Sujet : poésie, littérature médiévale, ballade, vieux français, duels d’honneur, duel judiciaire. Période : moyen-âge tardif Auteur : Eustache Deschamps (1346-1406) Titre : « Puis qu’il n’y a d’autre querelle»
Bonjour à tous,
ous avions parlé, il y a quelques temps du duel judiciaire et nous abordons, aujourd’hui, le sujet des duels plus récents historiquement qui touchent plus particulièrement aux questions d’honneur.
Si, comme nous l’avons dit, les rois finiront par interdire les duels judiciaires et si cette « preuve » par le jugement de dieu sera, peu à peu, rejetée au profit du témoignage ou du serment sur la bible, les affrontements entre deux parties continueront pourtant d’avoir la vie belle. Ils connaîtront même un nouveau souffle à partir du XVIe en prenant d’autres formes et perdureront encore jusqu’au XIXe siècle.
Jacques Callot (1592-1635) le duel à l’épée
On parle quelquefois d’un glissement ou d’une évolution du duel judiciaire vers ses formes plus tardives de duels, appelés duels d’honneur, mais plus que l’aménagement ou la survivance d’une coutume féodale, d’autres historiens préfèrent parler de « réinvention », considérant que les duels auxquels on assiste, à partir du XVIe siècle, n’ont plus grand chose de commun avec ceux du haut moyen-âge ou du moyen-âge central.
Il faut dire que, contrairement à leurs homologues médiévaux, qui permettaient, dans les cas extrêmes, de régler un point ou un litige de droit toutes classes confondues, ces nouvelles formes de duel « d’honneur » qui s’adressent plus spécifiquement à la classe aristocratique semblent aussi se centrer, comme nous l’avons dit, sur des questions d’ordre plus exclusivement privé: affront amoureux, vengeance, conflits d’honneur, mais il peut être aussi question de bravade ou même de mesurer son habileté au maniement des armes. Si l’on ajoute à cela que l’invocation de la justice de Dieu y trouve largement moins sa place que l’habileté aux armes et le lavement de l’affront, on comprend bien que cela n’ait plus grand chose à voir avec le duel judiciaire stricto sensu, du haut moyen-âge et du moyen-âge central.
Ces formes de duels seront donc encore en usage jusqu’au XIXe siècle et on assistera même, avec la propagation des armes à feu et dans le courant du XVIIIe, à des duels au pistolet entre femmes. Les images de western ne seront alors pas que du côté de l’Ouest américain et d’Hollywood.
Dans un premier temps, comme nous le mentionnions plus haut, on retrouvera leur pratique principalement dans les milieux nobles mais après la révolution française et dans le courant du XIXe, ils s’ouvriront également, aux milieux bourgeois et commerçants, sans doute par effet de mimétisme envers les classes dirigeantes.
Pour comprendre les arguments légaux en faveur du maintien de cette pratique jusqu’à des dates récentes dans l’Histoire, on peut valablement chercher chez les auteurs du XIXe siècle et les arrêts de la cour de cassation d’alors. Outre le fait qu’il est, pour ses détracteurs, considéré comme un moyen ultime de défendre son honneur bafoué, droit dont on n’entend bien ne pas être privé, le duel échappe encore, du point de vue du législateur aux autres crimes puisqu’on « admet implicitement la validité d’une convention privée passée entre deux parties pour s’entre-tuer, dès lors – condition essentielle – que les règles de la loyauté ont été respectées et que les chances ont été réciproques ». (La Tyrannie de l’Honneur par François Guillet. Cairn.info).
