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Une chanson d’amour et de croisade de Thibaut de Champagne

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Sujet :  chanson, médiévale, roi troubadour, roi poète, trouvère, vieux-français, langue d’oïl,  amour courtois, chant de croisade.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Thibaut de Champagne (1201-1253)
Titre :  « Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler » 
Interprète : Modo Antiquo, Bettina Hoffmann
Album : Secular Songs & Dances From The Middle Ages (2006)

Bonjour à tous,

u Moyen Âge central, Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre s’adonne à la poésie et à l’art des trouvères. Le talentueux roi compositeur qu’on surnommera, bientôt, Thibaut le Chansonnier, léguera une œuvre abondante encore reconnue, de nos jours, parmi les fleurons de la lyrique courtoisie de la première moitié du XIIIe siècle. Aujourd’hui, nous vous entraînons à la découverte d’une nouvelle pièce tirée du legs du noble champenois avec, à l’appui, sources, commentaires, traduction et une interprétation par une formation de musiques médiévales contemporaine, l’ensemble Modo Antiquo dirigé par Bettina Hoffman.

La douleur du partir au moment des croisades

La pièce du jour est souvent classée dans les chants de croisade même si sa thématique est double et qu’elle traite aussi de la « dure départie », autrement dit la douleur de la séparation, en l’occurrence, au moment de prendre la croix pour se rendre en terre lointaine.

On se souvient de deux autres chansons de Thibaut sur le thème de la croisade. Il y eu d’abord Au tans plein de félonie écrit une dizaine d’années auparavant. On n’y sentait le noble assez tiède et critique vis à vis de l’expédition en terre sainte. et il s’y montrait déjà réticent de s’engager pour tout laisser, y compris sa belle. Nous avions eu également l’occasion d’étudier la célèbre chanson « Seigneurs sachiez qui or ne s’en ira » écrite plus près de celle du jour et dans laquelle Thibaut de Champagne exhortera, cette fois, de manière énergique et autoritaire, ses contemporains à prendre la croix.

Sur le fond, la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, est un peu entre les deux. Nous nous situons autour de 1238-1239, Thibaut s’est, cette fois, résolu à partir en expédition mais la séparation reste dure. Il lui coûte toujours de laisser la dame de son cœur et, de ce point de vue, le texte se tient dans le registre courtois et amoureux. En revanche, il n’est plus question de reculer et s’il est triste, le roi de Navarre se dit aussi joyeux de servir Dieu. Il acceptera même de trouver refuge auprès du culte marial en troquant ses amours temporelles contre une dame plus spirituelle.

"Dame, einsi est qu'il m'en couvient aler" dans le chansonnier de Cangé, manuscrit médiéval ms Français 846 de la BnF

Sources manuscrites d’époque

On retrouve cette pièce dans un certain nombre de manuscrits anciens. Pour l’illustration d’aujourd’hui et pour la notation musicale, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’elle apparaît dans le Chansonnier Cangé. Le roi de Navarre y côtoie de nombreux autres trouvères qui lui sont contemporains ou antérieurs : Blondel de Nesle, le Chastelain de Coucy, Gace Brûlé, et quelques autres.

Ce célèbre ouvrage médiéval, daté de la dernière partie du XIIIe siècle, est conservé sous la référence ms Français 846 au département des manuscrits de la BnF et également consultable en ligne sur Gallica. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons fait appel à l’ouvrage « Les Chansons de Croisade » de Joseph Bédier et Pierre Aubry, sorti en 1909 aux éditions Honoré Champion. Pour son interprétation, nous vous entraînons du côté de l’Italie et de Florence avec l’ensemble Modo Antiquo sous la direction de Bettina Hoffmann.

L’ensemble médiéval italien Modo Antiquo

Bettinna Hoffmann, passion musiques médiévales

Fondé en 1984, à Florence, par Federico Maria Sardelli, la formation Modo Antiquo exerça d’abord ses talents dans un répertoire qui s’étendait du Moyen Âge à la renaissance et au baroque. Quelques années plus tard, son directeur le fera évoluer vers un brillant orchestre de 25 musiciens qui se fera connaître et même récompensé pour ses interprétations dans le domaine de la musique classique et baroque.

C’est à cette période de transition que sera formé l’ensemble médiéval Modo Antiquo, formation plus réduite dirigée par la violoncelliste, joueuse de viole de gambe et musicologue allemande Bettina Hoffman, elle-même épouse du directeur et musicologue italien. En près de 25 ans de carrière, cette formation spécialisée dans les musiques du Moyen Âge, a déjà eu l’occasion d’explorer de nombreuses thématiques : de Carmina Burana et des chants de goliards jusqu’à des chants de croisades, des danses italiennes des XIIIe et XIVe siècles ou encore les plus belles pièces des maître de musique de l’école Florentine et de Francesco Landini.

