inchangée. Les cloisons   de la moyenne  noblesse vers  la haute noblesse sont demeurées  étanches.

En ce sens, s’il a pu introduire certaines valeurs idéales dans les mœurs (élévation du rôle de la femme, respect du désir féminin, position haute et active contre amant au service, etc…), il n’est pas un vecteur de changement social majeur. Vous pouvez consulter cet article ici :  monde littéraire, monde médiéval, réflexions sur l’amour courtois au Moyen Âge.

En vous souhaitant une bonne journée.

Frédéric EFFE
Moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

Amour courtois : trois rondeaux de Blosseville à la cour de Charles d’Orléans

poesie-medievale-rondeaux-cour-charles-Orleans-moyen-age-tardif-XVe-siecleSujet    : poésie médiévale, rondeaux, auteurs médiévaux, poètes, amour courtois, humour, loyal amant, poésie satirique
Période   : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur  : Blosseville
Manuscrit ancien  : MS français 9223
Ouvrage  : Rondeaux et autres poésies du XVe siècle    de Gaston Raynaud (1889)

Bonjour à tous,

A_lettrine_moyen_age_passionu milieu du XVe siècle,  à la cour de Charles d’Orleans, on   versifiait sans bouder son plaisir.   Au    petit cercle qui entourait le prince, auquel la bataille d’Azincourt et ses conséquences avaient ravi la couronne, venait se joindre des nobles de passage. A la faveur d’un concours,  le temps  d’un dîner ou d’une soirée, tout ce petit monde s’adonnait à l’exercice du style et de la  rime.

Poésie de cours et jeux poétiques

Fallait-il qu’on aime la langue ? Le talent de plume du noble, amoureux des arts et des lettres, semblait étendre, sur tous, comme une aura d’inspiration. Les sujets pouvaient être sérieux. Pourtant la poésie savait y prendre, aussi, un tour de légèreté qui trouverait, peut être même, quelques échos, jusque sous François 1er, avec des Clément Marot ou des Melin Saint Gelais, avant que les poètes un peu guindés de la pléiade ne s’en mêlent pour tenter d’en faire une affaire sérieuse.

Bien sûr, longtemps avant tout cela et dès le XIIe siècle, il y a avait eu les jeux partis des troubadours et des trouvères, les sirvantois, les farces et les choses ne sont pas si tranchées. Sous la plume de certains auteurs, la poésie du Moyen Âge central avait aussi ses aspects ludiques et elle permettait déjà de rire et de se divertir dans les cours. Pourtant, la première moitié  du XVIe siècle fera souffler sur elle, comme un vent de dilettante et d’amusement qui lui est  propre. Les mœurs changeront alors et peut-être, avec elles, une certaine relation au langage. En nous avançant un peu, il nous semble déjà trouver dans certaines des poésies de cette cour d’Orléans au XVe, un peu de cet esprit nouveau, même si les textes n’ont pas non plus la grivoiserie ou l’impertinence de ceux qu’on trouvera au XVIe.

Blosseville et l’amour courtois :
entre contre-pieds et désillusions

rondeaux-poesie-moyen-age-blosseville-manuscrit-ancien-monde-medieval_sVers la fin du XIXe, l’archiviste paléographe Gaston Raynaud eut la bonne idée de retranscrire le manuscrit   MS Français 9223, dans une graphie accessible pour  ses contemporains. Daté du XVe siècle, cet ouvrage contient un grand nombre de  poésies de la cour de Charles d’Orléans et on peut y débusquer, en plus de certains textes de ce dernier, quelques auteurs de qualité que la postérité n’a pas retenus.   C’est le cas de   Blosseville,  homme de lettres non dénué de style et d’humour, dont nous vous avions déjà présenté une ballade  ironique sur  les loyaux amants véritables.

Trois rondeaux choisis de Blosseville

Le Français 9223 nous gratifie d’un nombre important de poésies signés de la main de cet auteur.  Les thèmes du loyal amant et du sentiment amoureux y reviennent fréquemment et ce poète médiéval nous gratifie, souvent, d’une posture désabusée, voire grinçante, à leur encontre. Les contre-pieds qu’il fait à la Fine amor  sont même pour tout dire rafraîchissants et nous changent, en tout cas, des habituelles ritournelles sur le sujet. Pourtant,  quelques-uns de ses rondeaux montrent aussi l’homme sous un jour tout à fait classique : dans le rôle de l’amant contrit, rejeté  par sa dame, avec l’habituelle panoplie courtoise de circonstance, etc…

Blosseville connaissait-il quelques déboires amoureux ?  Certaines de ses poésies semblent le suggérer mais,  peut-être au fond, tout cela n’est-il qu’un exercice littéraire et, peut-être  qu’après tout, notre auteur ne fait-il que feindre tout du long. Le troisième rondeau que nous avons choisi plaiderait plutôt en ce sens. Fine amant rendu amer par l’échec ? Observateur ironique et aguerri ? Ou simplement poète appliqué à se couler au mieux dans l’exercice de la courtoisie ?  On en jugera. Il  semble  en tout cas que les règles de la courtoisie  inventées et promulguées par le Moyen Âge aient la dent dure. Entre adhésion ou rejet, leur norme reste, quoiqu’il arrive, le point de référence autour duquel l’on gravite.


