Sujet : poésie politique, morale, réaliste, poésie médiévale, biographie, portrait, poète breton. Période : moyen-âge tardif, XVe siècle Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491) Manuscrit ancien : MS français 24314 bnf Ouvrage : Les lunettes des Princes (extrait).
Bonjour à tous,
ous suivons, aujourd’hui, le fil de la poésie médiévale du gentilhomme d’armes breton du XVe siècle, Jehan Meschinot pour partager quelques nouveaux extraits pris, ça et là, dans ses « lunettes des princes ».
« … Se tu vas à Saint-innocent Où y a d’ossemens grans tas, Jà ne congnoistras entre cent Les os des gens de grans estas D’avec ceulx qu’au monde notas En leur vivant povres et nuds. »
Sur cette même idée d’égalité devant la mort, on trouvera encore en un autre endroit :
« … Quant au corps, guere davantage Ne vois d’un Prince aux plus petits Les aulcuns s’en vont devant âge A la mort pauvres et chétifs. Autres suivent leurs appetis Pour quelque temps, & puis ils meurent: Leurs oeuvres sans plus leur demeurent. »
Les lunettes des princes, Jean Meschinot.
A quelques éléments auto-biographiques près, les Lunettes des Princes de Meschinot, se situent à plein dans une poésie morale et politique, basée sur l’observation des temps, dans la veine d’un Eustache Deschamps et d’autres rhétoriqueurs d’alors qui, comme les décrivait l’historien et écrivain Edouard de kerdaniel dans son ouvrage Un soldat-poète du 15e siècle, Jehan Meschinot (et sans les réduireà cet aspect de fond puisqu’ils se caractérisent aussi par un usage particulier des formes) : « considèrent la poésie, non comme l’expression de sentiment personnel, mais comme l’expression d’antiques vérités et mettent leur esprit, leur verve, les ressources de leur versification à exprimer les lieux communs de la morale et de la sagesse éternelle. »
Dans cet état d’esprit donc et toujours aussi prompt à défendre l’homme de pauvre condition, les gens du simple ou le vilain contre les abus des puissants ou des princes, Jean Meschinot fait ici appel à la réalité ultime : la mort, pour rappeler à ces derniers la vanité et la vacuité du pouvoir, autant que l’importance de tenir leur devoir.
Quant à la camarde, comme d’autres de ses contemporains, le poète breton du moyen-âge tardif la connaît bien. Entre famine, misère et guerre, il en a été le témoin et elle lui a encore enlevé, en l’espace de quelques années, ses grands protecteurs, quatre ducs de Bretagne successifs, le laissant dans le plus grand embarras et dans une détresse qu’il versifiera si bien et de manière si réaliste qu’on croirait presque, par instants au moins, lire duFrançois Villon:
« Penser me tient, foiblesse me pourmène… Je veille en pleurs, je dors en frénésie. N’est chose qui ma douleur supporte, Pire est mon mal que n’est paralysie; Ma jeunesse est de tout bien dessaisie…
…Tremblant je sue, et si ars en froidure, En dueil passé ay mal qui sans fin dure Et ma santé d’infection tachée, l’ay corps entier dont la chair est hachée, Et ma beauté toute paincte en laidure.,. ]e suis garny de santé langoureuse, J’ay liesse pénible et doloreuse Et doux repos plein de mélencolie ; Je ne vis plus, fors en surté paoureuse, La clarté m’est obscure et ténébreuse, Mon sentiment est devenu folie. »
Les lunettes des princes (extraits) Jehan Meschinot.
