Sujet : musique, chanson médiévale, poésie, troubadour, manuscrit ancien, langue d’oc, occitan médiéval, sextine, trobar clus, trobar ric, courtoisie, amour courtois. Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Titre : Lo ferm voler qu’el cor m’intra Auteur : Arnaut Daniel (Arnautz) (1150-1210) Interprète : Gérard Zuchetto Album : Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » (1985)
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous poursuivons notre exploration de l’œuvre d’Arnaut Daniel par l’étude d’une chanson de ce troubadour des XIIe-XIIIe siècles. Et quelle chanson ! puisqu’il s’agit, en effet, d’une sextine, forme poétique dont il fut l’inventeur et qui inspira, plus tard, de grands poètes de la renaissance italienne.
Trobar ric & Trobar clus
Si vous nous suivez depuis quelque temps déjà, vous avez dû nous suivre à l’étude de troubadours occitans du Moyen-âge et notamment de poésies qui, même une fois traduite, conservent des mystères impénétrables. C’est notamment le propre du Trobar Clus d’un Marcabrun qui se signe par sa difficulté d’approche, ses sous-entendus et ses sens cachés.
S’il ne se réclame pas directement de cette école, Arnaut Daniel en pratique une variante qu’on nomme « le trobar ric ». On a même fait de lui un de poètes les plus représentatifs de ce courant considéré comme proche du trobar clus en ce qu’il peut conduire au même résultat, en terme de difficultés d’interprétation. Le trobar ric se signe, en effet, par une recherche de formes sophistiquées qui peut rendre son résultat et ses images assez difficiles à percer. La pièce du jour vous en donnera un aperçu, mais avant d’en venir là, revenons à la sextine.
Qu’est-ce que la sextine ?
Pour redire un mot de cette forme poétique qui nécessite autant de rigueur que de virtuosité, il est donc question d’un poésie de six strophes de six vers, qui se termine par une demi-strophe de trois vers. Six mots-clés forment les rimes de la sextine. Cette dernière impose qu’ils reviennent à chaque nouvelle strophe mais ils doivent être permutés tout au long du poème, suivant un ordre précis.
Règles de permutations des rimes
Règle importante de la sextine, l’ordre des « mots-rimes » de la première strophe commande pour construire la seconde. En partant du principe qu’on numérote les six rimes de la première strophe, dans l’ordre des vers de 1 à 6, soit 1 2 3 4 5 6, les vers de la seconde strophe devront se terminer, dans l’ordre, suivant la séquence 6 1 5 2 4 3.
Pour les strophes suivantes, il existe plusieurs options. La plus simple est de considérer, pour chaque nouvelle strophe, que celle qui la précède réinitialise le compteur des rimes à 1 2 3 4 5 6. La strophe à écrire devra donc, à chaque fois, permuter l’ordre des mot-rimes de la strophe précédente pour retomber sur 6 1 5 2 4 3 et, ainsi de suite, jusqu’à la dernière strophe. La dernière strophe de trois vers contiendra, quant à elle, deux mots rimes par vers.
L’autre façon de procéder et qui aboutit au même résultat est de connaître l’ordre des séquences par rapport, cette fois, à l’ordre défini par les mots rimes de la première strophe. Cela suppose de mémoriser et de connaître toutes les séquences mais, en contrepartie, cela permet de mieux appréhender la subtilité de la construction spiralée de la sextine et l’enchaînement des permutations. Voilà ce que donne, dans l’ordre, pour chaque strophe : 123456 – 615243 – 364125 – 532614 – 451362 – 246531, ce qui donnerait a nouveau 123456 si une septième strophe existait.
Du reste, on notera que la séquence des mots rimes dans la demi-strophe d’envoi est de 12 34 56, à raison de deux par vers. Ainsi, la sextine s’enroule en quelque sorte sur elle-même en une forme qui n’a pas manqué de fasciner un certain nombre de poètes,longtemps après le troubadour Arnaut Daniel.
Une sextine de Ferdinand de Gramond
Pour être un peu plus concret sur le rendu de la sextine et sa mécanique sous-jacente, en voici un exemple emprunté à l’ouvrage Petit Traité de Poésie Française de Théodore de Banville (1871). Cette sextine en langue française est de la plume du comte Ferdinand de Gramond (1811-1897). Longtemps après Arnaut Daniel, ce poète et écrivain du XIXe siècle mit au point une nouvelle forme de la sextine, en se basant sur celles de Pétrarque (1304-1374) ; l’auteur du Moyen Âge tardif et du trecento italien s’était, lui-même, inspiré de notre troubadour du Moyen Âge.
Pour corser l’exercice, Ferdinand de Gramond ajouta à sa sextine française, des règles absentes de la version originelle d’Arnaut Daniel : la contrainte de l’alexandrin notamment mais encore d’autres difficultés liées à la nature des rimes : le premier, le troisième & le quatrième vers devaient rimer ensemble, de même que le second, le cinquième et le sixième vers. Cette sextine permettra de mieux comprendre le système des mots-rimes et leur permutation même si, comme on le verra, Arnaut Daniel s’était contenté de moins de pieds et de rimes plus simples dans la sienne.
L’étang qui s’éclaircit au milieu des feuillages, (1) La mare avec ses joncs rubanant au soleil, (2) Ses flottilles de fleurs, ses insectes volages (3) Me charment. Longuement au creux de leurs rivages (4) J’erre, et les yeux remplis d’un mirage vermeil, (5) J’écoute l’eau qui rêve en son tiède sommeil. (6)
Moi-même j’ai mon rêve et mon demi-sommeil. (6) De féeriques sentiers s’ouvrent sous les feuillages ; (1) Les uns, en se hâtant vers le coteau vermeil, (5) Ondulent, transpercés d’un rayon de soleil; (2) Les autres indécis, contournant les rivages. (4) Foisonnent d’ombre bleue et de lueurs volages. (3)
Tous se peuplent pour moi de figures volages (3) Qu’à mon chevet parfois évoque le sommeil, (4) Mais qui bien mieux encor sur ces vagues rivages (6) Reviennent, souriant aux mailles des feuillages : (1) Fantômes lumineux, songes du plein soleil, (2) Visions qui font l’air comme au matin vermeil. (5)
C’est l’ondine sur l’eau montrant son front vermeil (5) Un instant ; c’est l’éclair des sylphides volages (3) D’un sillage argentin rayant l’or du soleil ; (2) C’est la muse ondoyant comme au sein du sommeil (6) Et qui dit : Me voici ; c’est parmi les feuillages (1) Quelque blancheur de fée… O gracieux rivages ! (4)
En vain j’irais chercher de plus nobles rivages. (4) Pactole aux sables d’or, Bosphore au flot vermeil, (5) Aganippe, Permesse aux éloquents feuillages, (1) Pénée avec ses fleurs, Hèbre et ses chœurs volages, (3) Eridau mugissant. Mincie au frais sommeil (6) Et Tibre que couronne un éternel soleil ; (2)
Non, tous ces bords fameux n’auraient point ce soleil (2) Que me rend votre aspect, anonymes rivages ! (4) Du présent nébuleux animant le sommeil, (6) Ils y font refleurir le souvenir vermeil (5) Et sonner du printemps tous les échos volages (3) Dans les rameaux jaunis non moins qu’aux verts feuillages.(1)
Doux feuillages (1), adieu; vainement du soleil (2) Les volages (3)clartés auront fui ces rivages (4), Ce jour vermeil (5)luira jusque dans mon sommeil (6).
Sextine de Ferdinand de Gramond Petit Traité de Poésie Française, T de Banville (1871)
Une histoire courtoise d’oncle et d’ongle
Les contraintes de la sextine assimilées, revenons maintenant à celle d’Arnaut Daniel. Du point de vue thématique, cette chanson médiévale nous place dans le registre courtois cher à notre troubadour ; à l’exception d’un texte humoristique plutôt scatologique, la majorité de son œuvre gravite, en effet, autour du sentiment amoureux et de la lyrique courtoise.
On retrouvera donc dans cette sextine, le thème du loyal amant et de son engagement. Arnaut Daniel y abordera aussi l’inévitable question des médisants qui, sans relâche, cherchent à mettre des bâtons dans les roues des amants courtois et se dressent pour empêcher la réalisation de leurs projets. Toutefois, il faudrait plus que quelques mauvaises langues pour décourager notre poète amoureux ; sourd à toutes les recommandations de frères comme d’oncles (oncle), il compte bien faire corps avec sa maîtresse comme chair et ongle (ongla). Et son cœur doive-t-il supporter douleur plus cuisante que des coups de verges (verja) face à l’indifférence de la dame, son âme (arma) maintiendra son vœu de fin’amor. Dans l’attente, sûr que sa loyauté lui vaudra bientôt, le salut, Arnaut rêve, fébrile, de voir s’entrouvrir la porte de cette chambre (cambra) où nul jamais n’entre (intra).
Pour retomber sur nos pattes, et dans l’ordre d’apparition, voici donc les six mots rimes de cette sextine : intra (1)- ongla (2)- arma (3)- verja (4)- oncle (5)- cambra (6). Comme nous le disions plus haut, on ne saisira, sans doute pas, toutes les nuances de cette poésie à demi-hermétique, du fait de ses exigences de forme auxquelles s’ajoute aussi la distance temporelle et contextuelle qui nous sépare du pays d’Oc médiéval. Aussi, consolons-nous, même avec l’aide du romaniste et érudit occitan Pierre Bec pour la traduction, il demeurera quelques zones d’ombres auxquelles nous devrons nous résoudre ; mais il faut bien que l’art des troubadours occitans conserve quelques mystères et quelques références insaisissables pour continuer de nous fasciner.
Sources & partition de cette chanson médiévale dans le Chansonnier occitanl G
Les partitions musicales d’Arnaut Daniel dans le manuscrit médiéval R71 sup
Malgré la pléthore de manuscrits qui font état de l’œuvre d’Arnaut Daniel, seules les mélodies de deux de ses chansons nous sont parvenues. La bonne nouvelle est que la sextine du jour en fait partie. L’autre pièce dont la notation musicale nous a également été restituée est la chanson Chanzo dol. moz son pian eprim.
Ses deux partitions (photo ci-dessus) se trouvent dans le manuscrit médiéval R 71 sup de la bibliothèque Ambrosienne de Milan, en Italie. Connu également sous le nom de Chansonnier provençal G (canzionere provenzale G), cet ouvrage daté du dernier tiers du XIIIe siècle contient, sur 141 feuillets, de nombreuses pièces de troubadours occitans notées musicalement. On peut le consulter en ligne sur le site de la Bibliothèque milanaise. Notre auteur y apparaît sous le nom de Nardnard daniel.