A tord le nommez paradis

A tord le nommez paradis,
L’enfer(s) d’amours, s’aucune joye
Vous n’y trouvés qui vous rejoye,
Ou par beaulx faiz ou par beaulx dis.

Quant est a moy, nommer le veux
Le purgatoire des loyaux,
Qui ont leans* (là dedans, en cette matière) voué mains veux,
Par quoy ilz souffrent plusieurs maux.

Je le congnoys tant de jadis,
Que se nullement je savoye,
Voulentiers plus j’en mesdiroye :
Pardonnez moy, si je le dis :
A tort le nommez   paradis.

Bien grand dommaige

Se me semble bien grant dommaige
Que  n’avez en vous leaulté
Autant comment a de beauté
Vostre corps et vostre visaige.

Se  coeur avez tant fort volage,
Qu’en lui n’a que desleauté,
Se me semble    [bien grant dommaige.]

Vous ne maintenez tel oultraige
Enverz  moy pas de nouveauté,
Et, qui pis est, sans cruaulté
N’est jamais vostre fier couraige
Se me semble    [bien grant dommaige.]

Pour contrefaire l’Amoureux

Pour contrefaire l’amoureux,
Je foix ainsi le douloureux
Que ceulx qui sont en grant chaleur!
Sy n’ay je ne mal ne douleur,
De quoy je me tiens bien heureux.

Lays ! j’entretiens les maleureux,
Que seuffrent les maulx rigoreux,
Et changent souvent de coulleur,
Pour contrefaire [l’amoureux.]

Ce de quoy sont tant desireux,
Plusieurs foys, je le sçay par eux,
Car il me comptent leur malheur,
Cuidant* (en croyant, en pensant) que je soye des leur.
Dont je me sens plus rigoureux
Pour contrefaire [l’amoureux.]


En vous souhaitant très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

« S’eu fos en cort » la chanson médiévale d’un fine amant en peine par Peire Vidal

peire_vidal_troubadour_toulousain_occitan_chanson_medievale_sirvantes_servantois_moyen-age_central_XIIeSujet : musique, poésie, chanson médiévale, troubadours, occitan, langue d’oc, amour courtois, Provence médiévale, fine amor, fine amant
Période : Moyen Âge central, XIIe, XIIIe siècle
Auteur : Peire Vidal (? 1150- ?1210)
Titre : S’eu fos en cort
Interprète : Ensemble Peregrina
Album :   Cantix (2013)

Bonjour à tous,

E_lettrine_moyen_age_passionn suivant les pas de Peire Vidal et de ses désillusions amoureuses, nous vous entraînons, cette fois,  du côté de la Provence médiévale. Nous sommes   quelque part entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle  et  le troubadour nous conte  comme il se trouve mis à mal par l’indifférence de sa dame.  Sous les formes (habituelles pour l’époque) de la courtoisie, cette chanson médiévale est l’histoire d’une impasse et, comme tout bon loyal amant continue de l’être,  quelquefois, au delà de toute raison, le poète s’accroche  à ses sentiments  autant qu’à son désespoir de ne pas les voir aboutir.

Pour servir cette  belle chanson en occitan médiéval, dont nous vous proposerons une traduction, nous avons choisi l’interprétation d’une formation de talent : l’Ensemble Peregrina, ce qui nous donnera l’occasion de vous la    présenter.

S’eu fos en cort, de Peire Vidal par l’Ensemble Peregrina

L’Ensemble Peregrina

L’ensemble  Peregrina a été  fondé à Bâle, en 1997, par la musicologue et  chanteuse   Agnieszka Budzińska-Bennett (au centre, sur la photo ci- dessous). Il a des relations étroites avec la Schola Basiliensis Cantorum puisque c’est là que ses membres se sont rencontrés. On se souvient que cette école suisse spécialisée dans l’apprentissage des musiques anciennes et médiévales a vu passer des professeurs de renom (voir autobiographie intellectuelle de Jordi Savall) mais qu’elle a aussi favorisé la formation de  nombreux ensembles de talent.

ensemble-medieval-Peregrina-album-musique-moyen-ageDès sa formation, Peregrina a opté pour un répertoire très clairement médiéval avec une prédilection pour les musiques sacrées ou profanes du Moyen Âge central à tardif (XIIe au XIVe siècle). Depuis sa création, il y a presque 20 ans, l’ensemble a fait du chemin. Il s’est produit en concert sur de nombreuses scènes en Europe (Suisse, Pologne, Espagne, Allemagne, France, Angleterre, Estonie, …) mais aussi aux Etats-Unis. Il a également produit un nombre important d’albums sur les thèmes les plus divers :  musiques médiévales de l’Europe du nord (Finlande, Suède et Danemark),  musiques   du Tyrol,  compositions autour de Saint-Nicolas , chants dévots à la vierge du XIIe siècle, etc… A différentes occasions, Peregrina  a reçu de nombreux prix et sa reconnaissance sur la scène des musiques médiévales est, aujourd’hui, largement établie.