Pourtant, même si la fatalité l’atteint au point qu’il n’hésite pas à nous faire partager ses infortunes, il n’aura de cesse dans ses lunettes des princes de dépasser son propos auto-biographique et ses propres misères dans un élan moral et politique qui reste au coeur de l’ouvrage. Morale et sagesse éternelle ou sermon politique pour une juste tenue du pouvoir, empreint d’une saveur toute médiévale ? Chacun en jugera. Il demeure en tout cas évident que les maux qui frappent son monde seraient bien moindres s’ils n’étaient encore aggravés par les vices et les abus des princes, mais aussi, nous dira-t-il, en élargissant son propos, de certains autres lettrés, personnels de justice, avocats, greffiers ou nobles de son temps.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE.
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Sujet : amour courtois, musique, poésie médiévale, Cantigas de amigo, galaïco-portugais, troubadour. Période : XIIIe siècle, moyen-âge central Auteur : Lourenço Jograr (Jogral) Interprète :Paulina Ceremuzynska Titre: Três moças cantavam d’amor Album : E moiro-me d’Amor (2006)
Bonjour à tous,
l y a tant de beaux auteurs, artistes, poètes, trouvères et troubadours qui nous viennent du monde médiéval qu’il pourrait parfois sembler difficile de savoir par où commencer. De notre côté, dans cette aventure, nous avons choisi de privilégier un voyage exploratoire qui ne suit pas nécessairement les sentiers balisés, ni les frontières des terres de la France d’alors. Notre objet est donc vaste mais nos pas restent libres de toute entrave.
Bien sûr, en matière de poésie et de littérature médiévale, il y a des classiques, des hiérarchies dans les auteurs, des influences réputées plus certaines que d’autres. En plongeant dans la discipline fascinante qu’est la codicologie, on peut même compter les codex et les manuscrits anciens pour mesurer la popularité de certains textes, ou projeter leur influence, même si cela reste un exercice délicat, comme nous le rappelait Richard Trachsler dans son excellente conférence sur le roman arthurien, donnée à l’Ecole de Chartes. Avec le temps et si Dieu nous prête vie, nous finirons bien par rattraper tous ces « classiques », mais encore une fois, nous n’en avons pas, jusque là, fait notre priorité systématique.
Ainsi, aujourd’hui, nous continuons d’emprunter, à notre façon, les chemins de traverse, à la découverte de ce fascinant moyen-âge et ce faisant, nous partons à la rencontre des Cantigas de Amigo et des Cantigas de Amor, autrement dit ces chansons des troubadours de l’Espagne et du Portugal médiéval qui sont des pièces de lyrique courtoise toutes entières dédiées à l’ami (soit l’être aimé) ou à l’amour.
Nous voilà donc à l’abordage des rives du moyen-âge central pour vous parler d’un troubadour du XIIIe siècle: Lourenço Jograr (ou Xograr), que l’on pourrait traduire, s’il le fallait, par Laurent ou Laurencin le Jongleur. Et comme souvent, cet article nous fournit encore l’occasion de parler d’une artiste passionnée de musique médiévale. C’est une chanteuse et soliste contemporaine d’origine polonaise. Elle a pour nom Paulina Ceremuzynska et elle nous offre ici une très belle interprétation d’une chanson de ce Lourenço, mais avant de la découvrir disons quelques mots de ce dernier.
Lourenço Jograr ( Xograr ou Jogral )
Laurencin ou Laurent le Jongleur
Les informations concernant la biographie de ce troubadour proviennent essentiellement de ses propres poésies ou des dits d’autres troubadours de son temps le concernant. Le fait qu’il ne soit désigné pratiquement que par son prénom complique encore son identification certaine dans les sources. Contemporain de la deuxième moitié du XIIIe siècle, il était, semble-t-il, d’origine portugaise, et a certainement fréquenté, au moins un temps, la cour d’Alphonse X de Castille.
Son oeuvre, à tout le moins celle qui nous est parvenue, n’est pas immense en taille. Elle comprend une dizaine de cantigas de amigo ou de amor réparties dans plusieurs manuscrits anciens (voir image ci-contre). On y trouve encore quelques jeu-partis demeurés célèbres entre lui et le chevalier et troubadour João Garcia de Guilhade (Johan Garcia de Guilhade) au service duquel Lourenço a certainement été.