Secular Songs & Dances from the Middle Ages,
un coffret complet de musique médiévale

En 2006, la formation médiévale faisait paraître un coffret de pas moins de 6 CDs dédié aux chants et danses profanes du Moyen Âge. Avec plus de 6 heures d’écoute, il comprend 2 Cds sur les Carmina Burana, 2 sur les musiques et les chants de croisade et enfin deux autres sur les danses de la France, l’Italie et l’Angleterre médiévale : estampie royale, trotto, saltarello et « tutti quanti ». Autrement dit, une belle somme d’œuvre majeures du Moyen Âge.

Pochette de l'Album de musiques médiévales de Modo Antiquo et Bettina Hoffman

Notre pièce du jour trouve sa place sur le premier CD dédié aux musiques et chants de croisade et sur la deuxième partie de celui- ci, dédié justement à « la dure départie ». La première partie de ce même CD porte sur « l’appel à la croisade ». Le deuxième CD aborde, quant à lui, la difficulté des expéditions et leur conséquences, dans une première partie, et les récompenses du chevalier à l’arrivée dans la Jérusalem céleste, dans une deuxième.

Avec 27 pièces dédiées aux musiques des croisades, ces deux opus nous gratifient d’un bon nombre de compositions familières (voir nos articles sur les chants de croisade). La plupart sont en vieux français et en oïl, mais on en trouve, également, un certain nombre en latin, et même une en allemand. Les deux chansons de croisade de Thibaut de Champagne susmentionnée s’y trouvent en compagnie de celle du jour et, du point de vue des autres signatures, le noble est bien entouré : le Chastellain de Couci, Huon d’Oisi, Richard Cœur de Lion, Guiot de Dijon, … et encore de nombreuses auteurs d’époque demeurés anonyme.

Cet impressionnant coffret de l’ensemble italien, est toujours disponible à la vente. Il est édité chez Brillant Classics et on le trouve même au format digitalisé. Voici un lien utile pour plus d’informations : Chants et danses profanes du Moyen Âge de Modo Antiquo.

Musiciens présents sur ces albums

Elena Cecchi Fedi, soprano – Santina Tomasello, soprano – Lucia Sciannimanico, mezzo-soprano – Paolo Fanciullacci, tenor,  jeux d’anche, cornemuse, olifant – Marco Scavazza, bariton, contre-tenor – Federico Maria Sardelli, flûtes, chalémie, voix – Ugo Salasso, flûtes, cornemuse, chalemie, harpe – Mauro Morini, trompette a coulisse – Piero Callegari, trompette a coulisse, olifant – Bettina Hoffmann, violon, rebec, trompette marine – Gian Luca Lastraioli, citole, luth, dulcimer – Daniele Poli, harpe, luth, dulcimer – Annaberta Conti, organetto – Anna Clemente, organetto – Luca Brunelli Felicetti, percussions, tambours, cloches, dulcimer – Massimo Risaliti, cymbale, triangle, grelots.


« Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler« 
en vieux-français et sa traduction

Dame, ensi est qu’il m’en couvient aler
Et departir de la douce contree
Ou tant ai maus apris a endurer;
Quant je vous lais, droiz est que je m’en hee.
Deus! pour quoi fu la terre d’Outremer,
Qui tant amant avra fait dessevrer
Dont puis ne fu l’amors reconfortee,
Ne n’en porent leur joie remenbrer !

Dame, c’est ainsi qu’il me faut m’en aller
Et me séparer de la douce contrée
Où j’ai tant appris à endurer de maux ;
Et comme je vous laisse, il est juste que je me haïsse.
Dieu ! pourquoi avoir fait la terre d’outre-mer,
Qui aura séparé tant d’amants,
Qui, ensuite, n’eurent le réconfort d’amour
Ni ne purent s’en remémorer leur joie ?

Ja sans amor ne porroie durer,
Tant par i truis fermement ma pensee !
Ne mes fins cuers ne m’en lait retorner,
Ainz sui a lui la ou il veut et bee.
Trop ai apris durement a amer,
Pour ce ne voi conment puisse durer
Sanz joie avoir de la plus desirree
C’onques nus hons osast plus desirrer.

Jamais sans amour, je ne pourrais tenir,
Tant en lui, j’ai mis fermement ma pensée,
Pas d’avantage que mon cœur loyal ne me laisse m’en détourner,
Mais je suis avec lui là où il veut et aspire.
J’ai trop pris coutume d’aimer ;
Aussi je ne vois pas comment je pourrais continuer de vivre,
Sans avoir joie de la plus désirée
Qu’aucun homme n’osa jamais désirer.

Je ne voi pas, quant de li sui partiz,
Que puisse avoir bien ne solas ne joie,
Car onques riens ne fis si a envis
Con vos laissier, se je ja mès vous voie;
Trop par en sui dolens et esbahis.
Par maintes foiz m’en serai repentiz,
Quant j’onques voil aler en ceste voie
Et je recort voz debonaires diz.