Gérard Zuchetto & les troubadours occitans
Pour l’interprétation musicale de la chanson du jour, nous avons choisi une version de Gérard Zuchetto. Elle est tirée de l’album « Gérard Zuchetto chante les Troubadours des XIIe et XIIIe siècles » enregistré en 1985. Le talentueux musicien et chanteur, passionné de longue date par l’art des troubadours, y était entouré de deux complices : Patrice Brient, à la vièle à archet et à la citole et Jacques Khoudir, à la derbouka et aux percussions. Il en résulte une version plutôt minimaliste du point de vue de l’orchestration qui a l’avantage de laisser une belle place au chant et au texte de l’auteur de la fin du XIIe siècle.
Cet album peut s’avérer un peu difficile à débusquer mais vous pourrez également retrouver cette pièce dans le volume 2 de La Tròba. Cette anthologie des Troubadours XIIe et XIIIe siècles, signée de Gérard Zuchetto & son Troubadours Art Ensemble réunit une vie entière de recherche sur le sujet.
Cette œuvre complète autour de l’art des troubadours est réédité régulièrement par les Editions Troba Vox, maison d’édition de l’artiste. Sa dernière mouture date de 202. Elle comprend un ouvrage détaillé de plus de 800 pages pour près de 300 chansons occitanes médiévales, accompagnées de leur traduction. Vous pouvez commander cette production chez votre meilleur disquaire. Elle est aussi disponible en ligne au lien suivant.
Lo ferm voler qu’el cor m’intra dans son Occitan médiéval
Lo ferm voler qu’el cor m’intra no’m pot ges becs escoissendre ni ongla de lauzengier qui pert per mal dir s’arma; e pus no l’aus batr’ab ram ni verja, sivals a frau, lai on non aurai oncle, jauzirai joi, en vergier o dins cambra.
Quan mi sove de la cambra on a mon dan sai que nulhs om non intra -ans me son tug plus que fraire ni oncle- non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla, aissi cum fai l’enfas devant la verja: tal paor ai no’l sia prop de l’arma.
Del cor li fos, non de l’arma, e cossentis m’a celat dins sa cambra, que plus mi nafra’l cor que colp de verja qu’ar lo sieus sers lai ont ilh es non intra: de lieis serai aisi cum carn e ongla e non creirai castic d’amic ni d’oncle.
Anc la seror de mon oncle non amei plus ni tan, per aquest’arma, qu’aitan vezis cum es lo detz de l’ongla, s’a lieis plagues, volgr’esser de sa cambra: de me pot far l’amors qu’ins el cor m’intra miels a son vol c’om fortz de frevol verja.
Pus floric la seca verja ni de n’Adam foron nebot e oncle tan fin’amors cum selha qu’el cor m’intra non cug fos anc en cors no neis en arma: on qu’eu estei, fors en plan o dins cambra, mos cors no’s part de lieis tan cum ten l’ongla.
Aissi s’empren e s’enongla mos cors en lieis cum l’escors’en la verja, qu’ilh m’es de joi tors e palais e cambra; e non am tan paren, fraire ni oncle, qu’en Paradis n’aura doble joi m’arma, si ja nulhs hom per ben amar lai intra.
Arnaut tramet son chantar d’ongl’e d’oncle a Grant Desiei, qui de sa verj’a l’arma, son cledisat qu’apres dins cambra intra
Une traduction en français actuel de Pierre Bec
Ce vœu sûr qui, dans le cœur, m’entre Nul bec ne peut le déchirer, ni ongle De médisant qui en parlant mal perd son âme ; Car il n’ose le battre ni par branche ni par verge, Du moins en secret, là où il n’y a pas d’oncle, Je jouirai de ma joie en verger ou en chambre.
Quand je me souviens de la chambre Où à mon dam je sais que personne n’entre Tant me touchent plus que frère et oncle, Nul membre n’ai qui ne tremble, ni d’ongle, Ainsi le fait l’enfant devant la verge : Telle est ma peur de l’avoir trop dans l’âme.
Puisse-t-elle de corps, non de l’âme, Me permettre de venir en secret dans sa chambre ! Car plus me blesse au cœur que coups de verge Celui qui la sert là où elle est ne rentre : Toujours je serai pour elle comme chair et ongle Et ne prendrai conseil d’ami ni d’oncle.
Et jamais la sœur de mon oncle Je n’aimai plus ni tant, de par mon âme ! Et si voisin comme l’est le doigt de l’ongle, S’il lui plaisait, je voudrais être dans sa chambre ; Plus peut Amour qui dans le cœur me rentre Mieux à son vouloir me faire fort de frêle verge.
Depuis que fleurit la sèche verge Et que le seigneur Adam légua neveux et oncles, Si fin’amor dans le cœur me rentre Comme ne le fut jamais en corps ni en âme ; Où qu’elle soit, dehors ou dans sa chambre, Mon cœur y tient comme la chair à l’ongle.
Car ainsi se prend et s’énongle Mon cœur en elle ainsi qu’écorce en verge ; Elle est de joie tour et palais et chambre, Et je n’aime autant frère, parent ni oncle : Au paradis j’aurai deux fois joyeuse l’âme, Si jamais nul, de bien aimer, n’y entre.
Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle, A celle qui de sa verge a pris l’âme, Son Désiré, dont le Prix en chambre entre.
Fin’Amor et folie du verbe – Arnaut Daniel, Pierre Bec, ed Fédérop (2012)
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : sur l’image en-tête d’article, vous retrouverez deux enluminures d’Arnaut Daniel dans les manuscrits médiévaux, Ms Français 854 (chansonnier provençal I) et Ms Français 12473 (chansonnier provençal K) tous deux conservés au département des manuscrits de la BnF et consultables en ligne sur Gallica.
Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, poésie médiévale, troubadour, manuscrit médiéval, amour courtois, Aquitaine, occitan médiéval, Périgord, biographie, vidas, courtoisie. Période : Moyen Âge central, XIIe et XIIIe s Auteur : Arnaut Daniel (Arnautz Daniel) (1150-1210) Ouvrages : manuscrits médiévaux et chansonniers provençaux anciens : ms français 854, ms français 856, ms français 12473.
Bonjour à tous,
ous partons, aujourd’hui, en direction du pays d’oc, du temps des troubadours pour y découvrir l’un d’entre eux et non le moindre : Arnaut Daniel. Au fil de notre balade, nous glanerons quelques éléments sur la biographie de ce poète médiéval et son œuvre, sans oublier d’y adjoindre ce que nous content les Vidas que nous ont légué les manuscrits et chansonniers occitans du Moyen-âge central.
Eléments de biographie
D’un point de vue factuel, on sait assez peu de choses de la vie d’Arnaut Daniel et ce qu’on en connait se résume en grande partie, justement, à des éléments glanés directement de sa vida dans les codex d’époque.
Natif du Périgord et de Ribérac (Rabairac en Occitan), il fut ami de Bertrand de Born. Suivant ses biographes, son activité poétique se situe entre 1180 et 1200. Gentilhomme lettré ayant embrassé le métier de jongleur, il a pu côtoyer la cour de Philippe Auguste et d’autres cours occitanes. Comme on le verra, un récit le voit même passer à la cour d’Angleterre au moment où Richard Cœur de Lion s’y trouvait encore.
L’art de trobar & l’œuvre d’Arnaut Daniel
Arnaut Daniel nous a laissé une œuvre riche d’une petite vingtaine de pièces, 18 en tout dont 16 chansons, une sextine et une pièce humoristique (un peu trash il faut bien le dire). A cette dernière exception près, sa poésie se situe entièrement dans le registre de la lyrique courtoise. Musicalement, hélas, les notations et partitions ne se sont conservées que sur deux de ses pièces : la sextine « Lo ferm voler q’inz el cor m’intra » ( La ferme volonté qui au cœur m’entre) et la chanson « Chanzon do·l moz son plan e prim » (Chanson dont les paroles sont belles et légères).
Virtuose en matière de rimes, autant qu’habité par une grande exigence sur les formes, on considère, souvent, Arnaut Daniel comme un maître, sinon LE maître du Trobar ric. Il s’agit là d’une variante particulière du Trobar clus qui, si elle ne place pas dans sa finalité la recherche de formes hermétiques ou la création de poésies insaisissables à l’oreille profane (allégories ou allusions énigmatiques, images complexes, etc … voir notamment l’art de Marcabrun), peut demeurer tout de même difficile à saisir par les détours poétiques que sa recherche de formes lui impose.
Invention de la Sextine
Dans sa quête de perfection du point de vue de la forme, justement, on doit au troubadour Arnaut Daniel d’avoir mise au point la sextine. Ce poème de six strophes de six vers chacune et qui se termine par un envoi de trois vers, possède quelques particularités qui font sa grande difficulté et placent aussi, en son sein, une rythmique toute particulière.
Arnaut Daniel, ms Français 12473, chansonnier provençal K de la BnF
En effet, la sextine s’articule autour de six mots-clés qui forment des rimes que l’on retrouvera dans toutes les strophes. Ils reviennent donc de la première strophe aux cinq suivantes, tout en étant permutées, de manière savante, d’une strophe à l’autre. L’envoi, la dernière strophe de trois vers donc, devra contenir également ses six mots utilisés tout au long de la sextine. Enfin dernière contrainte, chaque rime de fin de strophe doit être reprise dans le premier vers de la strophe suivante.
Nous aurons l’occasion de revenir, plus en détail, sur la sextine créée par Arnaut Daniel, mais pour en donner une idée plus concrète du point de vue de la forme, voici les deux premières strophes en occitan médiéval, suivi de leur traduction en français actuel :
Lo ferm voler qu’el cor m’intra (1) no’m pot ges becs escoissendre ni ongla (2) de lauzengier qui pert per mal dir s’arma; (3) e pus no l’aus batr’ab ram ni verja, (4) sivals a frau, lai on non aurai oncle, (5) jauzirai joi, en vergier o dins cambra. (6)
Quan mi sove de la cambra (6) on a mon dan sai que nulhs om non intra (1) -ans me son tug plus que fraire ni oncle- (5) non ai membre no’m fremisca, neis l’ongla, (2) aissi cum fai l’enfas devant la verja: (4) tal paor ai no’l sia prop de l’arma. (3)
Ce vœu ferme qui au cœur m’entre Ne peut ni bec la briser, ni ongle Du médisant qui perd, à médire, son âme ; Et n’ose le battre avec branche ni verge ; Sauf en secret là où je n’aurais d’oncle, Je jouirai de ma joie en verger ou chambre
Et me souvenant de la chambre Où, pour mon dam, je sais que nul n’entre Mais tous sont pires pour moi que frère et oncle Je n’ai de membres qui tremblent jusqu’à l’ongle Tel que le fait l’enfant devant la verge Telle est ma peur, qu’elle soit trop près de l’âme.