Voir le site web de l’Ensemble Peregrina (anglais)Voir sa Page FB

L’album Cantrix
Musique Médiévale pour Saint Jean-Baptiste

Enregistré en 2012 et mis à la distribution l’année suivante, l’album Cantrix  a pour vocation de faire tribut aux musiques médiévales autour de Saint Jean-Baptiste,  notamment tel qu’on le chantait dans les couvents royaux des  hospitalières de  Sigena et des Cisterciennes de   Las Huelgas.

On y retrouve des musiques principalement liturgiques extraites, dont  une grande partie, issues du Codex  de    Las Huelgas.   L’ombre de la Reine Sancha qui fonda un monastère en Aragon plane aussi  sur cet album.  Ceci explique la présence de  pièces issues du répertoire des troubadours, une de Rostainh Berenguier de Marselha et celle du jour de Peire Vidal. On la retrouve  sous deux formes dans l’album :   en version vocale et   musicale.  Comme on le verra, dans sa chanson, le troubadour provençal et occitan  fait allusion à la grandeur d’une reine d’Aragon et son roi et leur adresse même cette création. Au vue des éloges qu’il y prodigue à leur encontre,  il semble bien qu’il s’étaitmusique-medievale-album-ensemble-peregrina-cantix-moyen-age  fait des deux monarques  des  protecteurs très appréciés et bienveillants.

Pour revenir à l’album Cantrix, sa sortie coïncidait aussi avec l’anniversaire les 900 ans de l’Ordre de Malte et sa reconnaissance par le pape.  Il a d’ailleurs été co-produit par  l’Association Suisse pour le règne souverain de l’Ordre de Malte (la Swiss Association of the Sovereign Order of Malta). On y retrouve 24 pièces  dont une majorité de chants polyphoniques et motets, mais aussi des pièces plus instrumentales.

L’album est encore disponible à la vente en ligne. Voici un lien utile pour plus d’informations :   Cantrix. Musique Médiévale pour Saint Jean-Baptiste. Ensemble Peregrina.

Membres de  l’Ensemble Peregrina sur cet album

Agnieszka Budzińska-Bennett  (dir, voix, harpe), Kelly Landerkin, Lorenza Donadini, Hanna Järveläinen, Eve Kopli, Agnieszka Tutton (voix),  Baptiste Romain (vièle),  Matthias Spoerry (voix)


S’eu fos en cort de Peire Vidal
de l’Occitan au Français moderne

Pour nous guider dans la traduction de cette chanson, nous avons suivi   les travaux de  Joseph Anglade : Les  poésies de Peire Vidal (1913). Nous les avons complétés avec des recherches personnelles sur divers lexiques et dictionnaires occitans. Se faisant, il n’est jamais question d’arrêter une version définitive, ni d’en avoir la prétention, mais plus d’ouvrir d’autres pistes et même, par endroits, de susciter certaines interrogations sur les sens et les  interprétations.

S’eu fos en cort on hom tengues dreitura,
De ma domna, sitôt s’es bon’ e bela,
Me clamera, qu’a tan gran tort mi mena
Que no m’aten plevi ni covinensa.
E donc per que.m promet so que no.m dona,
No tem peccat ni sap ques es vergonha.

Si j’étais dans une cour où on obtienne justice,
De ma dame, quoiqu’elle soit bonne et belle,
Je me plaindrais, car elle me traite avec tant d’injustice,
En ne respectant ni promesse, ni convention (gage, accord).
Et puisqu’elle me promet ce qu’elle ne me donne pas;
Elle ne craint pas le péché et ne sait ce qu’est la honte.

E valgra.m mais quem fos al prim esquiva,
Qu’ela’m tengues en aitan greu rancura ;
Mas ilh o fai si com cel que cembela,
Qu’ab bels semblans m’a mes en mortal pena,
Don ja ses leis no cre aver garensa,
Qu’anc mala fos tan bêla ni tan bona.