Jacques Callot (1592-1635) le duel à l’épée et au poignard
Concernant la période médiévale et notamment durant le moyen-âge tardif, nous avons les exemples de ces affrontements pour des questions qui touchent au coeur ou à l’honneur ne manquent pas. Pour en donner quelques uns pris dans la littérature et la poésie, on se souvient de la ballade que François Villon écrivit au XVe siècle à un gentilhomme pour l’envoyer à sa belle par lui conquise à l’épée:
« Au poinct du jour, que l’esprevier se bat, Meu de plaisir et par noble coustume, Bruyt il demaine et de joye s’esbat, Reçoit son per et se joint à la plume »
Quelques temps avant, nous avons encore un autre exemple de duel sous la plume d’Eustache Deschamps. Défié, en effet, par un certain Thomelin, pour une question amoureuse, ce dernier écrira quelques balades sur le sujet. Loin de l’image habituelle du gant relevé, le duel n’aura, en réalité, pas lieu puisque la belle du poète médiéval s’interposera, en lui disant qu’elle ne veut pas qu’il aille batailler en duel pour défendre son honneur puisqu’il n’y a aucune raison qui le justifie ou dit autrement : aucun motif de querelle. C’est une de ces ballades en forme de contre-pied sur un non événement que nous vous proposons de découvrir aujourd’hui.
Puis qu’il n’y a autre querelle
d’Eustache DESCHAMPS
J’ay a ma dame demandé S’elle veult que je me combate, Si com Thomelin m’a mandé, Pour s’amour, mais de chiere mate, M’a dit ne veult que je m’enbate Pour elle a faire tel mestier, Et qu’elle m’ara trop plus chier Sain du corps, pour estre avec elle, Que je moy mettre en ce dangier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
Et que pour bien recommendé M’a, ne fault que nul s’en debate, Ne rien n’en seroit amendé. De mon fait gobelin s’esbate Ailleurs, s’il veult, vende ou achate Harnoiz pour un autre approchier, Et qu’elle me deffent si chier Que j’ay l’amoureuse estincelle, De non la requeste octrier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
Et quant ainsi m’a commandé Que je n’y mette main ne pate, Et pour s’amour vient ce mandé, Querir puet autre qui le bate. Que le hault mal saint Leu l’abate, Qui en montera sur destrier. Quant a moy, plus parler n’en quier : Heraulx, peliçon ne cotelle N’aréz de moy pour ce adnoncier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
L’envoy
Prince, je ne suy pas bouchier Pour cent cops de haiche emploier, Autant de daque et d’alemelle, D’espee et lance un grant somier, Tel harnais ne vueil manier, Puis qu’il n’y a autre querelle.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : médecine, citations médiévales, école de Salerne, Europe médiévale, moyen-âge, ouvrage, manuscrit ancien. humilité Période: moyen-âge central (XIe, XIIe siècles) Titre: l’Ecole de Salerne (traduction de 1880) Auteur : collectif d’auteurs anonymes Traducteur : Charles Meaux Saint-Marc
« Hygiène: influences physiques. Air. Respire un Air serein, brillant de pureté, Dont nulle exhalaison ne ternit la clarté ; Fuis toute odeur infecte ou vapeur délétère Qui, montant des égouts, empeste l’atmosphère.
Vents. De l’Aurore nous vient le Vulturne, l’Eurus, Et le Subsolanus;Zéphir, Favonius Soufflent à l’Occident; sur les plages lointaines S’élèvent, nous portant leurs brises africaines, Le Notus et l’Auster, et du Septentrion S’élancent le Caurus, Borée et l’Aquilon. »
Extrait, citation médecine médiévale: hygiène, influences physiques “Flos medicinae vel regimen sanitatis salernitanum” ou “L’Ecole de Salerne” Traduction par Charles Meaux Saint-Marc (1880)
Bonjour à tous,
ous poursuivons, ici, notre étude de la médecine de l’Ecole de Salerne en suivant le fil de ce long poème appelé le Flos medicinae et qui fut populaire aux XIe XIIe siècles et même jusqu’à bien des siècles plus tard.