Pour continuer la sextine tout au long des strophes suivantes, la règle de la permutation des rimes est toujours la séquence 6-1-5-2-4-3. Autrement dit, on reprend les vers de chaque strophe comme représentatif de l’ordre 1-2-3-4-5-6, et la strophe qui suivra devra toujours mettre les rimes dans l’ordre suivant 6-1-5-2-4-3.
Vida & razó
Pour chaque grand troubadour occitan ou presque, les manuscrits anciens nous ont gratifié de « vidas » et « razós ». Ces courts récits biographiques qui trônent, en exergue de leurs œuvres, dans certains codex médiévaux, sont même quelquefois, complétés d’autres anecdotes ou petites histoires.
Arnaut Daniel n’échappe pas à cette règle et sa vida trouve donc tout naturellement sa place ici, même s’il faut se souvenir que les premières traces de ces biographies datent, pour la plupart, du courant du XIIIe siècles. Elles sont donc largement postérieures à l’existence des troubadours. Quant à leur contenu, bien souvent, elles puisent leurs sources dans les poésies même des auteurs qu’elles décrivent, auxquelles sont venus se greffer, quelquefois, des éléments de tradition orale. A ce titre, leur viabilité historique a lieu d’être questionnée, même si, en accord avec les travaux de Michel Zinc, cela n’enlève rien à leur valeur littéraire. Les vidas font, en effet, partie intégrante de la tradition des troubadours et ont contribué à colporter leurs légendes et à les immortaliser. Tout ceci bien en tête voici ce qui nous dit la vida d’Arnaut Daniel :
La vida d’Arnaud en occitan médiéval
Arnautz Daniels si fo d’aquella encontrada don fo’n Arnaut de Maruelh , del evesquat de Peiregors , d’un castel que a nom Ribayrac , e fo gentils hom. Et emparet ben letras , e fetz se joglars ; e deleitet se en trobar en caras rimas ; per que las soas chanssos non son leus ad entendre ni ad aprendre. Et amet una auta dompna de Guascoigna, moiller d’en Guillem de Bouvila; mas non fo crezut que anc la dompna li fezes plazer en dveich d’amor; per que el ditz :
« Eu sui Arnautz qu’amas l’aura E cas la lebre ab lo bou , E nadi contra suberna. »
Lonc temps estet en aquela amor , e’n fes motas bonas cansos. Et el era mot avinens hom e cortes.
Et sa traduction en français actuel
Arnaut Daniel, fut de cette même contrée qu’Arnaut de Mareuil, de l’évêché du Périgord, d’un château qu’on nomme Ribérac, et ce fut un gentilhomme. Et il apprit bien les lettres et se fit jongleur, et il se délecta de l’art de trouver de riches rimes ; c’est pourquoi ses chansons ne sont faciles ni à comprendre ni à apprendre. Et il aima une haute dame de Gascogne, femme de sire Guilhem de Bouvile ; mais on ne crut pas que la dame lui accorda jamaisson plaisir selon le droit d’amour. Ce qui lui fit dire :
« Je suis Arnaut qui amasse le vent Et je chasse le lièvre à l’aide du bœuf Et je nage contre la marée montante.«
Longtemps, il se tint en cet amour et en fit moulte bonnes chansons ; et c’était un homme fort avenant et courtois.
NB : traduction largement basée sur celle de René Lavaud, dans Les Poésies d’Arnaut Daniel, réédition critique d’après Canello, (Librairie Edouard Privat, 1912)
Arnaut à la cour de Richard Cœur de Lion
On trouve cette vida quelquefois accompagnée d’une autre anecdote que voici : les biographes d’Arnaud Daniel s’en sont justement servis pour situer chronologiquement son activité poétique, en se basant sur la présence de Richard Cœur de Lion à laquelle il est fait allusion.
Arnaut Daniel, ms Français 856, chansonnier Occitan C de la BnF
E fon aventura qu’el fon en la cort del rei Richart d’Englaterra : et estant en la cort, us autres joglars escomes lo com el trobava en pus caras rimas que el. Arnaut tenc s’o ad esquern, e feron messios cascun de son palafre que no fera , en poder del rey. El rey enclaus cascun en una cambra. En Arnaut, de fasti qu’en ac , non ac poder que lassetz un mot ab autre. Lo joglar fes son cantar leu e tost. E els non avian mas decx jorns d’espazi ; e devia s jutjar per lo rey à cap de cinq jorns. Lo joglar demandet à’n Arnaut si avia fag : e’n Arnaut respos que oc , passat a tres jorns ; e non avia pessat.
EI joglar cantava tota nueg sa canso per so que be la saubes ; e’n Arnaut pesset co l traisses isquern : tan que venc una nueg el joglar cautava , e’n Arnaut la va tot arretener e’l so. E can foron denan lo rey , n Arnaut dis que volia retraire sa chanso ; e comenset mot be la chanso que’l joglar avia facha. El joglar . can l’auzic gardet lo en la cara , e dis qu’el l’avia facha. El reis dis co s podia far ? El joglar preguet al rei qu’el ne saubes lo ver. El rei demandet à ‘n Arnaut com era estat. En Arnaut comtet li tot com era estat. El rei ac ne gran gaug e tenc s’o à gran esquern. E foro aquistiat los gatges , et à cascu fes donar bels dos. E fo donatz lo cantar à ‘n Arnaut Daniel , que di : Anc ieu non l’ac , mas ella m’a.
Adaptation de cette anecdote en français
Cette histoire a pour théâtre la cour du roi d’Angleterre Richard Cœur de Lion. Elle raconte qu’un autre jongleur y avait défié notre troubadour, à qui composerait « les rimes les plus riches ». Chacun aurait alors mis en jeu son palefroi et le roi d’Angleterre de faire cloîtrer nos deux poètes en leur chambrée, afin qu’ils composent la plus belle des pièces. Face à la situation, Arnaut n’aurait guère trouvé l’inspiration mais, au terme de 5 jours, quand le roi lui demanda s’il avait fini de composer sa chanson, il répondit que oui. Les deux jongleurs se retrouvèrent donc face au célèbre souverain et Arnaud se proposa de chanter le premier.
Or, à la grande surprise de l’autre poète, il se mit à entonner la chanson de ce dernier. Durant ses jours de réclusion et d’inactivité, notre troubadour occitan avait, en effet, eu tout le loisir d’en apprendre les paroles et la mélodie puisque l’autre poète n’avait cessé de la répéter en sa chambrée qui se trouvait à portée d’oreille. En entendant chanter sa propre création, l’autre poète protesta, disant que c’est lui qui l’avait composée. Et quand le roi demanda à Arnaut de s’en expliquer, ce dernier raconta comment il avait eu l’idée de jouer ce tour à l’autre jongleur et le roi en rit beaucoup. Suite à cela, les deux troubadours furent libérés de leurs obligations poétiques et couverts de présents. Et alors on donna, à la cour, le chant d’Arnaut Daniel qui dit : « Je ne l’obtins jamais (l’amour), mais lui il m’a » (Anc ieu non l’ac , mas ella m’a).
Sources & manuscrits anciens
On peut retrouver l’œuvre poétique et les chansons d’Arnaut Daniel dans une certain nombre de chansonnier médiévaux. Au fil de cet article, nous vous proposons de les découvrir au travers de quelques manuscrits du Moyen Âge central : le ms français 854 ou Chansonnier occitan I, daté de la fin du XIIIe siècle, le ms français 856 ou Chansonnier occitan C, daté du début du XIVe siècle et, enfin, le ms français 12473 dit Chansonnier provençal K, daté du XIIIe siècle. Tous trois sont conservés à la BnF et disponible à la consultation sur gallica.fr.
Vida & poésies d’Arnaut Daniel dans le Ms Français 854 ou chansonnier provençal I (Bnf)
Un troubadour loué par les plus grands
Dans le dernier quart du XIIe siècle, Arnaut Daniel se fit connaître pour sa maîtrise de l’Art du trobar clus. Pourtant, la postérité l’aurait peut-être un peu oublié si de grands auteurs italiens de la renaissance n’avaient décidé de le mettre à l’honneur de manière posthume. Malgré cela, il faut noter que ses qualités et talents poétiques ont longtemps fait l’objet de controverses chez les érudits qui ont pu le trouver tantôt subtil et profond ou, selon, un rien surfait au regard de ses pairs. Pour les amateurs du style de ce troubadour, son goût pour les formes parfaites et son invention de la sextine continuent de fasciner.
Arnaut Daniel dans l’œuvre de Dante
Quoi qu’il en soit, près d’un siècle après qu’il ait vécu, son talent et sa poésie furent loués par Dante Alighieri (1265-1321) qui en fera une de ses sources d’inspiration. Le poète italien le placera même au dessus de Guiraut de Borneil et fera d’Arnaut un protagoniste de son Enfer :
“O frate”, disse, “questi ch’io ti cerno col dito”, e additò un spirto innanzi, “fu miglior fabbro del parlar materno. Versi d’amore e prose di romanzi soverchiò tutti. »
« O frère, dit-il, celui que mon doigt désigne, en indiquant un esprit qui était devant lui, fut le meilleur forgeron de son parler maternel. Il surpassa tous ses rivaux par ses vers d’amour et par ses proses de romans. »
Et le troubadour de déclarer, plus loin, dans son occitan médiéval et sous la plume de Dante :
“Tan m’abellis vostre cortes deman, qu’ieu no me puesc ni voill a vos cobrire. Ieu sui Arnaut, que plor e vau cantan; consiros vei la passada folor, e vei jausen lo joi qu’esper denan. Ara vos prec, per aquella valor que vos guida al som de l’escalina, sovenha vos a temps de ma dolor!”.
« Votre courtoise demande me plait tant, que je ne peux, ni veux me cacher de vous. Je suis Arnaut, qui pleure et va chantant ; affligé, je vois la folie passée et, joyeux, je vois devant moi la joie, que j’espère. C’est pourquoi je vous supplie, par cette valeur qui vous guide au sommet de l’escalier [du purgatoire], rappelez-vous à temps de ma douleur. » Puis, il se cacha dans le feu qui le purifiait.