Il eut mieux valu qu’elle me fut, d’emblée, farouche,
Puisqu’elle me tient dans un chagrin (rancune ?) si grand et si sévère
Mais elle a fait comme celui qui tend un piège (au moyen d’un leurre)
Puisqu’avec ses belles apparences, elle m’a mis dans une peine mortelle,
Dont jamais sans elle, je ne crois pouvoir  me guérir
Tant, pour mon malheur, elle n’eut sa pareille en beauté et en bonté.

D’autres afars es cortez’ e chauzida,
Mas mal o fai, car a mon dan s’abriva,
Que peitz me fai, e ges no s’en melhura,
Que mals de dens, quan dol en la maissela;
Que.l cor me bat e.m fier, que no.s refrena,
S’amors ab leis et ab tota Proensa.

En d’autres affaires, elle est courtoise et distinguée (indulgente, avisée ?)
Mais elle agit mal, car elle s’acharne à me causer de la peine,
En me faisant le pire et cela ne s’améliore en rien,
Pas plus que le mal de dents quand il s’étend à la mâchoire ;
Au point que mon cœur bat et frappe, sans se refréner,
D’amour pour elle, dans toute la Provence.

E car no vei mon Rainier de Marselha,
Sitot me viu, mos viures no m’es vida ;
E.l malautes que soven recaliva
Garis mout greu, ans mor, si sos mals dura.
Doncs sui eu mortz, s’enaissi.m renovela
Aquest dezirs que.m tol soven l’alena.

Et puisque je ne vois mon Rainier de Marseille,
Quoique je vive, ce n’est pas une vie ;
Et comme le malade, qui ne cesse d’avoir de la fièvre
Est plus dur à guérir, et meurt, si son mal persiste.
Ainsi je suis bien mort, si ne cesse de se renouveler,
Ce désir qui me prive souvent de respiration.

A mon semblan mout l’aurai tart conquista,
Car nulha domna peitz no s’aconselha
Vas son amic, et on plus l’ai servida
De mon poder, eu la trob plus ombriva.
Doncs car tan l’am, mout sui plus folatura
Que fols pastres qu’a bel poi caramela.

A ce qu’il me semble, je l’aurais conquise trop tard,
Car nul femme ne prend de si dures résolutions,
Envers son ami (amant), et plus je l’ai servie
De toutes mes forces, plus je la trouve ombrageuse.
Ainsi puisque je l’aime tant, je suis encore plus fou
Que le pâtre qui joue du chalumeau sur une belle colline.

Mas vencutz es cui Amors apodera ;
Apoderatz fui quan ma domn’ aic vista,
Car nulh’autra ab leis no s’aparelha
De pretz entier ab proeza complida.
Per qu’eu sui seus e serai tan quan viva,
E si no.m val er tortz e desmezura.

Mais il est vaincu celui que l’amour possède
Je fus pris dès que j’ai vu ma dame,
Car nulle autre ne lui ressemble,
De ses mérites entiers à sa bonté parfaite.
Et pour cela je suis à elle et le resterais aussi longtemps que je vivrais
Et si elle ne me porte secours ce sera tort et démesure.

Chansos, vai t’en a la valen regina
En Arago, quar mais regina vera
No sai el mon, e si n’ai mainta quista,
E no trob plus ses tort e ses querelha.
Mas ilh es franc’ e leials e grazida
Per tota gent et a Deu agradiva.

Chanson, va-t-en jusqu’à la vaillante reine
En Aragon, car reine plus authentique
Je ne connais au monde, et pourtant j’en ai vu plus d’une
Et je n’en trouve d’autre, sans tort et sans tâche
Mais, elle, est franche, et loyale et gracieuse
aimée de tous et de Dieu.

E car lo reis sobr’autres reis s’enansa,
Ad aital rei coven aitals regina.

Bels Castiatz, vostre pretz senhoreja
Sobre totz pretz, qu’ab melhors faitz s’enansa.

Mon Gazanhat sal Deus e Na Vierna,
Car hom tan gen no dona ni guerreja.

Et puisque le roi au dessus des autres rois s’élève,
A un tel roi convient une telle reine.

Beau Castiat (1), votre mérite surpasse
tous les mérites, car il s’élève par de plus hauts faits (nobles actions).

Dieu sauve mon Gazanhat (profit, protecteur ?) et dame Vierna (2),
Car personne ne sait mieux qu’eux donner et guerroyer.


Notes

(1)   Castiatz : Raymon V de Toulouse, protecteur du troubadour. d’après M.E Hoepffner suivi par une grande majorité de médiévistes depuis.