Nous sommes toujours dans le chapitre qui concerne l’hygiène et, cette fois-ci, les médecins médiévaux de Salerne nous parlent d’Air et de Vent. Chose qui peut nous paraître bien curieuse pour autant qu’elle soit devenue anecdotique dans les prescriptions de la médecine moderne, la qualité de l’air respiré était considérée, au moyen-âge, comme une condition véritable de santé. Bien sûr, nous le savons encore: « L’air pur, comme l’eau pure fait du bien » et il nous reste cette idée que l’air de la montagne ou l’air de la mer sont bons pour la respiration, mais cela s’arrête à peu près,aux problèmes des voies respiratoires. On sait aussi, bien sûr, et pour les mêmes raisons que tout air vaut mieux que celle de nos villes, tant elle y est de plus en plus viciée et polluée; ce n’est un mystère pour personne.
Au moyen-âge et en terme de médecine préventive, on prend l’affaire très au sérieux et il ne s’agit pas alors de pollution atmosphérique. Vapeurs méphitiques, mauvaises odeurs peuvent être considérées comme dangereuses pour la santé, et on n’hésite d’ailleurs pas à établir des relations directes entre mauvaises odeurs, émanations insalubres, air vicié et maladie.
Dans le même registre, on prête aussi aux vents une grande importance et de grandes influences sur la santé et cela vous explique le deuxième paragraphe de l’extrait que nous publions aujourd’hui. C’est une idée sans doute plus incongrue dans le contexte de la médecine occidentale moderne que la précédente. Même si les médecins actuels n’ignorent sans doute pas que certains endroits ou climats sont bons pour le rétablissement ou la convalescence (on pense notamment aux villes thermales et à la qualité de leurs eaux), il n’existe pas véritablement, à ma connaissance, de carte répertoriant des lieux géographiques et climatiques propices à soigner précisément telle ou telle maladie ou faiblesse et encore moins en fonction des vents qui y soufflent ou des saisons.
Si vous comptez parmi les sceptiques de l’incidence direct du vent sur les états de santé, ne croyez pas cependant cette idée relève de « l’hérésie » médiévale. Les vents nommés dans l’extrait du jour sont connus et identifiés chez les anciens grecs, chez Horace et plus tard chez Pline. Et comme ils sont en relation avec les saisons qu’ils annoncent ou qu’ils accompagnent, chacun d’entre eux est aussi associé des qualités: froid, chaud, sec, humidité, fort, impétuosité, propice à calmer, etc,… On les considère donc comme créant des conditions favorables pour éradiquer certains problèmes de santé.
En l’occurrence, comme nous sommes ici, avec cette médecine versifiée du moyen-âge central, à Salerne, les vents qui s’y trouvent mentionnés sont ceux de la péninsule italienne. Pourtant, plus près de nous, en fouillant un peu ces aspects, on trouve dans le courant du XIXe siècle la tentative d’un médecin, le docteur Edouard Carrière pour établir une carte géo-médicale de l’Italie dans un ouvrage intitulé : « Le climat de l’Italie sous le rapport hygiénique et médical ». Voici ce qu’il nous dit à propos de la péninsule italienne dans son introduction. Nous sommes en 1849:
« Si l’Italie attire pour ses souvenirs d’histoire et ses œuvres d’art , elle attire aussi pour les qualités de l’air qu’on y respire. Si elle est la terre des artistes, des curieux et des rêveurs, elle est aussi celle des malades. Si les uns vont y demander des satisfactions ou des amusements pour l’esprit, d’autres, et ils sont en grand nombre, accourent pour essayer de ranimer, sous ce ciel brillant, un flambeau qui s’éteint, le flambeau de la vie. » Dr Edouard Carrière – Le climat de l’Italie sous le rapport hygiénique et médical
Compas des vents XVIIIe siècle, Matthaus Seutter: « Tabula Anemographica seu Pyxis Nautica »,
our l’auteur, il ne fait aucun doute que l‘Italie était alors considérée comme une terre d’élection pour les malades et, dit-il encore, les « souffreteux ». Il n’est pas impossible que l’influence de l’Ecole de Salerne que l’on visitait déjà depuis tous les coins d’Europe à partir du XIe siècle y soit pour quelque chose, mais les lieux que l’on visite dans le courant du XIXe siècle débordent de loin cette seule ville. Au fil des siècles, il semble donc bien que c’est l’ensemble de la péninsule qui a acquis cette réputation.