L’Enfer, Chapitre XXIII, le purgatoire, Dante Alighieri
Rencontre posthume avec Pétrarque
Un peu plus tard encore, dans le courant du XIVe siècle, Francesco Petrarca (1304-1374) , plus connu en France sous le nom de Pétrarque reconnaîtra, à son tour, le talent courtois d’Arnaut Daniel en écrivant :
« Fra tutti il primo Arnaldo Daniello, Grand maestro d’amor, ch’alla sua terra Ancor fa ono col dir polito, e bello. »
« Entre tous (1), Arnaut Daniel venait le premier, Grand maître en amour, qui, à sa terre natale, Continue de faire encore honneur avec son style soigné et gracieux. »
Le Triomphe d’Amour, Francesco Petrarca.
(1) Pétrarque parle des poètes qui l’ont transporté « ceux qui sont immortalisés par leurs écrits » et, en l’occurrence, il aborde ici ceux des poètes étrangers qui savaient discourir sur l’amour.
Bien après Pétrarque, la sextine d’Arnaut Daniel continuera de fasciner plus d’un auteur. Elle sera reprise par une certain nombre d’entre eux, au nombre desquels on ne peut manquer de citer Raymond Queneau. De notre côté, nous aurons bientôt l’occasion de vous proposer de découvrir de plus près celle que le troubadour aquitain nous a léguée sur les ongles et les oncles.
En vous souhaitant une belle journée.
Frédéric EFFE Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes
NB : l’enluminure et le détail de manuscrit qui apparaissent sur l’image en-tête d’article sont tirés du ms Français 856 que vous pourrez consulter en ligne sur le site de Gallica à l’image de tous les autres.
Sujet : musique ancienne, galaïco-portugais, culte marial, miracle, résurrection, Moyen Âge chrétien, Espagne médiévale, pèlerinage. Période : XIIIe siècle, Moyen Âge central Titre : CSM 167, Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença,… Auteur : Alphonse X (1221-1284) Interprète : Conservatoire de musique Thornton, Los Angeles, Californie (2014).
Bonjour à tous,
otre expédition du jour nous ramène du côté de la cour d’Espagne pour la découverte d’une nouvelle Cantiga de Santa Maria. A partir du Moyen-âge central, les pèlerinages à la vierge, avec leurs chants de louanges et leurs histoires de miracles sillonnent les routes médiévales. Au XIIIe siècle, Alfonse X de Castille, grand roi lettré de l’Espagne médiévale, décide d’en compiler ces récits en musique dans un vaste recueil.
Plus de 400 pièces dédiées à la Sainte
Le corpus des Cantigas de Santa Maria finit par dépasser les 400 pièces annotées musicalement. Elles forment une anthologie du culte marial qui déborde largement les frontières de l’Espagne. Du point de vue linguistique, ces chants à la vierge furent rédigés en galaïco-portugais, langue alors privilégiée par les poètes, troubadours et jongleurs de la péninsule ibérique et portugaise. Depuis quelque temps déjà, nous en avons entrepris, tranquillement, la traduction (voir index des cantigas déjà traduites en français actuel)
En terme de thématique, les miracles dominent largement les cantigas de Santa Maria d’Alphonse X ; tous les sujets y sont traités, y compris les plus fantastiques et surnaturels (protection, guérison miraculeuse, résurrection, apparition, etc…). Au XIIIe siècle, aucun obstacle ne semble pouvoir se dresser devant la foi en la Sainte Mère.
Nous sommes au cœur du culte marial ; à ce moment du Moyen Âge, il s’est déjà pleinement installé, avec une vierge Marie capable d’exaucer toutes les prières des hommes et qui a pris pleinement sa place, aux côtés de son fils, « le Dieu mort en croix », si cher au monde médiéval.
La vierge réconciliatrice de tous les croyants
La CSM 167 & sa partition (MS B.I.2 códice de los músicos, Bibliothèque de L’Escurial (Madrid)
Aujourd’hui, nous vous proposons de découvrir la Cantiga de Santa Maria 167. Elle nous conte un nouveau miracle survenu, cette fois, au nord de l’Espagne, dans la province de Huesca, à l’occasion d’un pèlerinage vers le sanctuaire de la vierge de Salas. Au passage, en étudiant la Cantiga 189, nous avions déjà eu l’occasion d’y croiser le miracle d’un pèlerin empoisonné par un dragon et sauvé in extremis.
Dans la CSM 167, le récit mettra en scène une mère musulmane originaire de la ville de Borja, dans la province de Saragosse. Ayant perdu son enfant et au comble du désespoir, la pauvre femme décidera de s’en remettre à la vierge de Salas. Elle a, nous dira la Cantiga, déjà entendu parler de miracles similaires accomplis par cette vierge de Salas.
Une référence à la Cantiga 118
Concernant cette allusion, il faut, sans nul doute, y voir une référence à la CSM 118. Celle-ci conte, en effet, une histoire similaire à la Cantiga du jour. Il y est, question de la résurrection d’un enfant chrétien par la vierge de Salas justement et sur demande de la mère éplorée. Il s’agit donc là clairement d’un renvoi à l’intérieur du corpus, qui vient en renforcer la cohérence et le propos. La vierge peut accomplir deux fois le même miracle pour la consolation d’une mère, indépendamment des croyances de départ de cette dernière.
Contre la désapprobation et la véhémence d’autres femmes de sa communauté qui s’opposent au pèlerinage, la protagoniste du miracle du jour tiendra bon. Elle ira prier la vierge de Salas « à la manière des femmes chrétiennes », pour que son fils lui soit rendu. Selon le poète, sa persévérance et ses prières se verront largement récompensées puisqu’elle assistera, sans délai, à la résurrection de son fils. Saisie d’émerveillement et de reconnaissance pour avoir retrouvé son enfant vivant, la femme se convertira même à la religion chrétienne et (nous dit la cantiga), elle vouera, pour le reste de ses jours, une grande vénération à la vierge.
A l’habitude, le refrain de cette cantiga de Santa Maria scande la leçon à retenir : « Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença, Valer ll’a, pero que seja d’outra lee en creença« . Autrement dit, la vierge Marie ou Maryam pour les musulmans (le Coran la mentionne, de son côté, à plusieurs reprises), sait écouter toutes les doléances et elle peut les exaucer, y compris celles faites par des croyants qui se sont rangés sous une autre loi que la loi chrétienne.
A ce sujet, on pourra encore rapprocher ce chant à la vierge du miracle de la Cantiga de Santa Maria 181 dans laquelle la sainte chrétienne répondra à l’appel des musulmans, en volant au secours du Khalife de Marrakech et de ses gens.
L’Espagne médiévale au cœur de Los Angeles
Pour la version musicale de la Cantiga du jour, nous avons choisi une interprétation en provenance d’Outre-Atlantique et du Conservatoire de musique de l’Université de Thornton (University of Southern California Thornton School of Music). Cette école de musique américaine, basée à Los Angeles, a vu le jour, il y a près de 150 ans, en 1884. Elle forme, depuis, ses étudiants à l’apprentissage des musiques et des instruments les plus divers, ce qui inclue des formations aux musiques anciennes, mais aussi des répertoires plus modernes, pour des cursus complétés par des cours dans des matières théoriques variées.
Aujourd’hui, cette école de musique californienne affiche plus que jamais l’ambition de préparer ses apprenants à des carrières d’envergure internationale. On jugera de la qualité de leur formation autant que du talent de ces derniers avec cette interprétation pleine de légèreté de la cantiga 167. La performance date de 2014 et nous l’avons empruntée à la chaîne YouTube officielle de l’établissement dédié aux musiques anciennes. Si vous êtes amateurs de musiques anciennes, vous pourrez y trouver de nombreuses pièces en provenance de répertoires médiévaux et baroques.
La Cantiga de Santa Maria 167 et sa traduction en français actuel
Esta é como hua moura levou seu morto a Santa Maria de Salas, e ressucito-llo.
Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença, Valer ll’a, pero que seja d’outra lee en creença.
Celle-ci (cette cantiga) raconte comment une femme musulmane emporta son enfant défunt à Sainte Marie de Salas, qui le ressuscita.
Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur sera entendu (valorisé, protégé), même s’il suit une autre loi en matière de religion.
Desta razon fez miragre Santa Maria, fremoso, de Salas, por ûa moura de Borja, e piadoso, ca un fillo que avia, que criava, mui viçoso, lle morrera mui coitado dûa [muy] forte doença. Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
A ce propos, Sainte Marie de Salas fit un beau miracle, plein de piété, pour une femme maure de Borja, Qui avait un fils très beau qu’elle élevait Et qui mourut très affligé par une maladie très grave. Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Ela, con coita do fillo, que fezesse non sabia, e viu como as crischãas yan a Santa Maria de Salas, e dos miragres oyu que ele fazia, e de fiar-sse na Virgen filloumui grand’ atrevença; Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Pleine d’affliction pour l’enfant et ne sachant que faire, Elle vit comment les chrétiennes allaient en pèlerinage à Sainte-Marie De Salas, et entendit parler des miracles qu’elle avait accomplis Et en décidant de placer sa foi en la vierge, elle fit montre d’une grande audace Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
E comendou-ll’o menynno e guisou ssa offerenda. Mais las mouras sobr’aquesto lle davan mui gran contenda; mais ela lles diss’: « Amigas, se Deus me de mal defenda, a mia esperença creo que vossa perfia vença. Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Et elle lui recommanda l’enfant et prépara son offrande. Mais les femmes maures, à ce propos, lui firent de grands reproches ; Mais elle leur rétorqua : « Mes amies, si Dieu ne me protège pas du mal, Je crois que mon espérance vaincra votre insistance pesante. Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Ca eu levarei meu fillo a Salas desta vegada con ssa omagen de cera, que ja lle tenno conprada, e velarei na eigreja da mui benaventurada Santa Maria, e tenno que de mia coita se sença. » Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Car j’emménerai mon fils à Salas, cette fois, Avec une image en cire (1) que j’ai déjà achetée Et je veillerai en l’Eglise de la bienheureuse Sainte Marie, et je tiens pour sûr qu’elle se souciera de mon affliction. » Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
E moveu e foi-sse logo, que non quis tardar niente, e levou seu fillo morto, maravillando-ss’a gente; e pois que chegou a Salas, diss’aa Virgen: « Se non mente ta lee, dá-me meu fillo, e farey tig’avêença. » Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Puis, elle prit congé et s’en fut, car elle ne voulait point tarder Et elle emporta son fils défunt, en suscitant l’émotion de tous, Et une fois qu’elle fut arrivée à Salas, elle dit à la vierge : « Si ta loi n’a pas menti Rends-moi mon fils et je te montrerai une grande reconnaissance. » (2) Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Ua noite tod’enteira velou assi a mesquinna; mas, que fez Santa Maria, a piadosa Reynna? ressucitou-lle seu fillo, e esto foi muit’aginna; ca a ssa mui gran vertude passa per toda sabença. Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Une nuit entière, la pauvre femme veilla ainsi Mais que fit alors Sainte Marie, la reine pleine de miséricorde ? Elle ressuscita son fils, et cela survint très rapidement ; Car sa très grande vertu dépasse tout entendement. Celle qui a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
Quand’aquesto viu a moura, ouv’en maravilla fera, ca ja tres dias avia que o fillo mort’ouvera; e tornou logo crischãa, pois viu que loo vivo dera Santa Maria, e sempre a ouv’en gran reverença. Quen quer que na Virgen fia e a roga de femença…
Quand la femme maure vit cela, elle en fut tout émerveillée Car cela faisait déjà trois jours que son fils était mort : Et après cela, quand elle vit qu’il était vivant grâce à Sainte Marie, Elle se fit chrétienne,et pour toujours, elle voua à cette dernière une grande vénération. Quiconque a foi en la Vierge et la prie avec ardeur…
(1) il s’agit d’une statuette de cire faite à l’effigie de l’enfant défunt. La CSM 118 fait allusion à la même pratique. (2) reconnaissance (union, accord, pacte, concorde)
En vous souhaitant une belle journée !