(2)   Na Vierna : Dame très souvent mentionnée dans les poésies de Vidal, et qui d’après Hoepffner vivait certainement dans l’entourage du comté de Toulouse. Dans ses poésies, Peire Vidal la mentionne, en effet, systématiquement  en même temps que Castiatz.  Dans un article de 1943, la philologue et médiéviste Rita Lejeune  nous apprend que son nom véritable aurait été  Vierna de  GangesSelon elle toujours, cette Na Vierna aurait pu être plus proche du comte de Toulouse que seulement une vassale et lointaine parente. Elle pense même que serait cette dame à laquelle le troubadour aurait volé un baiser qui allait lui coûter son exil de Toulouse par le comte lui même. En suivant son raisonnement, ce serait peut-être encore la dame à laquelle est destinée cette pièce. Très sincèrement, il n’existe aucun moyen de vérifier cela aussi libre à vous de suivre ou non la médiéviste dans ses allégations et son raisonnement. (Voir Les personnages de   Castiat  et de  Na Vierna  dans Peire Vidal,  Annales du Midi, Tome 55, N°217-218, 1943). 

En vous souhaitant une belle  journée.

Frédéric EFFE.
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval    sous toutes ses formes.

Monde littéraire, monde médiéval : réflexions sur l’Amour courtois au Moyen-âge

poesie_litterature_medievale_enluminure_codex_manesse_amour_courtois_fine_amor_moyen-age_central_XIIe_XIIIeSujet : amour courtois, fine amor, poésie médiévale, réflexions, définition, réalité sociale, réalités médiévales, mentalités médiévales.
Période : moyen-âge central, moyen-âge tardif

Bonjour à tous,

Suite à la publication de la ballade «Se je vous aim de fin loyal corage» de Guillaume de Machaut, nous voudrions coucher, ici, quelques réflexions sur l’amour courtois : ses mécaniques, son cadre, ses attentes, ses codes, ses prétentions. Nous en profiterons, notamment, pour nous pencher sur les articulations entre monde littéraire et monde médiéval, dans le cadre de la fine amor.

Contexte

Si l’amour courtois s’est transformé et généralisé pour devenir, un peu, un modèle idéal de conduite et de séduction dans nos sociétés, il a, dans ses prémices, autorisé des jeux dont la dimension n’était pas exempte d’enjeux socialement « transgressifs ». On peut même être frappé, par instants, en mesurant à quel point, par le truchement de la fine amor, le Moyen-âge a pu « autoriser » et même promouvoir la coexistence de deux mondes antithétiques  :  celui de la réalité médiévale et de ses valeurs sociales, d’un côté, celui de la courtoisie, de la littérature et de l’imaginaire de l’autre.

Sans doute a-t-il fallu pour cela, qu’un statut particulier soit accordé à la lyrique courtoisie, et qu’un relatif cloisonnement ait séparé ces deux mondes : celui de la réalité et de ses enjeux et celui du « jeu » et du fantasmé. Aujourd’hui, ce cloisonnement ne serait, sans deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaledoute, plus possible. Nous allons avoir l’occasion de développer cela, en raccrochant sur la ballade et les mésaventures amoureuses de Guillaume de Machaut dont nous avons eu l’occasion de parler  dans l’article « Se je vous aim de fin loyal corage ».

En un mot, l’histoire est la suivante : le vieux poète s’est entiché d’une jeune demoiselle ; au début un peu froid, il a fini par céder à ses avances. Par la suite, il s’est piqué au jeu, au point même de s’illusionner lui-même. Au cours de cette aventure, il parait même avoir été quelque peu instrumentalisé par la jeune fille : cette dernière se serait servi, par exemple (du moins le pense-t-il), de ses poésies pour les montrer à d’autres. Les fins de la demoiselle ne sont pas très claires – moqueries, mise en valeur sociale de sa propre personne, stratégies auprès d’autres prétendants – et une certaine immaturité en est peut-être la cause, mais elles excèdent, en tout cas, l’intimité et la nature supposément secrète de la relation, fut-elle littéraire. Pour finir, l’aventure contée par le poète connaîtra une issue un peu tragique puisque la belle finira par se marier en mettant fin à la relation. On le verra, ceci n’empêchera pas ce dernier de vouloir poursuivre la relation courtoise.

La chosification du loyal amant

Par sa nature même, la Fine Amor contient toujours, en germe, la possibilité d’éconduite, mais aussi de « chosification » de son auteur : flatteries, séduction, l’exercice valorise sa « cible » et, dans les faits qui nous intéressent, cette dernière se trouve être souvent une demoiselle ou une dame hors de portée sociale.

Quand les jeux sont ouverts, si le secret de principe est éventé, le poète peut, peut-être, en tirer quelque « gloriole », mais, cela demeure tout aussi vrai de la dame courtisée. N’est-il pas plaisant, en effet, de se laisser aller à ces jeux littéraires, flatteurs pour l’ego, dont on sait déjà, dans bien des cas, qu’ils n’auront aucune incidence sur la marche de la réalité ? Au sein même de nombreuses poésies courtoises, une partie des « médisants » est là pour rappeler au poète que l’exercice est risqué et qu’il pourrait bien se retrouver l’instrument d’une triste méprise : on le moque pour son trop de « servilité » ou d’abaissement », on persifle les qualités réelles de la dame et, notamment, sa loyauté. A quoi bien souvent le loyal amant reste sourd (sans quoi il ne serait plus loyal).