TRÊS MOÇAS CANTAVAM D’AMOR par Paulina CEREMUZYNSKA
Paulina Ceremuzynska & l’art des troubadours galaïco-portugais du XIIIe
Nous devons l’interprétation du jour à la chanteuse et artiste Paulina Ceremuzynska. Avec une prédilection pour les musiques anciennes et en particulier celles provenant de la période médiévale et du moyen-âge central, Paulina est diplômée en musicologie à l’université de Varsovie. Titulaire encore d’un master en Interprétation de la musique médiévale, obtenu à l’Université Paris-Sorbonne, elle a étudié le chant et la direction artistique sous l’égide de prestigieux professeurs au nombre desquels on conte le célèbre contre-ténor et chanteur lyrique Richard Levitt.
En 2004, lors d’études et de recherches dans le cadre du Centre de recherches en sciences humaines de Saint-Jacques de Compostelle, elle s’attela à la transcription musicale et à l’interprétation du Parchemin Sharrer, document ancien comprenant des cantigas contemporaines du règne de Denis 1er du Portugal (1279-1325), monarque éclairé connu encore sous le nom du roi poète ou du roi troubadour. Outre ses célèbres réformes dans le milieu agraire, l’homme était un féru de littérature et de culture. Il fonda d’ailleurs l’université de Lisbonne et on lui attribue près de 140 cantigas.
A l’occasion de ses recherches historiques, musicales et médiévales, Paulina se forma aussi au galaïco-portugais et l’ensemble de ce travail donna lieu à un premier CD : Cantigas de Amor e Amigo dans lequel elle présentait des chansons du Roi Denis et du troubadour Martin Codax. Si cet album vous intéresse, vous le trouverez disponible à la vente en ligne sous ce lien : Cantigas de Amor E Amigo
Ce travail fut aussi, indubitablement, la confirmation pour l’artiste d’un vif intérêt, sinon d’une passion, pour la poésie des troubadours de cette période et de cette langue. Elle poursuivit d’ailleurs ses recherches dans la même direction, pour aboutir en 2006 à l’album E moiro-me d’Amor qui se situait encoreautour des troubadours de langue galaïco-portugaise du moyen-âge central. Il s’agit là d’un travail de restitution dont l’ambition est de se situer au plus près de l’esprit médiéval des Cantigas de Amigo. Il s’articule autour d’une sélection de chansons prises dans le répertoire des troubadours les plus prestigieux de l’école galicienne. C’est de cet album qu’est tirée sa sublime interprétation de la chanson de Lourenço Jograr que nous vous proposons aujourd’hui.
A noter encore concernant cette artiste qu’elle est la fondatrice et la directrice artistique de l’Ensemble Meendinhospécialisé dans les chants monophoniques médiévaux et les musiques anciennes. Pour la suivre, voici l’adresse de sa page facebook.
Três moças cantavam d’amor :
le chant d’amour de trois damoiselles pour un troubadour ému
La chanson du jour met en scène trois jeunes filles en peine d’amour et l’une d’elles, qui se trouve être la belle du troubadour propose aux deux autres de chanter la chanson d’un « ami » (l’artiste lui-même donc). Et voilà donc notre troubadour devant la scène, touché, pour ne pas dire émoustillé, que sa chanson puisse avoir été choisie par l’élue de son cœur, y voyant là, à l’évidence, une belle preuve d’amour. Derrière l’émotion du poète, on pourra, bien sûr, argumenter à l’envie sur la nature « auto-élogieuse » du chant, il semble d’ailleurs que quelques troubadours de la même période que l’auteur, l’aient fait, pour le moquer un peu mais la nature épurée de cette chanson d’amour « en miroir » l’emporte tout de même au final.