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.
NB : concernant l’enluminure de l’image d’en-tête, elle est également tirée Ms T1 dit Codice rico de la Bibliothèque Royale de l’Escurial à Madrid. Ce manuscrit daté du XIIIe est contemporain d’Alphonse X. Il peut être désormais consulté en ligne.
Sujet : musique, rock médiéval, inspiration médiévale, occitan, musique rock, Occitanie, occitan, modernité, jacquerie, ingénierie sociale, sociologie critique, artiste engagé Période : Moyen Âge, XIVe siècle, époque actuelle. Entretien : Jean-Michel Wizenne, Originem Date : 28 janvier 2023
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous vous proposons une entretien décapant et politiquement incorrect en compagnie de Jean-Michel Wizenne, fondateur et compositeur de Originem. A l’occasion de la sortie du premier album du collectif Rock Médiéval, on prendra le temps d’aborder son parcours, mais aussi la musique, la philosophie et les références médiévales nichées derrière le rock brut de cette formation. Manipulations, ingénieries sociales et fabrique du consentement, on y croisera, au passage, des préoccupations politiques bien actuelles et une bonne dose de sociologie critique.
En vous souhaitant une bonne lecture.
Fred Pour moyenagepassion.com A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes
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Mpassion : Salut Jean-Michel, on est très honoré de te recevoir aujourd’hui, pour parler un peu plus en détail de ton parcours et du Collectif Rock Médiéval Originem que tu as fondé, il y a quelque temps déjà. On avait eu l’occasion de faire un premier article pour présenter un peu ce nouveau groupe très rock et c’est son actualité qui nous rattrape, cette fois, avec un premier album déjà sorti sous forme digitale.
Donc déjà pour commencer, parlons un peu de ton parcours. Tu as un trajectoire double, à la fois en musique et en sciences humaines. Tout ça semble t’avoir donné un goût prononcé pour la sociologie critique autant que pour un rock bien ancré, plus proche de celui des Ramones que celui d’Elvis Presley, il faut bien le dire. Alors, entre conférences en sociologie et histoire, sur des thèmes qui vont jusqu’aux peuples Amérindiens et notamment les Lakotas, dont tu es devenu un spécialiste, jusqu’à des publications et articles bien sentis sur des médias politiques ou sociaux variés, peut-être que tu peux nous dire quelques mots de plus, de ta formation musicale et intellectuelle. Et aussi, comment on arrive à concilier tout ça et trouver le temps de composer encore des textes & des musiques qui décapent ?
Itinéraire & Parcours personnel
J-M Wizenne : En effet, c’est vrai que dit comme ça et sans établir la chronologie des évènements et leurs corrélations, ça peut paraître confus. Disons que ce que j’ai vraiment choisi dès le départ, c’est à dire dès l’adolescence, c’est la musique. J’ai commencé par la guitare et le Hard Rock, pour rapidement y ajouter l’étude de l’écriture au conservatoire de Marseille. C’est aussi à cette époque que je me suis passionné pour la musique classique, classique contemporaine, et bien sûr la musique Médiévale.
En 1989, peu après mon 21ème anniversaire, ayant décidé de suivre pour un moment le chemin du Rock, je suis parti à Los Angeles pour un séjour de trois mois, et j’y suis resté 5 ans… Je ne vais pas t’énumérer ce que j’ai fait pendant ces 5 ans car c’est de l’ordre d’une saga, mais par contre, il y a un évènement que je dois relater pour faire la transition avec le reste. En 1992, donc toujours à Los Angeles, c’est par le biais d’une demoiselle que j’avais fréquenté quelques jours, où plutôt quelques soirs, que je me suis retrouvé à assister à la projection d’un film qui a alors changé ma vision du monde en ce qui concerne notre société. Cette projection n’était autre que la première de « La Fabrication du Consentement» (Manufacturing Consent) du célèbre Noam Chomsky. Il faut dire qu’à l ‘époque, n’ayant absolument pas de conscience politique, et ne m’intéressant à rien d’autre qu’à la musique, j’ai vécu ça comme un véritable bouleversement. Et c’est d’ailleurs comme ça que je me suis lancé dans l’étude de tout ce qui concerne l’histoire de la propagande moderne, les médias, et l’ingérence des corporations dans la gestion de l’opinion publique, jusqu’à entretenir une correspondance épistolaire avec Noam Chomsky pour être guidé dans mes recherches etc.
En ce qui concerne l’histoire avec les Amérindiens que tu as mentionné, pour ne pas m’embarquer dans un récit livresque puisque j’en ai déjà écrit un sur le sujet, je vais te résumer ça en quelques dates. C’est en 1997 que je commence à m’intéresser à leur monde et à leur histoire. En 2000 à Paris, lors de la composition de la musique d’un documentaire sur les rodéos Indiens, je rencontre une personne qui deviendra un ami, qui lui, a des amis chez les Lakota Sioux , parle leur langue et a écrit un dictionnaire Franco/Sioux, ou plutôt pour être correct, Franco/Lakota. Ça me met sur la piste des Indiens Sioux, et en 2002, j’entre en contact avec des prisonniers Sioux désireux d’entretenir une correspondance avec des gens de l’extérieur. Et c’est en 2004, que l’un des prisonniers avec qui une amitié s’est développée, m’invite à passer une journée de cérémonie en prison, dans le Dakota du Sud. Pour bien ressentir le périple, je décide de faire le trajet en moto, au départ de Montréal. Je ne m’étale pas sur les diverses aventures vécues lors des 10 000 km aller/retour parcourus lors de ce road trip, mais si ça t’intéresse ou tes lecteurs je te passerai la référence de mon livre (VoirChroniques de voyages en terre Lakota, Jean-Michel Wizenne, 2019).
Quoiqu’il en soit, j’arrive à la date prévue au pénitencier maximum sécurité de Sioux Falls dans le Dakota. La journée de cérémonies traditionnelles que je passe au milieu de 300 détenus Lakota, changera ma vie, et c’est peu dire. Durant mon séjour sur place, je suis aussi accueilli par la famille du détenu qui m’a invité, famille qui habite à 300 km de la prison, sur la réserve de Rosebud. Là aussi, être invité à des cérémonies dont je ne connaissais que la description littéraire dans des ouvrages spécialisés, ne m’a pas laissé indemne, loin de là… Et c’est donc depuis cette époque, ayant ensuite multiplié les voyages et séjours sur place, que j’ai maintenant une seconde famille chez les Lakota Sioux, la famille Thin Elk, et que je donne des conférences sur divers sujets ayant trait à l’histoire Amérindiennes aux USA etc. Voilà, j’en arrive donc à aujourd’hui, avec diverses expériences musicales, et aussi le début des conférences sur l’histoire de la propagande moderne et de sujets associés, et bien sûr à Originem, groupe de Rock Médiéval…
Formation & origine du collectif rock Originem
Mpassion : Merci pour cette réponse qui permettra à nos lecteurs de mieux comprendre ton parcours et certains de tes engagements. A présent, pour centrer un peu sur Originen qui compte dans ses rangs 5 musiciens, comment s’est fait la formation du groupe ? De ton côté, tu te colles à la composition de la musique et des textes, comme à la guitare solo. Mais il y a aussi le bassiste du groupe Trust ce qui me semble une façon de renouer avec une grande tradition de rock social contestataire. Est-ce qu’il y a une parenté spirituelle ? C’est un hasard ou pas du tout ?
« Pour parler de l’aspect contestataire, je dirais que tout ce que j’ai fait jusque là, l’a toujours été. Je conçois qu’il existe l’Art pour l’Art, mais en ce qui me concerne, je préfère l’Art qui est associé à une revendication. »
J-M Wizenne :Pour Originem, j’ai eu le déclic pendant le premier confinement. Il faut savoir que je ne conçois pas la composition sans qu’il y ait un monde, un univers, une histoire qui y soit associé. Or, cela faisait déjà 2 ans que je n’étais pas entièrement satisfait de ce que j’enregistrais car pour moi il ne pouvait pas y avoir de profondeur sans histoire. C’est alors que j’ai eu le déclic, en associant à mon projet musical, le contexte du Moyen Age, et particulièrement de la période 12ème 13ème 14ème qui me passionne. En ce qui concerne les membres actuels du groupe, il est évident que nous partageons le même constat en ce qui concerne la société, même si nous ne l’exprimons pas tous avec la même radicalité. Quant à la présence de David Jacob, bassiste de Trust, c’est tout d’abord parce que j’ai déjà joué dans d’autres projets avec lui, et que nous nous apprécions beaucoup. Pour parler de l’aspect contestataire, je dirais que tout ce que j’ai fait jusque là, l’a toujours été. Je conçois qu’il existe l’Art pour l’Art, mais en ce qui me concerne, je préfère l’Art qui est associé à une revendication.