Voila là table des vents mentionnés dans l’ouvrage du Dr Carrière avec leur origine. Elle nous permet d’éclairer ceux mentionnés dans la citation de l’Ecole de Salerne qui nous occupe aujourd’hui:
Septentrion (ou Aparctias de l’antiquité): nord
Le Coecia : nord-est
Le Subsolanus ou l’Apeliotes: est
L’Eurus ou le Vulturne: sud-est
L’Auster ou le Notus : sud
L’Africus ou Libs; sud-ouest Favonius ou Zéphir: ouest Corus, Argestes; nord-ouest
Même s’il dédie un chapitre complet à l’influence des vents, à leur nature et à leur qualité, l’auteur ne s’arrête pas là et les déborde largement, s’intéressant encore à l’atmosphère, aux eaux, aux forêts, à la géologie, la topographie et même aux météores. Si l’on en juge par la grand place faite à cet ouvrage original dans les Annales d’Hygiène publique et de médecine légale parues autour des mêmes années, le travail du Docteur Carrière n’a alors rien de fantaisiste, ni de marginal. Et l’on se surprendra peut-être de voir à quel point la relation établie entre climat, vent et lieu peut être précise, une fois traduite en prescription. En voici un extrait tiré de ces annales qui reprennent donc les travaux de E. Carrière:
« A l’instar de Massa, de Sorrente, Castellamare est parcourue par les vents septentrionaux, qui sont seulement un peu moins tièdes et un peu plus secs, aussi a-t-on remarqué que le séjour d’été des hauteurs de Castellamare est favorable aux engorgements du foie, de la matrice, sans dégénérescence des tissus, aux épuisements nerveux dus à la fatigue des plaisirs, du travail intellectuel, des affaires. (…) Ces indications se rapportent à la saison d’été, pour éviter un trop long déplacement, les malades pourraient aller passer l’hiver à Salerne. » Annales d’Hygiène publique et de médecine légale Vol 43 (1850)
Pour être très honnête, hormis peut-être des lieux de cure répertoriés, je ne sais pas à quel point, la médecine moderne prend encore ce genre de faits vraiment en considération, et surtout de manière aussi précise, pas d’avantage que je ne peux avancer si l’Italie est toujours perçue, de nos jours encore, comme une terre de rémission privilégiée comme elle l’était encore dans le courant du XIXe: « Allez pour votre foie, vous irez me passer trois jours à Rimini et pour votre problème de Stress, vous ferez suivre avec une semaine à Rome » Chouette!
Pour revenir à des choses plus sérieuses et à la vue de ces éléments, il nous faut sans doute encore avancer dans le temps l’influence des principes de l’école de Salerne dans la médecine occidentale au moins jusqu’au XIXe siècle.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
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Sujet : fabliau, conte populaire satirique médiéval, morale, charité chrétienne, larrons, gibet, potence. Période : moyen-âge central (XIIe, XIIIe) Auteur : Inconnu Titre : du prudhomme qui sauva son compère de la noyade Ouvrage : Fabliaux et contes (T 1), Etienne Barbazan (XVIIIe siècle) Manuscrit ancien : MS 1830 St Germain des prés. MS 2774.
Bonjour à tous,
ujourd’hui, nous publions et adaptons un fabliau médiéval des XIIe, XIIIe siècles, originellement en vieux français. C’est un conte ancien que nous avons de nos jours et, à peu de choses près, oublié. Nous le tirons d’une édition de 1808 en trois tomes dédiée au genre du fabliau et que nous devons originellement à Etienne Barbazan, érudit et auteur français du XVIIIe siècle.