Le vent des malentendus

Dans la veine des désillusions de Machaut, le poète médiéval sait-il que ses productions, et finalement son désir et ses projections, pourront faire l’objet d’une instrumentalisation ? Sauf à être naïf, le risque est inhérent à l’exercice mais il peut toujours espérer que le deco_enluminures_rossignol_poesie_medievalesecret de sa correspondance soit, au moins, respecté. Son ambition s’épuise-t-elle, sur le simple terrain littéraire, une fois l’encre de ses vers séché? Dans certains cas, peut-être, dans d’autres, il semble évident qu’il en attend bien plus. Bien fou, pourtant, qui croirait gommer d’un trait de plume, les principes qui commandent à la réalité sociale médiévale. Le terrain est glissant et, quelquefois, les lignes paraissent un peu brouillées entre jeu littéraire, sentiments et attentes véritables du loyal amant, et réception possible de l’exercice ; et s’il est généralement entendu que les flammes du désir inassouvi demeurent au centre de la quête courtoise, il peut souffler, quelquefois, à la lisière de son cadre, comme un vent de malentendu sur la réciprocité des attentes.

L’amour courtois face au principe de réalité

Deux mondes étanches ?

Nous le disions plus haut, du point de vue de l’analyse, tout se passe comme si la Fine Amor et ses jeux littéraires, nous mettaient face à l’existence de deux mondes indépendants : d’un côté, celui fait de chair, de sang et de matière ; c’est le monde médiéval, le réel, le tangible avec ses réalités sociales, ses classes, ses mariages arrangés et stratégiques, ses lignages cloisonnés de la haute noblesse. De l’autre, se tient le monde de la poésie et de l’exercice littéraire courtois, fait de vélin, d’encre et de plumes ; c’est le règne du fantasme, du désir, de la possible transgression.

A travers la lyrique courtoise, la dame de haute condition peut se laisser approcher, courtiser et flatter par le clerc, le poète, le petit noble ou le petit seigneur. De l’autre côté (dans les cas de relations « ascendantes » et de différences de « classes » au sein de la noblesse :  petite et moyenne noblesse face à grand noblesse, …), un certain nombre d’hommes  vont « s’autoriser », par le travers de l’écrit et du style, à jeter leur dévolu sur une grande dame ou damoiselle.  Ainsi, ces  « ver(s) de terre amoureux d’une étoile » ne rêveront que de la séduire, la conquérir, la servir, peut-être même seulement de l’effleurer ou de susciter son attention : une relation dont certains médiévistes ont fait remarquer qu’elle pouvait être rapprochée du modèle de la féodalité et de la relation vassalique.

Une brèche (illusoire?) dans la réalité

deco_enluminures_rossignol_poesie_medievalePour donner corps à cette volonté d’un possible rapprochement, l’amant courtois n’a pour lui que son talent de plume et un engagement qu’il veut infaillible. Au delà de la simple beauté et des qualités morales ou intellectuelles de la dame (qu’il ne se privera pas de louer), la condition sociale de cette dernière, les exigences de son statut et même, la réalité de ses engagements quand elle en a, sont parfaitement connus de ce prétendant. Pourtant, si ces contraintes participent indéniablement des motifs de son attraction, il en nie, d’une certaine façon, « la concrétude » ou les implications. Par ses artifices et ses codes, l’amour courtois va, en quelque sorte, autoriser le poète, à lancer une échelle par dessus cette réalité, en lui permettant de former un espoir fou : celui de pouvoir la transcender. D’une certaine manière, il n’est pas tout seul dans son entreprise : s’il dresse, en effet, dans ses vers, tous les obstacles qui s’interposent entre lui et la dame (les médisants, le siècle et ses valeurs déchues, les autres prétendants, etc…), les pans entiers d’un monde le soutiennent dans son entreprise.

Le Moyen-âge à l’assaut
de sa propre transgression

Ce rapprochement entre le loyal amant et sa « princesse ou dame inaccessible », un certain Moyen-âge n’aura, en effet, de cesse de l’appeler de ses vœux. Contre les conventions sociales établies, contre le respect des principes de la féodalité, contre les valeurs religieuses et les principes sacrés de l’union promulgués par le monde chrétien, le monde médiéval ne cessera de vouloir donner corps à ce mythe, quitte à le réinventer ou l’affabuler jusque dans ses chroniques : les Vidas et les Razos des troubadours sont emplis de ces récits d’amour réciproque entre un poète (quelquefois, lui-même, seigneur) et une grande dame ou une princesse ; les biographies des trouvères leur emboîteront, maintes fois, le pas.