De l’Antisocial de Bernie à Originem ?
Mpassion : Ceux qui ont déjà écouté Originem ont sûrement senti que cet engagement qui te mène vient de loin. Pour prolonger, cette question, j’en avais émis l’hypothèse dans un premier article sur Originem, mais je profite de ta présence pour te le demander. Est-ce qu’on est loin de l’antisocial de Trust et de Bernie ? Qu’est-ce qui a changé entre ce début de 21e siècle et le conformisme/individualisme des années 80 que le sieur Bonvoisin voulait voir s’effriter, voire même exploser ?
« …à partir du moment où on en a parlé chez Hanouna, on peut ensuite passer au sujet suivant. »
J-M Wizenne : Ce qui a changé depuis les années 80, c’est que le néolibéralisme à gagné. L’aspect contestataire d’un artiste fait maintenant partie de la vitrine libérale du système. En quelque sorte, une contestation subventionnée, voire, un folklore contestataire qui serait bien illustré par le Rap par exemple. Aujourd’hui, le morceau « Antisocial » a perdu toute sa substance revendicative, mais a gagné en « festif ». Le morceau passe lors de toutes les fêtes, en revêtant l’aspect d’une sorte d’hymne pour les adolescents révolutionnaires, donc attardés, que nous étions, selon les critères actuels bien sûr… L’antidote du néolibéralisme quant à la contestation, est de tout transformer en divertissements, en spectacles, pour donner naissance à une pseudo contestation qui fait elle même partie de la vitrine, pour cautionner l’aspect démocratique de cette dernière. Pour schématiser mon propos, je dirai que, à partir du moment où : « On en a parlé chez Hanouna », on peut ensuite passer au sujet suivant.
« Alors, tu vas commencer à faire taire dans ta propre tête certains mots, certaines formules, certaines pensées, jusqu’à ce que ces dernières ne te viennent même plus à l’esprit.Et c’est là que tu entres de ton plein gré dans un mode de fonctionnement que l’on nomme « Normopathie » ».
Un nouvel élément à prendre en compte, et pas des moindres, c’est l’arrivée de l’internet dans les années 2000. Comme le disait le poète et activiste Amérindien John Trudell à ce sujet : « l’internet a démocratisé la parole sans inculquer la responsabilité de penser ». Bref, d’un côté tu as tout le monde et n’importe qui, qui affirme avoir raison sur tout et n’importe quoi. Et quand tu additionnes ça au virus intellectuel du Wokisme et de la Cancel Culture — qui, eux, peuvent te tuer socialement en quelques clics si tu oses prononcer des mots interdits dont le lexique ne cesse de grandir — et bien tu arrives rapidement à un système d’auto-régulation au sein même du troupeau, système qui lui-même, t’entraîne inexorablement vers ce que la sociologue Elisabeth Noelle Neumann appelle « La spirale du silence ». Alors, tu vas commencer à faire taire dans ta propre tête certains mots, certaines formules, certaines pensées, jusqu’à ce que ces dernières ne te viennent même plus à l’esprit. Et c’est là que tu entres de ton plein gré dans un mode de fonctionnement que l’on nomme « Normopathie ». Ainsi, la masse des individus cesse d’avoir un quelconque relief, mis à part quand il s‘agit de « spectacle », pour devenir complètement lisse en attendant les prochaines injonctions.
« …Une bataille presque décisive a été gagnée par le néolibéralisme dans ce que Noam Chomsky appelle l’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain.«
Bref, pour conclure sur cette question, je dirai qu’une bataille presque décisive a été gagnée par le néolibéralisme dans ce que Noam Chomsky appelle « L’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain ». Force est de constater que loin de l’aspect un peu « fun » de l’aliénation collective des années 80, une grande partie de la population est aujourd’hui en proie à de véritables biais cognitifs et à un désastre intellectuel. Et la contestation dans tout ça ? Eh bien, mis à part durant les simagrées organisées lors des émissions de divertissements, demande-toi combien d’artistes ou de musiciens soi-disant contestataires ont fait entendre une voix divergente de la pensée dominante lors du conflit des gilets jaunes ? De la période Covid ? De la guerre en Ukraine ?… Le triste constat est de se dire qu’entre matraques et autorégulation, il était beaucoup moins dangereux de se révolter dans les années 80, qu’au sein de la « bienveillante » vitrine néolibérale de ces dernières années.
Rock engagé & références médiévales en miroir
Mpassion : Le sociologue critique qui sommeille en moi te suit largement sur ce dernier constat comme sur tes analyses au sujet de la récupération des contestations par la société du spectacle d’ailleurs. Cette dimension politique et idéologique va continuer de nous accompagner tout au long de cette entretien mais pour faire un peu de place à Originem : ceux qui ne connaissent pas encore le groupe y trouveront un vrai parti-pris dans les références et une bonne dose de médiéval. Originem se pose, en effet, en résonance avec le Moyen Âge central et mêle le 14e siècle, son climat explosif, ses campagnes ruinées par la guerre de cent ans et les épidémies, ses jacqueries. C’est l’évocation d’un époque mais aussi d’un climat particulier.
D’ailleurs, au passage, je conseille à nos lecteurs d’aller découvrir la chaîne youtube du groupe et de ne pas oublier de visionner les capsules vidéos dont tu te fends pour expliquer certains morceaux et la démarche générale d’Originem. Il y a là une vraie volonté d’embarquer l’audience dans la profondeur et c’est assez rare pour être souligné. Mais pour revenir à ces références au Moyen Âge du XIVe siècle, tu peux nous en dire un mot ? Qu’est-ce qui pourrait en faire selon toi des temps si actuels ?
« Au 14ème siècle, les autorités Chrétiennes avaient pressenti un futur problème pour la société en ce qui concerne la pratique de l’usure et donc, le pouvoir de l’argent, force est de constater qu’aujourd’hui, les maîtres et dirigeants du monde, sont les entreprises de spéculations financières. »
Au XIIIe s naissance du purgatoire
J-M Wizenne :En ce qui concerne les ressemblances entre le 14ème siècle et notre monde actuel, je me base sur les aspects suivants : Le 12ème et le 13ème ont été des siècles où, de par certaines innovations et certains changements de mentalités, a débuté une période que les médiévistes comme Jacques Legoff ont décrit comme l’arrivée des valeurs du ciel sur terre. Avant cela, durant le haut Moyen Âge, on était surtout dans une sorte de rejet du monde terrestre, et donc dans une préparation constante du salut. Au 12ème et 13ème, avec l’arrivée d’une certaine prospérité du point de vue économique, et l’arrivée de certaines innovations même dans la géographie céleste, comme l’avènement du purgatoire qui implique une possibilité de rachat pour les péchés véniels, les gens ont commencé à accepter le principe de jouissance du monde terrestre, et de recherche d’un certain bonheur ici-bas. L’un dans l’autre, l’ambiance était plutôt à l’espérance de lendemains chantants. Or, dès le début du 14ème siècle, avec le début de la guerre de 100 ans en 1337, l’arrivée de la peste noire en 1348, les famines et les révoltes paysannes, les populations ont reçu une sorte de douche froide qui a engendré par le choc, bien des traumatismes et changements de mentalités.
En ce qui concerne notre monde actuel, on peut considérer que depuis la fin des 30 glorieuses, et donc depuis la fin de la promesse du bonheur pour tous, inhérente au capitalisme sauvage et à son fils le néolibéralisme, le désastre actuel qui concerne tous les domaines du vivant, est en train de provoquer le même genre de choc que celui du début du 14ème siècle. C ‘est en tout cas mon opinion. Je pense à une chose qui pour moi est grandement symbolique et que je voudrais ajouter. Tu sais qu’au 12ème et 13ème siècle, une des principales préoccupations de l’église, concerne le traitement de l’usure. En effet, si ce souci est présent dans les trois monothéismes, il pose un véritable problème pour les autorités Chrétiennes de cette période. Comme je le disais plus tôt, l’essor économique, l’essor des villes, et donc la multiplication des échanges de monnaie et de la pratique du prêt, augmentent la présence et le rôle des usuriers. Or, traditionnellement, ces derniers sont voués à l’enfer pour la raison suivante. La somme des intérêts perçue ne correspondant à aucun travail manuel effectué par l’usurier, mais simplement au « temps » entre le prêt et le remboursement, l’usurier se trouve alors dans la position d’un voleur de temps, et Dieu étant aussi le temps, l’usurier vole Dieu. C’est alors à cette période, et avec l’apparition du purgatoire, qu’un début de solution est trouvée quand à l’avenir et devenir de l’usurier dans le droit canonique. Il a enfin une marge de manœuvre.
Bref, là où je veux en venir du point de vue symbolique, c’est que si déjà à l’époque les autorités Chrétiennes avaient pressenti un futur problème pour la société en ce qui concerne la pratique de l’usure et donc, le pouvoir de l’argent, force est de constater qu’aujourd’hui, les maîtres et dirigeants du monde, sont les entreprises de spéculations financières. Un indice de taille illustrant la victoire de cet « adversaire » ou Satan, déjà pressenti à l’époque.
Errance, jacqueries, insurrection ?
Mpassion : Je comprends mieux comment s’opère chez toi ce jeu de miroirs entre cette partie du Moyen Âge et notre modernité. Du reste, pour qui étudie d’un peu de près le monde médiéval, il est vrai qu’il est frappant de voir à quel point ce verrou de l’usure a, aujourd’hui, totalement sauté pour être pris en exemple contre le travail lui-même. Au passage, sur cette première libéralisation déculpabilisation du monde de la finance et son entrée en force dans les sphères du pouvoir, on pourra renvoyer nos lecteurs à la dernière ballade d’Eustache Deschamps que nous avons postée : Nul n’a estat que sur fait de finance. Elle est pile dans le sujet et date justement du 14e.
Mais reprenons sur les références d’Originem : on n’est donc plus tout à fait au 12e/13e siècles des goliards, ces clercs qui sortaient du système et partaient sur les routes, pour aller de taverne en taverne et qu’on pouvait imaginer quelquefois, un peu plus joviaux et festifs, bien que les paroles du morceau « Seditionem » inspiré de l’archipoète de Cologne et du corpus de Carmina Burana tendent à le démentir.