Les paroles médiévales
et leur adaptation en français moderne
Nous vous proposons une adaptation française du cru ; elle est issue de la traduction espagnole et anglaise des paroles et de recherches personnelles sur la langue originale. Encore une fois, il s’agit de s’en faire une idée, il reste, quoiqu’il en soit, difficile de retraduire toute la richesse de ce texte dans son contexte:
Três moças cantavam d’amor, mui fremosinhas pastores, mui coitadas dos amores. E diss’end’ũa, mia senhor: – Dized’amigas comigo o cantar do meu amigo.
Trois demoiselles chantaient d’amour c’étaient de très belles bergères Souffrant de peines amoureuses Et l’une d’elles disait, qui est ma dame : – Chantez, mes amies, avec moi, le chant de mon ami. (bien-aimé)
Todas três cantavam mui bem, come moças namoradas e dos amores coitadas. E diss’a por que perço o sem Dized’amigas comigo o cantar do meu amigo.
Toutes les trois chantaient fort bien Comme des filles amoureuses Et prises en détresse d’amour, Et elle dit, ce qui me troubla les sens : – Chantez, mes amies, avec moi, le chant de mon bien-aimé.
Que gram sabor eu havia de as oir cantar entom! E prougue-mi de coraçom quanto mia senhor dizia: – Dized’amigas comigo o cantar do meu amigo.
Quel grand plaisir j’ai eu alors de les entendre chanter! Et comme cela a touché mon coeur quand ma dame leur disait: – Chantez, mes amies, avec moi, le chant de mon bien-aimé.
E se as eu mais oísse, a que gram sabor estava! E quam muito me pagava de como mia senhor disse: – Dized’amigas comigo o cantar do meu amigo
Et, moi, plus je les entendais, Quelle grande joie c’était! Et combien cela me plaisait Comme ma dame disait : – Chantez, mes amies, avec moi, le chant de mon bien-aimé.
En vous souhaitant une belle écoute et une excellente journée!
Fred
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PS : dans les sources utiles sur la poésie et les cantigas médiévales gallego-portugaises (amigo et amor) , il faut citer pour ceux d’entre vous qui parlent portugais ou anglais cet excellent site web attaché, indirectement, à la faculté de Lettres de Lisbonne :Cantigas medievais galego-portuguesas.
Sujet : poésie médiévale, morale, réaliste, satirique, réaliste, ballade, moyen français Période : moyen-âge tardif, XIVe siècle Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Ballade a double entendement, sur le temps présent» Ouvrage : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps , G A Crapelet (1832)
Bonjour à tous,
oilà, pour aujourd’hui, une nouvelle ballade d’Eustache Deschamps et sa poésie morale, satirique, réaliste et politique. Témoin de son temps, critique de ses contemporains – princes, nobles, gens de cour et puissants mais pas uniquement – le poète du XIVe siècle faisait ici, non sans ironie et avec un humour plutôt grinçant, l’apologie de son temps. Et comme il s’agit là, en fait, d’une ballade à double entendement, il ne manque pas de nous rappeler, à chaque fin de strophe, qu’il pense tout le contraire de ce qu’il avance ou, à tout le moins, qu’il en pense bien plus : « je ne di pas quanque je pence », autrement dit, je ne dis pas « autant que » ou « tout ce que » je pense.
C’est donc bien, à son habitude, une nouvelle satire en creux de son époque qu’Eustache Deschampsnous proposait là. Notons que ce n’était pour lui qu’un exercice de style et d’humour et pas un faux-fuyant, puisqu’il a largement démontré, par ailleurs, qu’il n’hésitait pas à être plus direct et frontal dans ses attaques. Comme nous l’avons déjà dit ici, le fait de ne pas dépendre de sa plume pour survivre et s’alimenter lui a sans doute permis une liberté de ton qui, pour notre grand plaisir et intérêt, il faut bien le dire, le distingue d’un certain nombre d’autres poètes de cour. Concernant cette dernière, même s’il l’a longtemps pratiquée, le poète médiéval avait fini par lui tourner le dos et on se souvient de certaines de ses poésies critiques sur la vie curiale, qui prennent parfois des allures de diatribes.