Tout ce passe comme si, ce Moyen-âge là entendait gratifier le loyal amant d’un juste retour, en paiement de ses qualités et de son amour, quitte à le faire au détriment de ses propres réalités sociales et de son ordre établi : une bulle de rêve ? L’espoir d’un décloisonnement (relatif et interne à la noblesse et ses sous-classes) ? Quelque chose qui prouverait qu’une voie est possible et que les règles peuvent être transgressées ? Les objets culturels et sociaux sont complexes et on ne peut, si facilement, les réduire à leur nature fonctionnelle, mais, tout de même. Si le territoire de la littérature courtoise a dû, nécessairement, être défini comme un « jeu codifié » pour pouvoir coexister avec les réalités médiévales, dans ses aspects les plus sulfureux, il flirte avec des valeurs tellement aux antipodes du monde qui le voit émerger qu’on peut se demander si sa vocation n’est pas, en grande partie, de proposer une évasion radicale : du social, ou même de nouveaux modèles idéalisés d’accession au pouvoir. Une sorte d’espoir qui se saurait, lui-même, vain, mais dont le seul exercice suffirait à tutoyer la saveur incomparable de la transgression. Il se présente, en tout cas, comme un territoire fantasmé, construit en opposition à une certaine réalité, et sur lequel de nouveaux modèles relationnels avec leurs propres codes, pourraient exister et s’épanouir.

Relativité du passage à l’acte
dans le cadre médiéval

Quand nous parlons de transgression, mettons y tout de même un bémol. En fait de « passage à l’acte », la Fine deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaleAmor  médiévale peut trouver sa simple récompense dans une réciprocité des sentiments qui n’aura d’effets que sur le plan fantasmagorique, symbolique ou rêvé et aucune incidence véritable sur le plan social et réel : un accord susurré du bout des lèvres, un signe d’affection, une marque d’intérêt, la promesse d’un baiser, … Dans ces jeux qui flirtent avec les interdits et les désirs voués à ne pas toujours être assouvis, une simple percée dans la réalité, un simple signe, la reconnaissance du poète médiéval courtois comme favori (littéraire) par la dame concernée, peut  suffire, dans certains cas, à enflammer ce dernier.

Une meilleure place à la cour, un peu plus de soupe à la table, un regard appuyé, le sentiment peut-être de sortir du lot et d’être reconnu comme « loyal amant » dans ce monde codifié ? Un rêve immense dans les cartons mais qui se satisfait de petits aménagements ou de « niches secondaires » (Erving Goffman – Asiles, 1961 ) comme ordinaire et comme horizon. Notre modèle moderne de l’amour s’en trouverait, à coup sûr, frustré et ne saurait, si facilement, s’en contenter.

Le choc des deux mondes

Bien sûr, ce monde de papier et de rimes où courent des désirs interdits et coupables peut finir par se choquer contre le monde médiéval factuel et ses réalités. Comme on y joue avec le feu, il y a eu nécessairement, par moments, passage à l’acte (au sens charnel et consommé). Quand bien même, sans verser dans le cynisme, la marche du monde médiéval n’en a pas été changé : pour loyaux qu’ils aient pu être ou grands génies de la plume et du style, les clercs ou les barons n’ont point été couronnés. L’ascenseur sociale est en panne. L’amour courtois, même consommé, restera voué au secret. Dans ses formes transgressives les plus avancées, jamais il ne révolutionnera la réalité du monde qui l’autorise à exister, mais sans doute n’en demande-t-il pas tant.

En dehors de tels franchissements, les maris ou les prétendants officiels pourront se montrer agacés par ces jeux et ces amours de papier. Certains finiront même par bannir ou chasser le prétendant devenu encombrant, ou peut-être, encore, par éloigner « l’objet » de convoitise et de tentation, de la vue des concurrents. De la même façon, d’autres poètes manifesteront des colères bien réelles ou se sentiront violemment trahis en apprenant que la dame s’était finalement tournée vers un prétendant réel ou même, vers un autre favori de plume. Monde littéraire, monde réel, le jeu et ses codes finissent, quelquefois, par trouver leurs limites concrètes sur le terrain et s’y casser les dents.

Courtoisie et Modernité

Une réalité qui nous parle

Pour résumer, sous le couvert du style, l’amour courtois évolue dans un monde allégorique, du fantasmé, du désiré qui a ses propres codes et ses propres règles. Son terrain de jeu est « autorisé » et même plébiscité par une partie du Moyen-âge, mais il reste miné ; à n’importe quel moment, il peut être rattrapé par des réalités qui, pour le coup, nous paraissent familières : des maris jaloux, des dames qui se deco_enluminures_rossignol_poesie_medievalerefusent au jeu, d’autres qu’on éloigne volontairement de l’échiquier, des prétendants déçus qui finissent par se lasser, des mariages de classes qui finissent par faire s’écrouler, en un instant, les espoirs des poètes comme autant de châteaux de cartes. Si le monde médiéval peut tolérer et apprécier l’amour courtois comme « exercice de style », ce dernier ne cesse de vouloir interagir avec une réalité aux antipodes des valeurs de son monde. Il faut, donc bien, de temps en temps, qu’il en paye le prix.