En tout cas, si le thème de l’errance revient souvent chez Originem, c’est plutôt celle du type au bord du gouffre, excédé, asséché économiquement et humainement par le contexte, révolté contre le système. Et en même temps, son cri de révolte est aussi un appel, un cri de ralliement. Il semble annonciateur de quelque chose de plus collectif et, peut-être, de plus chaotique en approche ?On a un peu l’impression que ce révolté ne restera pas longtemps seul et qu’il s’apprête déjà à rejoindre la foule des miséreux qui grondent. Est-ce que le système actuel a atteint une sorte de point limite, selon toi ? Il me semble encore lire entre les lignes, le constat d’un système néolibéral totalement décomplexé et débridé, déterminé à faire table rase, dans sa marche en avant, de tout ce qu’il considère comme des obstacles, sinon des scories : histoire, valeurs sociales et humaines, acquis sociaux, cultures et identités, langues, etc,…J’ai bon sur le fond du message et chacun pourra y trouver ce qu’il veut ?
« …Ce que je crains le plus pour l’avenir, c’est beaucoup moins l’explosion que l’implosion qui la précédera. Je suis convaincu que la santé d’esprit d’un individu a des limites, que le « contre-nature », le « contre le temps », et le « contre l’histoire » peuvent faire éclater.«
J-M Wizenne : Cet individu dont tu parles, qui erre et qui essaie d’atteindre « la grande route de la sédition », est pour l’instant dans la même situation que l’est Originem. Il avance dans le brouillard, aperçoit des formes, les hèle, et s’associe à certaines d’entre elles pour grossir le groupe, devenir tribu, et ensuite communauté. Pour parler du système actuel, je dirais que la société qu’il engendre, est nettement plus inquiétante que celle du 14ème siècle. A cette époque, ce qui représentait les dangers principaux étaient des choses tangibles – la guerre, la famine, la maladie, etc… Aujourd’hui, non seulement ces dangers sont toujours actuels, mais il faut y ajouter un danger, un virus, qui lui, agit de l’intérieur. Les identités traditionnelles ont été en grande partie détruites. L’histoire est complètement biaisée et remaniée pour les intérêts politiques du moment. Le langage est saccagé. Les principales valeurs sont ringardisées ou inversées.
Bref, tout ce qui peut engendrer une pensée cohérente et qui fait de nous des « Êtres humains » et non pas seulement des mammifères humains est sans cesse parasité. Quand tu penses qu’une identité est une somme de critères aussi bien historiques qu’éducationnels, et que c’est au sein de cette dernière que l’on trouve les réflexes comportementaux, qui sont autant de boucliers contre les injonctions irrationnelles, qu’elles soient politiques ou commerciales, tu comprends que sa destruction, est indissociable d’un néolibéralisme où tout les domaines sont « marchandisables ». Si l’on considère cette identité, c’est à dire cette somme de faits historiques, d’éducation et d’expériences vécues, comme la colonne vertébrale d’un individu, alors, on est obligé d’admettre qu’aujourd’hui, privé de l’harmonisation gérée par cette colonne vertébrale, l’individu n’est plus qu’une somme de parties physiques, soumises et harcelées sans cesse par les injonctions basées sur le désir, et produites par les entreprises spécialisées dans chacune de ces parties. Une sorte de schizophrénie constante chez l’individu dans l’attente de la prochaine injonction qui lui montrera « le chemin ».
Ce que je veux dire, c’est que ce que je crains le plus pour l’avenir, c’est beaucoup moins l’explosion que l’implosion qui la précédera. Je suis convaincu que la santé d’esprit d’un individu a des limites, que le « contre-nature », le « contre le temps », et le « contre l’histoire » peuvent faire éclater. On connait depuis longtemps les réactions de l’humain dans ce genre de cas, et ce n’est certainement pas l’avènement de la surveillance numérique et la prison qu’elle engendre qui l’atténuera.
Originem, Collectif Rock médiéval
Mpassion : Plus qu’une action collective, une sorte de somme de pétages de plomb individuels généralisés ? C’est un tableau plutôt inquiétant même si ce néolibéralisme hors de contrôle et qui a même soumis le politique dans un grand nombre de cas, a atteint un point tel dans sa volonté de déconstruction des peuples, des nations et des cultures qu’on peut s’interroger sur la nature que prendrait un éventuel point de rupture. Sauf à entrer dans une violente détresse économique et de vraies disettes (en même temps, l’avenir proche prédit, par certains économistes, n’en est pas si loin), quelquefois, je me demande si tout cela n’ira pas plutôt vers une poursuite du démantèlement face à des masses simplement anémiées et anesthésiées.
Je pense assez souvent à cette fable de Marie de France « comment un breton fit la peau à une grande compagnie de brebis ». Le boucher en question s’y était pris justement en les sortant du troupeau une par une. Ça rappelle encore cette poésie bien connue d’un pasteur allemand à l’après-guerre et après sa libération d’un camp nazi : « Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste.Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates,etc…« . Et finalement quand ils sont venus le chercher, il ne restait plus personne pour protester.C’est un peu pessimiste, sans doute, mais cela reste un doute légitime, au vue de l’apathie des populations, ces dernières décennies, et à l’exception peut-être du rebond des gilets jaunes qui avait suscité un nouvel espoir avant d’être étouffé sous diverses manipulations et dans la répression. En même temps, on m’objectera peut-être que les révolutions ou les renversements de paradigme n’ont pas besoin de l’ensemble d’un peuple pour se faire. Vaste sujet…
Ma question suivante met un peu en perspective la précédente, mais pour revenir à des choses plus légères. Originem se présente comme un Collectif Rock médiéval et on y devine justement cette dimension fédératrice, de vraie « tribu rock », comme on pouvait en retrouver chez certains groupes du passé. Je pense aux Béruriers noirs du point de vue de la manifestation au moins, même s’ils étaient largement plus sobres du point de vue de l’engagement (autres temps, autres mœurs) ou même d’autres avant eux ? Tu as des références comme ça en tête ? Et puis surtout, là où il y a « Collectif » est-ce qu’il va y avoir du ralliement ? Plus de musiciens ? Est-ce que ça va faire des petits musicaux, artistiques, de plume peut-être ? Comment tu projettes ça (ou pas) ?
« Pour parler de l’artistique et de ce que je recherche, je suis plus proche d’un concept comme Magma. Un groupe flexible, une ambiance, un monde, un univers, une communauté. ».
J-M Wizenne : Si je choisis la forme non figée du collectif, c’est pour diverses raisons. Tout d’abord, la raison terre à terre. Cela fait bien longtemps qu’il n’est plus possible de former un groupe de rock comme il y a 20 ans ou 30 ans, avec des amis fidèles qui partent sur les routes avec toi, etc. Aujourd’hui, vu le contexte néolibéral et ce qu’il implique au niveau de l’essentialité de la rentabilité économique, tous les musiciens sont sans cesse en recherche d’une opportunité salariée, plutôt que d’une aventure. Donc, pour conclure sur ce sujet peu exotique, je dirais que la forme « collectif » permet d’employer celui qui est disponible à la date choisie. Sinon, pour parler de l’artistique et de ce que je recherche, je suis plus proche d’un concept comme Magma. Un groupe flexible, une ambiance, un monde, un univers, une communauté. Et au sein de cette dernière et au fil des projets spécifiques, l’ajout d’instrument traditionnels avec d’autres musiciens, mais aussi quand cela sera possible, l’ajout de visuel avec tout ce qui a trait au spectacle médiéval.
Temps court, temps long
Mpassion : Là encore, je m’accroche à la dimension rock médiéval et tribale tout en restant trivial. La question est : du point de vue scénique, tu as choisi le personnage d’un frère médiéval en robe de bure. Dans les vidéos, on le devine, d’ailleurs, un peu en ermitage et hors du monde, dans une forêt profonde. On pourrait penser que c’est juste un peu de fun et de provoc’ rock. Ce serait de bon aloi mais qu’est-ce qu’il pourrait y avoir d’autre en-dessous du symbole ? Une érémitisme à la Saint Benoît à la recherche d’une nouvelle règle pour le monde des hommes ? Une volonté de méditation/réflexion et de prise de recul pour mieux revenir au monde ? Ou peut-être encore la volonté d’œuvrer, fut-ce avec l’humilité d’un frère, à un certain réveil des consciences sur les problématiques qui nous viennent ?
« Tenter de transformer l’être humain en sac de viande « neurotéléguidé » pour les intérêts de groupes privés, est pour moi une des pires immondices de notre ère contemporaine.«
J-M Wizenne :En ce qui concerne mon accoutrement et donc la robe de bure, il faut savoir que je suis assez passionné par les ordres mendiants, et plus particulièrement par celui des Franciscains de Saint François d’Assise. J’aime beaucoup cette idée de retraite et d’isolement régulier, pour entrecouper les séjours dans le monde, c’est à dire à l’époque, « les séjours en ville ». Je suis friand de ce « temps long » de la retraite, en opposition à la dictature actuelle du « temps court », qui nous oblige toujours à réagir sans passer par la pensée. Je pense sincèrement qui si un grand nombre de gens avaient la possibilité matérielle de s’adonner de temps en temps à ce temps long, les dirigeant auraient nettement plus de difficultés à nous faire avaler des inepties irrationnelles, « pour notre bien »…
On voit d’ailleurs, depuis plus d’un siècle, avec l’avènement de la propagande moderne et de ce que ses concepteurs nomment « la fabrication du consentement », que c’est ce « temps de cerveau disponible » qui a été leur principal champ de bataille, avec des conséquences bien illustrées par le couple Docilité/Désastre intellectuel, dont nous sommes témoins aujourd’hui. Personnellement, je considère vraiment cela comme un véritable crime contre l’humanité. Tenter de transformer l’être humain en sac de viande « neurotéléguidé » pour les intérêts de groupes privés, est pour moi une des pires immondices de notre ère contemporaine.
Pour compléter ma réponse à ta question je dirais que oui, le fait d’œuvrer ne serait-ce que pour pratiquer la pensée active me plaît bien. Et même si cela ne débouche pas tout de suite sur des convictions, que cela débouche au moins sur des discussions. Bref, tout sauf l’acception de l’enfer néolibéral comme société inévitable. Passons au moins par le purgatoire…
Un Moyen Âge politiquement correct ?