Quoiqu’il en soit, pour l’heure et dans cette ballade à double sens, ce sont les valeurs générales de son temps qu’il interpelle ou plutôt leur absence : cupidité, déloyauté, ambition, égoïsme, vice, haine mutuelle, sans oublier bien sûr, au passage, une petite pichenette de rigueur sur la tête des gens de cour, tout y est entre les lignes.
Ballade à double entendement,
sur le temps présent d’Eustache Deschamps
L’en me demande chascun jour Qu’il me semble du temps que voy, Et je respons : C’est tout honour, Loyauté, vérité et foy, Largesce, prouesce et arroy (1), Charité et biens , qui s’advance Pour le commun ; mais , par ma loy, Je ne di pas quanque je pence.
Chascuns doubte* (redoute) son Creatour, L’un à l’autre ne fait annoy*, (d’ennui) Sans vices sont li grant seignour, Au peuple ne font nul desroy* (tort, mal, tourment), Et appaisiez se sont li roy; Cure n’ont d’or ne de finance, Guerre fault* (manque, fait défaut) : c’est vrày, or me croy, Je ne di pas quanque je pence.
Li grant, li moyen, ly menour, Ne sont pas chascun à par soy, Mais sont conjoint en une amour; Sanz rebeller bien le congnoy; Et se le contraire vous noy (2), Et mon dit n’a vraie sentence, Je vous pri, pardonnez-le-moy : Je ne di pas quanque je pence.
Envoi
Prince, à court ont li bon séjour; Honourez y sont nuit et jour, Et li hault cuer plain de vaillance; Mais ly menteur et ly flateour N’y osent plus faire demour* (séjour) : Je ne di pas quanque je pence.
(1) arroy, aroi : dans ce contexte, contenance, discipline, bonnes manières? (2) Et si on le nie ou si on vous dit le contraire
En vous souhaitant une excellente journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com. A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
Sujet : poésie, littérature médiévale, auteur, poète médiéval, bourgogne, poète bourguignon, bourgogne médiévale, poésie réaliste. Période : moyen-âge tardif, XVe Auteur : Michault (ou Michaut) Le Caron, dit Taillevent ( 1390/1395 – 1448/1458) Titre : La destrousse
Bonjour à tous,
our faire suite au portrait du poète, valet de chambre et joueur de farces Michault Le Caron dit Taillevent, nous publions ici la première poésie qui nous est connue de lui. Il l’a vraisemblablement écrite autour de 1430, peut-être même quelques années avant. A en juger par l’introduction, Il y conte ses déboires devant la cour de Bourgogne. Après une nuit agitée à la belle étoile, sur des routes rien moins que sûres, le poète finira, en effet, détrousser de ses biens et même rossé et il demande ici audience à « l’excellent » duc Philippe le bon afin d’en obtenir quelques réparations.
Au milieu de ce récit tremblant, sans doute de nature à décourager les plus vaillants de contemporains du poète médiéval de passer la nuit, seuls, sous le ciel étoilé, on notera tout de même la nature morale des réflexions du poète dans l’obscurité. Se voit-il déjà au seuil de la mort ? Il ne peut en tout cas s’empêcher de nous faire partager quelques jolis vers sur la vacuité des possessions et des biens « mondains », vains attachements que les suites de l’histoire, en forme de parabole, finiront par lui confirmer puisqu’il tardera un peu trop à se dé-saisir de ses possessions au goût des brigands, et prendra même un coup sur le « groin ».