L’histoire nous parle d’un pêcheur qui, ayant sauvé un homme de la noyade et d’une mort certaine, en le blessant malencontreusement à l’oeil, voit ce dernier se retourner contre lui, quelques temps après, et l’assigner même devant une cour de justice.
Toute proportion gardée, ce fabliau étant sans doute plus acerbe, le fond de l’histoire n’est pas sans rappeler le film tragi-comique de Jean Renoir, « Boudu Sauvé des Eaux » avec Michel Simon (en photo ci-contre) dans lequel un homme sauvait aussi des eaux un pauvre bougre près de se suicider qui, une fois rétabli, lui faisait payer sa bonté, en semant la zizanie dans sa maison.
Dans le cadre de notre fabliau du jour, l’homme est en train de se noyer involontairement alors que dans le film de Renoir, c’est par déprime que le trublion se jette à l’eau, les ressemblances s’arrêtent donc là mais, dans les deux cas, nous sommes en présence d’une histoire morale sur l’exercice de la bonté quelquefois payé d’ingratitude en retour. Dans le contexte médiéval, ce fabliau du preudome qui rescolt son compere de noier a ceci d’intéressant que sa morale semble bien le situer aux antipodes de la charité chrétienne et de ses valeurs, et nous y reviendrons.
Le fabliau du pêcheur en vieux français
Du Preudome Qui rescolt son compere de noier
Il avint à un pescheor Qui en la mer aloit un jor, En un batel tendi sa roi, Garda, si vit tres devant soi Un homme molt près de noier. Cil fu moult preus et molt legier, Sor ses piez salt, un croq a pris, Lieve, si fiert celui el vis, Que parmi l’ueil li a fichié: El batel l’a à soi saichié, Arriers s’en vait sanz plu attendre Totes ses roiz laissa à tendre, A son ostel l’en fist porter, Molt bien servir et honorer, Tant que il fust toz respassez A lonc tens s’est cil porpenser Que il avoit son oill perdu Et mal li estoit avenu, Cist vilains m’a mon ueil crevé, Et ge ne l’ai de riens grevé Ge m’en irai clamer de lui Por faire lui mal et enui, Torne, si ce claime au Major Et cil lor met terme à un jor, Endui atendirent le jor, Tant que il vinrent à la Cort. Cil qui son hueil avoir perdu Conta avant, que raison fu. Seignor, fait-il, ge sui plaintis De cest preudome, qui tierz dis Me feri d’un croq par ostrage, L’ueil me creva, s’en ai domage, Droit m’en faites, plus ne demant; Ne sai-ge que contasse avant.
Cil lor respont sanz plus atendre Seignor, ce ne puis-ge deffendre Que ne li aie crevé l’ueil; Mais en après mostrer vos vueil Coment ce fu, se ge ai tort.
Cist hom fu en peril de mort En la mer où devoit noier Ge li aidai, nel quier noier D’un croq le feri qui ert mien; Mais tot ce fis-ge por son bien: Ilueques li sauvai la vie, Avant ne sai que ge vos die. Droit me faites por amor Dé. C’il s’esturent tuit esgaré Ensamble pour jugier le droit. Qant un sot qu’à la Cort avoit Lor a dit : qu’alez-vos doutant? Cil preudons qui conta avant Soit arrieres en la mer mis, La où cil le feri el vis; Que se il s’en puet eschaper, Cil li doit oeil amender, C’est droiz jugement, ce me sanble. Lors s’escrirent trestuit ensanble, Molt as bien dit, ja n’iert deffait, Cil jugemnz lors fu retrait. Quant cil oï que il seroit En la mer mis où il estoit Où ot soffert le froit et l’onde, Il n’i entrat por tot le monde, Le preudome a quite clamé, Et si fu de plusors blasmé. Por ce vos di tot en apert Que son tens pert qui felon sert: Raember de forches larron Quant il a fait sa mesprison, Jamès jor ne vous amera Je mauvais hom ne saura grré A mauvais, si li fait bonté; Tot oublie, riens ne l’en est, Ençois seroit volentiers prest De faire lli mal et anui S’il venoit au desus de lui.