Mpassion : Voilà qui a le mérite d’être clair. Ici, Je voudrais revenir un peu à nos moutons médiévaux pour une question un peu de fond sur le sujet. Aujourd’hui, du Médiéval fantasy au Moyen Âge hollywoodien en passant par le dernier Ridley Scott et son « dernier duel » revisité à la sauce idéologique post XXIe siècle, le monde médiéval est devenu un peu une période fourre-tout. On attend avec impatience la prochaine série Netflix sur le sujet (j’ironise). Comme tu t’es toi-même penché sérieusement sur cette période du point de vue historique comme musical, à ton avis, jusqu’à quel point le Moyen-Âge et ses relectures les plus fantaisistes sont-elles devenues un enjeu sur le champ de bataille politique, culturelle, spirituelle ou idéologique ?
« Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces gens n’ont pas opté pour le 18 ème siècle, siècle des lumières, ou pour la révolution Française, mais sont passés directement à la source et à la graine qui a donné l’occident, à savoir notre période médiévale. »
J-M Wizenne : A mon sens, il y a tout d’abord deux phénomènes distincts, mais l’un a engendré l’autre. Le premier phénomène s’illustre par un regain d’intérêt de la part d’un public surtout occidental, pour cette période de notre histoire. Le second, c’est le traitement de cette nouvelle donnée par le système de propagande profonde, c’est à dire l’industrie du divertissement. Le premier phénomène est en rapport avec ce que je disais plus haut, à savoir la sensation de perdition vécue par une partie de la population occidentale. Une sorte de réaction à un début de panique psychologique avec, d’un côté, le constat du non sens actuel dans beaucoup de domaines, et de l’autre, la perdition quant aux références et au cadre auxquels se raccrocher.
Ce qui est intéressant, c’est de voir que ces gens n’ont pas opté pour le 18ème siècle, siècle des lumières, ou pour la révolution Française, mais sont passés directement à la source et à la graine qui a donné l’occident, à savoir notre période médiévale. Ceci en dit long sur le sujet de l’identité, et sur ce qui l’a construit. Surtout que le sujet étant tabou, car confisqué par tous les bords « autorisés », c’est à dire les partis politiques, l’individu lambda n’a même pas l’occasion de pouvoir en débattre de manière constructive. Malgré ça, l’individu qui se plonge dans son passé médiéval, éprouve, bien sûr, la sensation et l’intuition de se trouver en « terrain connu ». De ce fait, la sensation pouvant entraîner, la réflexion, la pensée, et donc la compréhension, le système de propagande profonde doit intervenir avant la prise de conscience. Ce qui m’emmène au second phénomène, le traitement de cette nouvelle donnée.
« Nous nous retrouvons donc avec cette industrie du divertissement, qui injecte toutes sortes de critères idéologiques contemporains, bien souvent basés sur rien de viable, à toutes les strates de notre histoire, de manière à valider le marasme actuel comme étant un développement logique de notre histoire. »
Pour ce faire, l’industrie du divertissement doit aborder la période médiévale en commettant de son plein gré et à dessein, l’erreur de traiter tous les sujets ayant rapport avec le passé, au travers du prisme de nos soi-disant valeurs et mœurs contemporaines, de manière à ne surtout pas remettre en question ce qui est considéré comme la « pensée correcte ». C’est la raison pour laquelle, ces productions cinématographiques ou télévisuelles, mettent l’accent sur un esthétisme bien souvent fantasmé par les amoureux de cette époque, tout en mettant en scène des mœurs et des situations ressemblant plus à ce que nous vivons dans notre quotidien aujourd’hui, qu’à une quelconque réalité historique.
Mais plus que ça, ces productions se servent de la demande presque implorée par le public de voir un monde « qui était meilleur », pour inclure à leurs films des mœurs, coutumes ou même concepts de pensée actuels, et donc complètement anachroniques, mais qu’ils voudraient normaliser, aujourd’hui, en les rendant « historiques » du point de vue de leurs pratiques.Bref, nous nous retrouvons donc avec cette industrie du divertissement, qui injecte toutes sortes de critères idéologiques contemporains, bien souvent basés sur rien de viable, à toutes les strates de notre histoire, de manière à valider le marasme actuel comme étant un développement logique de notre histoire. En ce qui me concerne, je fais partie de ceux qui pensent que le bordel actuel, ou asile à ciel ouvert, aurait pu être évité à bien des moments au cours de notre histoire.
Actualité & projections
Mpassion : Oui, en somme, la société du divertissement est au service de l’idéologie ambiante et injecte la dose nécessaire de séduction pour entraîner le public dans la danse avec, comme toujours, au milieu de tout ça des logiques d’acteurs qui abondent dans le même sens et en sont gratifiés au passage (financement, médiatisation, reconnaissance publique, etc…) Quant à ce retour et ce goût du Moyen Âge, on se rejoint aussi sur l’idée (que des médiévistes comme Le Goff n’ont pas manqué de souligner) que la période médiévale est la source, la graine ou la racine, comme on voudra, qui a donné naissance à la civilisation occidentale.
Merci en tout cas de toutes tes réponses jusque là. Je profite un peu d’avoir un interlocuteur féru de sciences humaines et de Moyen Âge pour creuser et aller sur des terrains plus sociologiques et politiques. J’espère que ça te va même si on pourrait évidemment aller bien plus loin sur tous ces sujets.Revenons enfin sur l’actualité d’Originem et ce premier album. Sur chacun des morceaux, en plus du fait que ça déménage, il y a une volonté forte d’ancrage dans la langue Occitane mais aussi le latin médiéval ce qui n’est pas pour me déplaire. (Sur moyenagepassion, on a exploré plus d’un texte de troubadour médiéval occitan mais aussi quelques textes latins). Dans des morceaux futurs, est-ce qu’Originem ira vers du vieux français d’oïl ou d’autres langues anciennes ? Ou est-ce que tu penses conserver cet ancrage comme une marque de fabrique maison ?
« En ce qui concerne le son et la griffe de Originem, je tiens à garder cet aspect de Rock brutal. »
J-M Wizenne : Disons que pour l’Occitan, c’est une langue que je continue d’étudier et qui, de par mes origines et du fait de l’avoir toujours entendu, ne pose aucun problème au point de vue de la prononciation pour moi. Le latin médiéval a un certain aspect solennel et grave selon comment tu l’utilises et selon ce que tu dis, ce qui va très bien avec certains sujets abordés. Comme tu l’as remarqué, mes textes court sont plutôt formés de déclamations et de formules accusatoires. Pour la langue d’Oïl, pour l’instant je ne l’utilise pas, mais ce n’est pas exclu.
Mpassion : Toujours dans un esprit de se projeter un peu. Pour les partitions actuelles de l’album, c’est toi qui compose, on l’a dit et le rock d’Originem se mêle clairement avec l’inspiration médiévale. En même temps tu es aussi formé au conservatoire classique, et à ce titre, tu as un vrai background sur les musiques anciennes, d’où ma question : est-ce que tu penses qu’Originem ajoutera un peu « d’ethnomusicologie » dans son répertoire ? Des reprises de mélodies de Peire Vidal, ou encore des orchestrations à grand renfort d’instruments anciens ? Est-ce que tu te vois partir plus vers du folk ou des choses plus traditionnelles ? C’est peut être un peu tôt pour le dire ?
J-M Wizenne : Comme je te l’ai dit au préalable, associer ponctuellement des instruments traditionnels, visiter des répertoires de l’époque, se mélanger avec un groupe traditionnel, rien de tout ça n’est exclu, bien au contraire. Par contre, en ce qui concerne le son et la griffe de Originem, je tiens à garder cet aspect de Rock brutal. En fait au début, je me suis dit : « imagine que tu sois au 14ème siècle, mais avec ton instrument et l’électricité ». D’ailleurs, j’en ai parlé avec des organisateurs de festivals médiévaux qui avaient écouté ma musique, et ils ont dit eux-mêmes que c’est un aspect qui manquait pour faire « le pont » entre un public plus jeune et moins averti, et le traditionnel. Donc on va voir de développer cette formule et ce véhicule, et on va voir où il nous mène.
Un album au format dématérialisé
Mpassion : Parfait. Pour nos lecteurs, ce premier album a pour titre « Seditionem ». On y trouve 5 morceaux pour 25 minutes de Rock. Deux d’entre eux sont empruntés au répertoire du Moyen Âge : « Ai Vist el Lop » une chanson occitane du 13e et l’emblématique « Seditionem » qui a donné son titre à cette première production et dont les paroles sont extraites du très corrosif Estuans intrinsecus de l’Archipoète. Pour le reste, il souffle sur tout cet album un même vent de révolte avec la même patine abrasive pour des textes effectivement courts et vitriolés (au taquet, j’allais dire). Tu peux nous en parler un peu ? Est-ce qu’un version CD est en préparation, peut-être plus tard dans le temps ?
J-M Wizenne : Un CD physique est prévu dès que nous ferons des concerts pour le vendre sur les lieux. Il y aura peut-être une petite production d’une centaine d’exemplaires avant ça, histoire de matérialiser le collector et la naissance. Quand au style des textes, pour l’instant il ne changera pas, et je le vois mal changer avant longtemps. Je dois avouer quand même que la musique étant souvent d’abord une thérapie pour celui qui la compose, Originem me permet de transformer l’amertume et la rage accumulée depuis quelques années en musique. Parfois, je me dis que si je n’avais pas étudié pendant toutes ces années l’histoire de la propagande moderne et tout ce que cela implique, je serai peut être plus tranquille, en étant au courant de rien. Alors, étant donné que je ne suis pas encore un Sage pour balayer tout ça du revers de la main, je me suis donc condamné à gueuler jusqu’à la fin.
Mpassion : Haha. Une autre réponse de ta part m’aurait surpris pour tout te dire. Ajoutons pour nos lecteurs que cet album est disponible dors et déjà au format numérique sur le site officiel d’Originem au lien suivant. Il est téléchargeable en un clic. C’est tout l’avantage du format numérique. Enfin, avant de nous séparer, une dernière petite question pour la route. A quand les premières scènes ? J’imagine que c’est la période d’effervescence médiatique un peu et que 2023 va démarrer avec des interviews et des prises de contact ?
J-M Wizenne : Nous sommes en effet dans l’attente de réponses de divers festivals, et les prises de contacts se multiplient pour les articles et interviews L’univers de la musique ayant été aussi très bouleversé par les dernières années, ils faut sans cesse trouver de nouvelles façons de se manifester et de sortir du lot, dans un tumulte ininterrompu d’informations. Mais comme le dit Noam Chomsky, dans toute période de chaos il y a des failles qui s’ouvrent, à nous et à ceux qui nous aident de les exploiter.
Mpassion : C’est tout le mal qu’on peut vous souhaiter. Merci en tout cas de ton temps Jean-Michel et longue vie à Originem !