« Et aprez fondoit argumens En soy des biens qui sont mondain Et puis en rendoit jugemens Disant qu’ilz ne sont pas certain Et qu’on se traveilloit en vain En ce monde de les acquerre Car s’on gaigne huy on pert demain, Pour tan est fol qui les enserre. »
Belle profondeur de jugement à la faveur des circonstances. Cela dit, l’aventure de notre poète est donc bien triste, mais joliment contée, en vers, comme il plait à la cour, et dans un beau français du moyen-âge tardif, auquel Eustache Deschamps (1346-1406) nous a déjà habitué ici et qui nous est déjà bien plus compréhensible que celui des siècles antérieurs. En tout et pour tout, dans cette poésie, un seul paragraphe pose vraiment difficulté et quelques mots ici ou là, mais nous vous fournirons quelques clés de lectures pour y surseoir.
La Destrousse, Michault Taillevent
A mon tresredoubté seigneur, Le duc de Bourgongne excellent, Et a tous chevaliers d’honneur Et escuiers pareillement Supplie Michault humblement Qu’il ait ung petit d’audience : Si racontera son tourment Qu’il eut ou boys Sainte Maxence,
Comme nagaires sur le plain Se mist au dehors de Paris Et vint avec d’autres tout plain Jusques a Louvre en Parisis Ou grant chemin outre Senlis Pource qu’a Pons logier cuidoit, Mais par droit usage tousdis Il avient ce qu’avenir doit.
Et pour ceste cause il avint, Quand il fut du boys a l’entrée Que jour faillit et la nuit vint, Dont la convint, celle vespree Couchier à la dure terree Et son corps a Dieu commander Mais s’il faisoit chiere effraee Pas ne le convient demander.
Donc quant il vist que c’estoit forche Et que la nuit venoit a fait Et n’avoit ne chambre ne porche Et qu’il falloit qu’il fust de fait Comme homme de joye deffait Par tristesse et par desplaisir Il avisa son lit tout fait En ung buisson pour soy gésir.
Ainsi comme povre esgaré Estrené de dures estraines, Regarda lors son lit paré Duquel estoient les courtines Toutes de chardons et d’espines Et la couche de terre dure, Le chevet de grosses racines Et de ronces la couverture.
Et puis ou buisson se bouta Et mist a son cheval la bride Sur le col et l’abandonna Tout tremblant de peur et de hide* (effroi) Qu’on ne fist de lui homecide ; Aprez s’assit en requerant Nostre Dame et Dieu en aide Qui lui fust espee et garant.
Et com cil qui tousjours a peur En tel estat qu’on ne le tue Et qui n’est onques bien asseur Puis qu’il ot rien qui se remue Se soubzlevoit a col de grue Tout bellement sur ses genoulx Et avoit l’oreille tendue A tout lez* (de tous côtés) pour le peur des loupz.
Puis escoutoit se point sonner Orroit a ses villes voisines Ou s’il orroit le coq chanter Environ l’eure des matines ; Mais il n’oyoit coq ne gelines Ne chien abaier la entour, Neant plus, dont c’estoit mauvaiz sines, Que s’il fust mussié* (caché, enfermé) en ung four.
Et aprez fondoit argumens En soy des biens qui sont mondain Et puis en rendoit jugemens Disant qu’ilz ne sont pas certain Et qu’on se traveilloit en vain En ce monde de les acquerre Car s’on gaigne huy on pert demain, Pour tan est fol qui les enserre.
Se je pers, si dist il aprez, On dira : « S’il eust bien gardé, Espoir… Que faisoit il si prez ? » Ou on pourra d’autre costé Dire : « C’est cy cas de pitié Et de fortune tout ensemble. » S’en doit estre, pour verité, Plus pardonnable ce me semble.
Ainsi eust la mainte pensee Et mainte chose retourna Tant que la nuit se fut passee Et que ce vint qu’il adjourna, Puis a son chemin retourna Cuidans avoir tous griefz passez Mais depuis gaires loingz n’ala Qu’il fut de tous poins destroussez.