L’adaptation du fabliau en français moderne
ous prenons, ici, quelques libertés avec le texte pour les exigences de la rime, mais, pour ceux que cela intéresse, le rapprochement des deux versions devrait vous permettre de revoir l’original en vieux français avec plus d’éléments de compréhension.
De l’honnête homme Qui sauva son compère de la noyade
Il advint qu’à un pécheur Qui sur la mer s’en fut un jour, Sur son bateau tendit sa voile, Et regardant, droit devant lui vit, un homme près de se noyer. Il fut très vif et lestement, Sauta bien vite sur ses deux pieds, Pour se munir d’un crochet (une gaffe), Il le leva, pour saisir l’autre, Si bien qu’il lui ficha dans l’oeil, Puis le hissa sur le bateau, Et sans attendre s’en retourna Toutes voiles dehors vers son logis. Il fit porter l’homme chez lui, il le servit et l’honora, tant et si bien que peu après, il fut tout à fait rétabli.
Quelques temps plus tard pourtant, Le rescapé se mit à penser Qu’il avait son oeil perdu Et que mal lui était advenu. Ce vilain a crevé mon oeil, Je ne lui avais pourtant rien fait, J’irais porter plainte contre lui Pour lui causer tord et ennui. Aussi s’en fut-il chez le juge Qui fixa une date d’audience, Et tous deux attendirent le jour Puis se rendirent à la cour.
Celui qui l’oeil avait perdu Parla d’abord, comme c’est coutume Seigneur, dit-il, je viens me plaindre De cet homme qui voilà trois jours, Me blessa avec un crochet, me creva l’oeil et j’en souffris. Faites m’en droit, je n’en veux pas plus Et je ne peux rien dire de plus. L’autre rétorque sans plus attendre: Seigneur, je ne puis me defendre De lui avoir crevé l’oeil, Mais je voudrais vous démontrer,
Comment tout survint et quel fut mon tord. Cet homme fut en péril de mort En la mer, où il se noyait. Je l’ai aidé, je ne peux le nier, De ce crochet qui est le mien et l’ai blessé Mais tout cela fut pour son bien Car ainsi sa vie fut sauvée Plus avant ne sais que vous dire. Rendez-moi justice
pour l’amour de Dieu.
Les juges étaient tout égarés Ne sachant trop comment juger, Quand un sot que la cour avait Dit alors: de quoi doutez-vous? Qu’on mette celui qui se plaigne Au même endroit dans la mer, Là ou l’autre le blessa à l’oeil Et s’il s’en peut échapper que l’autre le doive dédommager. C’est droit jugement, il me semble Et tous s’écrièrent tous ensemble: Voila qui est fort bien parlé,
Qu’ainsi la chose soit jugée! Quand le rescapé eut appris Qu’il serait en la mer remis A souffrir le froid et l’onde Il n’y entra pour tout au monde. Le preudomme fut acquitté Et par bien des gens blâmé.
Tout cela montre, c’est bien clair Que son temps perd qui félon sert. Sauvez un larron du Gibet Une fois commis son forfait Jamais il ne vous aimera, Et pour toujours vous haïra. Jamais mauvais homme ne sait gré A un autre qui lui fait bonté. Il aura tôt fait d’oublier Au contraire, il sera même prêt A lui causer tord et souci S’il venait au dessus de lui.
La place du fabliau dans le contexte moral du moyen-âge chrétien
travers le mode satirique, ces petites contes populaires du moyen-âge que sont les fabliaux laissent souvent transparaître les leçons d’une sagesse populaire et critique qui souligne les faiblesses et les défauts de la nature humaine.