De fait, à quelques siècles de là, ce prix peut encore nous parler parce que, malgré le vent assez passager de libération des mœurs qui avait pu souffler dans les années 70, les valeurs morales du monde médiéval chrétien, en matière amoureuse, sont restées, en partie, les nôtres. Leurs racines ont simplement gagné en profondeur et nous n’en avons plus forcément conscience : sacralité de l’union, loyauté, fidélité, etc…  En avançant sur le terrain de la sociologie critique et au risque de nous faire traiter de briseur de rêves, inutile d’ajouter que le cloisonnement social des unions est largement resté de mise, n’en déplaise, au mythe de la princesse et du ramoneur.

Terre de contrastes

Si la courtoisie donne à ses poètes la possibilité de jeter des ponts entre un monde littéraire et monde médiéval factuel, jamais, comme au moyen-âge, on a pu, à ce point, séparer l’exercice littéraire amoureux d’un certaine « réalité » des relations. Jamais, on a pu y plébisciter, à ce point, le modèle du loyal amant, même dans ses formes les plus transgressives.

Concernant une certaine mécanique de l’amour courtois, presque indépendante du principe de réalité, on peut valablement revenir ici à la ballade de  Guillaume de Machaut. Il nous en donne, en effet, dans sa poésie, un exemple assez édifiant. La belle qui faisait l’objet de toutes ses attentions s’est marié à un autre, mais le poète continue de réclamer « son cœur ».

« Se vous avez pris autre en mariage,
Doy je pour ce de vous estre ensus mis
Et de tous poins en oubli?
Certes nennil; car puis que j’ ay en mi
Cuer si loyal qu’il ne saroit meffaire,
Vous ne devez vo cuer de moy retraire. »

« Si vous en avez pris un autre en mariage.
Dois-je pour cela être rejeté de vous
Et condamné à un entier oubli ?
Non certes ; puisque j’ai en moi
Cœur si loyal qu’il ne saurait méfaire,
Vous ne devez de moi retirer votre cœur. »

Même face à l’intervention la plus concrète de la réalité, les personnages (de papier) pourraient donc continuer de s’aimer. Interpréter la demande du poète uniquement comme la marque d’un vieil amant désespéré serait une fausse piste :  sa ballade sonne comme une évidence dans un univers codifié. Elle donne bien la mesure de la nature transgressive de la Fine Amor, mais démontre aussi, le cloisonnement que le moyen-âge a pu ménager entre le monde idéalisé des désirs et de l’imaginaire et le monde réel des engagements. En dehors du modèle de pouvoir féodal, de la forte étanchéité de la haute noblesse et de sa main mise sur le pouvoir, la forte prégnance des unions arrangées peut-elle avoir favorisée la lyrique courtoise ? C’est encore une autre piste.

deco_enluminures_rossignol_poesie_medievaleQuoiqu’il en soit, en transposant l’exacte situation dépeinte dans les vers de Machaut à notre monde, on mesure à quel point sa demande peut nous sembler décalée. Dans la majorité des cas et pour n’importe quel prétendant contemporain, à peu près normalement constitué, un acte aussi fort que le mariage de la belle convoitée marquerait, à coup sûr, un couperet à l’aventure (ne fut-elle qu’épistolaire). Dans quelques très rares sphères sociales, on pourrait, peut-être, trouver quelques exceptions à cette règle, mais tout de même ; on imaginerait, sans doute assez mal, une jeune mariée continuer à recevoir des poésies enflammées et des avances d’un autre prétendant et ce dernier continuer de réclamer son cœur.

Encore une fois, passée la vague de permissivité de la fin des années soixante, nos modèles relationnels amoureux semblent bien s’être coulés, à nouveau, dans un moule plutôt traditionnel : on attend de l’être aimé une loyauté dans les actes, autant qu’une loyauté de cœur. Est-ce à dire qu’un jeune époux, au moyen-âge, n’aurait pas été en droit d’en attendre autant ? Non, le jeu reste épineux, mais les cartes sont un peu plus brouillées par la nature codifiée du jeu courtois et le fait que le loyal amant est finalement plébiscité par une partie de la société. Dans notre monde et en matière amoureuse, il demeure évident qu’exercice littéraire et réalité sont bien plus clairement décloisonnés.

Pour réfléchir plus avant sur le sujet de la Fine Amor, vous pouvez encore consulter l’article suivant : Amour courtois, le point avec 3 experts de la question

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.