Car a l’issir* (sortie) de son buisson S’acompaigna de charios Et d’autres gens assez foison : Marchans et chartiers grans et gros. Mais quant vint a l’issir du bos Et d’une place grande et belle, Ilz furent aussi bien enclos Que perdrix a une tonnelle.
Et la, a hacques et a maques, (haches et massues) Vindrent gens atout grans paffus*, ( grandes épées) Armez de fer et de viez jaques* (habillement court et serré), Cum gladiis et fustibus, (avec glaives et bâtons) (Se sembloit liloy tarrabus Frere a tarrabin tarrabas, ) (1) Abrigadez* (regroupés) et fervestus Pour combattre a blis et a blas. (à tord et à travers)
Et la tolli on et dona (Et là on ôta et on prit) A Michault, je vous certifie ; Tolli, comment ? On lui osta Quanqu’il avoit pour ceste fie* ; (tout ce qu’il avait cette fois) Donna, et quoi ? Une brongnie* (un coup) Si grande que d’un cop de poing Sur la machoire, lez l’oye, On lui rompi prez tout le groing.
Et la cause pourquoy du rost* (de rosser) Ot Michault lors, ne fut si non Pour l’amour qu’il ne bailloit tost Ses besongnes en habandon, Combien qu’il leur baillast sans don Chaperon, espee, bourse et gans ; Et pui aprez, de grand randon* (confusion, violence), Saillirent ou bos les brigans.
Or vous a compté s’aventure Michault et son peril mortel, Et comment cette nuit obscure Il fist le guet a son cretel* (créneau) Et puis perdit tout son chatel. Priez a l’umble Vierge franche Et a son filz espirituel Qu’il lui doint bonne recouvranche.
Hault Prince, je vous ay conté Comment j’ay esté a destroit*, (embarras, détresse) Mais se dy vous ay verité, Si scay je assez bien que bon droit A bien mestier en maint endroit D’ayde par especial : Siques aidiez moy, pour Dieu soit Tant que je ressoye a cheval (2).
1. Jeux de mots sur Tarrabus de Lille ou Tarrabus le chef de guerre et Tarrabin Tarrabas, onomatopée utilisée alors pour désigner le bruits des coups qui pleuvent.
2. Afin que je puisse à nouveau aller à cheval, chevaucher. Comme le fait remarquer Pierre Champion dans son histoire poétique du XVe siècle, c’est peut-être à cette occasion que Michault reçut une prime dont on trouve la trace dans les archives, pour se procurer un cheval, même si l’histoire ne mentionne pas explicitement que le poète fut dessaisi de sa monture, à cette triste occasion.
ans doute est-il encore un peu tôt pour que les malandrins ayant assailli le pauvre Michault Taillevent soient issus de la bande très organisée des coquillards que connaîtra bien François Villon, puisque ces derniers ne seront mentionnés que plus tardivement, en 1455, dans les minutes du procès de Dijon. Quelques années après que Michault le Caroneut écrit ces lignes, pourtant, avec les trêves de la guerre de cent ans et le traité d’Arras, le XVe connaîtra à nouveau une forte résurgence des grandes compagnies dont Eustache Deschamps nous parlait déjà. et la figure du brigand de grand chemin n’aura pas fini de hanter ce siècle. De fait, dans le contexte et avec cette agression, le poète médiéval pourrait presque faire figure de triste précurseur. Nous mesurons bien, en tout cas ici, la violence et la sauvagerie de l’assaut, autant que, avant cela, l’émotion suscitée par l’arrivée impromptue de la nuit sur la voyageur médiéval solitaire et pour cause…
Son témoignage reste en tout cas précieux à plus d’un titre, autant qu’il nous permet d’apprécier la belle qualité de sa poésie. En nos temps orthographiques assassins où l’on semble aussi déprécier si fort l’art de rimer, cette jolie poésie reste tout de même plus gracieuse qu’un « j’m’est fait braquer mon zonblou« . Enfin, vous en jugerez.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.