Comme nous l’avons déjà abordé, en nous penchant sur certains fabliaux de Bodel ou de Rutebeuf, on se souvient du prêtre cupide qui ne pense qu’à amasser les richesses et qui ne prêche que pour ses propres intérêts. Dans la housse partie du trouvère Bernier, on se rappelle encore du fils qui ne pratique pas la charité envers son vieux père puisqu’il est même près de le mettre dehors dans le froid et de laisser mourir de faim. C’est de la génération d’après et de son propre fils que viendra la leçon qui n’est d’ailleurs pas, là non plus, une leçon de morale chrétienne, mais bien plus une parabole sur l’éducation et une leçon de morale populaire: « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».
Dans cette exploration de ce que l’on moque dans les fabliaux et qui se situe assez souvent à l’autre bout des valeurs chrétiennes de compassion et de charité, ou qui les raille, le conte ancien d’aujourd’hui est un exemple édifiant supplémentaire. Sa morale ne sort pas de nulle part toutefois et elle n’est pas isolée du reste de son époque puisque cette histoire contient, autant qu’elle illustre, un dicton en usage au moyen-âge. Le voici dans notre fabliau, c’est sa morale:
Raember de forches larron Quant il a fait sa mesprison, Jamès jor ne vous amera
Sauvez un larron de la potence Une fois qu’il a commis son crime Il ne vous aimera jamais pour autant.
Au niveau populaire on le connait encore sous cette forme:
« Larroun ne amera qi lui reynt de fourches » Le larron n’aimera pas celui qui le sauve du gibet ou « Sauvez un larron du Gibet ne vous gagnera pas son amour ni son respect »
On l’aura compris, les fourches dont il est question ici n’ont rien d’agricoles. Ce sont les fourches patibulaires, autrement dit la potence ou le gibet. En creusant un peu la question, on retrouvera encore cette idée et ce proverbe dans le roman de Tristan sous une autre forme:
Pour autant qu’il soit fait référence à Salomon, dans ce dernier exemple, on ne trouve nulle trace de ce proverbe dans la bible. A la même époque, il faut encore noter qu’on le croisera dans plusieurs langues (allemand, italien, anglais notamment). Il se présente, à peu de choses près, toujours sous la même forme:
« Save a thief from the gallows and he ll be the first shall cut your throat »
Sauvez un voleur de la potence et ce sera le premier à vous couper la
gorge.
our arriver à situer ce proverbe ou même ce fabliau qui en est une illustration dans le contexte des valeurs médiévales, peut-être faut-il invoquer une certaine coexistence des valeurs humaines ou de bon sens, d’un côté avec les valeurs chrétiennes et leur morale de l’autre. L’homme peut-il naître mauvais ou bon? Même s’il peut s’amender, le moyen-âge croit sans doute à l’idée d’une persistance de la nature de l’homme ou d’un déterminisme que les valeurs de charité sont elles-mêmes impuissantes à sauver.
Peut-être faudrait-il être encore vigilant, dans notre approche, sur le fait que la notion de charité chrétienne si elle prend la forme du don envers les églises notamment, n’englobe pas nécessairement au moyen-âge, les mêmes choses que nous y projetons aujourd’hui. Même de la part d’un auteur chrétien comme Eustache Deschamps, il y a des poésies très acerbes contre les mendiants ou même affirmant que personne ne veut donner aux pauvres, alors que dire de l’idée de s’aventurer à sauver un larron de la potence? Sans doute que l’idée de s’interposer ne viendrait pas à l’esprit de grand monde et qu’au fond, on considère que c’est devant Dieu que le larron doive répondre de ses crimes.
Quoiqu’il en soit, dans le paysage de ce moyen-âge occidental très chrétien tel qu’on peut se le représenter parfois, les fabliaux viennent toujours appuyer sur des cordes sensibles et soulignent à quel point la nature humaine peut se situer à l’autre extrême de ces mêmes valeurs. D’une certaine manière et même si le cadre de cet article est un peu étriqué pour traiter d’un sujet aussi complexe et ambitieux, cette forme littéraire et satirique nous obligerait presque à repenser la place des valeurs chrétiennes sur l’échiquier des valeurs humaines et morales de ce monde médiéval, ou à tout le moins à les remettre en perspective ou en articulation. Pour être un amusement, la satire ou le genre satirique n’en sont pas moins des indicateurs et des baromètres du sens critique et s’il est indéniable que les valeurs chrétiennes sont au centre du monde médiéval, peut-être faut-il, à tout le moins, se méfier de dépeindre ce dernier d’une seule couleur en privant un peu vite ses contemporains de toute capacité de réflexion ou de distanciation.
Pour le reste et quant à la question de l’humour, à proprement parler, ce fabliau nous apparaît aujourd’hui sans doute plus grinçant et moral que désopilant, mais il est vrai que l’humour est si souvent attaché à l’air du temps que, dans bien des cas, il vieillit mal.
En vous souhaitant une très belle journée.
Frédéric EFFE
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Sujet : citations médiévales, extrait poésie, sagesse médiévale, poésie morale, satirique et critique. Auteur : Jean de Meung, Jean Clopinel (1250-1305) Période : moyen-âge central, XIIIe siècle. Extrait de : le codicille Manuscrit ancien : le roman de la Rose, Arsenal 5209, Bnf.
Bonjour à tous,
ous partageons, aujourd’hui, un peu de la poésie de Jean de Meung (Clopinel), en forme de citation morale. Les vers sont extraits du codicille dont nous avons déjà parlé ici. C’est un texte que l’auteur médiéval adresse à ses contemporains en forme d’exhortation morale. Même si on l’a souvent référencé ou confondu avec un autre écrit du poète qui s’appelle le testament, il semble pertinent de les différencier pour s’y retrouver un peu mieux.
“Qui autruy veult blasmer, il doit estre sans blasme; Et qui veult en blasmer, il doit avoir du blasme*: Bien dire sans bien faire, est comme feu de chausme Qu’on esteient de legier* au pied ou à la paulme.”
Jean de Meung (1250-1305) Le Codicille
Adaptation/français moderne :
“Qui autrui veut blâmer, il doit être sans blâme; Et qui veut embaumer, il doit avoir du du baume: Bien dire sans bien faire, est comme feu de chaume Qu’on éteint aisément du pied ou de la paume.”
Les vers de Jean de Meun dans le manuscrit ancien et médiéval: ms Arsenal 5209 (Bnf Paris)
On retrouve notamment ce codicille dans le manuscrit ancien du XIVe siècle, ms arsenal 5209 de la Bnf. consultable en ligne ici.
eplacés dans leur contexte, ces quatre pieds de vers s’adressent aux puissants, seigneurs, gens « savants » ou religieux face au peuple et aux petites gens. Il y est question de l’importance de leur probité, autant que de nécessaire cohérence entre leurs actes et leurs paroles. Au delà de simplement dénoncer la langue de bois, Jean de Meung les enjoint à être conscients de leur exemplarité s’ils prétendent recevoir en retour respect, crédibilité et même « amours » de ceux qu’ils gouvernent ou vers lesquels ils prêchent. Plus loin, il parlera même de « suivre la voye droite ». Nous sommes donc bien dans une dimension de morale, de justice, et de justesse.
Voilà tout un programme pour qui veut se livrer à l’exercice du pouvoir ou prétendre guider ses contemporains vers quelque lumière que ce soit et voilà des mots qui, à travers le temps, n’ont pas pris une ride et que l’on peut valablement reprendre aujourd’hui.
Un excellent début de semaine à tous!
Fred
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