Je ne vois pas, une fois séparé d’elle
Que je puisse avoir ni consolation, ni joie,
Car jamais je n’ai rien fait de si mauvais gré
Que vous quitter, si je ne devais jamais vous revoir
(1)
Par quoi j’en suis trop affligé et ému ;
Par maintes fois je m’en serai repenti,

Quand jamais je ne voulus emprunter cette voie (2)
et que je me souviens de vos aimables paroles.

Biaus sire Dex, vers vous me sui ganchis;
Tout lais pour vous ce que je tant amoie.
Li guerredons en doit estre floris,
Quant pour vos pert et mon cuer et ma joie.
De vous servir sui touz prez et garnis;
A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris !
Si bon seigneur avoir je ne porroie:
Cil qui vous sert ne puet estre traïz.

Beau seigneur Dieu, c’est vers vous que je me suis tourné ;
Pour vous je laisse tout ce que j’aimais tant ;
La récompense devra en être belle,
Quand pour vous, je perds mon cœur et ma joie.

Pour vous servir, je suis tout prêt et garni (de garnison, équipé) :
Je m’en remets à vous, beau père Jésus-Christ ;
(3)
Si bon Seigneur, je ne pourrais avoir :
Celui qui vous sert ne peut être trahi.

Bien doit mes cuers estre liez et dolanz:
Dolanz de ce que je part de ma dame,
Et liez de ce que je sui desirrans
De servir Dieu cui est mes cors et m’ame.
Iceste amors est trop fine et puissans,
Par la covient venir les plus sachans;
C’est li rubiz, l’esmeraude et la jame
Qui touz guerist des vius pechiez puans.

Mon cœur doit bien être joyeux et affligé :
Affligé de ce que je me sépare de ma dame,
Et joyeux de ce que je suis désireux
De servir Dieu, à qui appartient mon corps et mon âme.
Cet amour là est chose trop fine et puissante ;
Par là il convient que viennent les plus instruits
(4) :
C’est le rubis, l’émeraude et la gemme
Qui guérit tous les hommes des vils péchés puants.

Dame des cieus, granz roïne puissanz,
Au grant besoing me soiez secorranz !
De vous amer puisse avoir droite flame !
Quant dame pert, dame me soit aidanz !

Dame des cieux, grande reine puissante,
En mon grand besoin soyez-moi secourable !

¨Puissé-je vous aimer avec la juste flamme (5)
Quand je perds une dame, qu’une dame vienne à mon aide !


Notes

(1) se je ja mès vous voie. J. Bédier traduit : j’en jure sur mes chances de vous revoir un jour. Il ajoute : « J’interprète ces mots comme une application à la dame de la formule de serment : se je ja mes Dieu voie« .
(2) aler en ceste voie : entrer dans ce pèlerinage (J Bédier).
(3) A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris : je me rends à vous comme votre vassal, beau père Jésus-Christ (J Bédier).
(4) Notes de Bédier sur ces plus sachants : sont-ils les plus savants (au sens spéculatif),
ou plutôt ceux que l’expérience de la vie a rendus les plus sages ?
(5) De vous amer puisse avoir droite flame ! Puisse m’éprendre la bonne flamme de l’amour de vous ! (J Bédier)

En vous souhaitant une  fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

De fortune me doi plaindre, une ballade polyphonique de guillaume de machaut

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade.
Titre : De fortune me doi plaindre et loer
Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprètes : Ensemble Musica Nova
Album : Guillaume de Machaut (c. 1300-1377): Ballades, edition AEon (2009)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons de repartir en balade, pour découvrir (justement) une ballade polyphonique du compositeur et maître de musique médiévale Guillaume de Machaut. A l’habitude, nous étudierons cette pièce par le menu avec de son contenu, ses sources manuscrites notées musicalement à sa traduction en français actuel avec, en bonus, une belle version en musique : cette dernière nous fournira le plaisir de vous présenter, en détail, l’ensemble de musiques anciennes Musica Nova. Mais, pour l’instant, revenons à cette chanson médiévale et son contenu.

Ballade courtoise d’une belle à son amant

Une fois n’est pas coutume, dans cette pièce musicale, le compositeur du XIVe siècle nous entraine vers un chant d’amour et une ballade courtoise dont la protagoniste principale est une femme. La dame éprise y fera une véritable louange à son amant et ami. En passant, et c’est même un autre des propos de cette poésie et même son destinataire principal, elle y louera « Fortune » (le sort et le destin) de l’avoir mis dans de si bonnes dispositions amoureuses tout autant qu’elle s’en plaindra par avance et par défiance. Pourquoi cette contradiction ?

Fortune et sa roue : louée et redoutée

Au Moyen Âge, Fortune et sa roue peuvent se mettre en mouvement à tout instant. Nul ne peut en contrôler les caprices et même quand le destin paraît sourire à la femme ou l’homme médiéval, on se garde de s’y fier, car rien n’est jamais figé en ce monde : tôt ou tard, la roue du sort sera inéluctablement amenée à tourner dans un mouvement sans fin, jetant au plus bas celui, au plus haut, que se pensait à l’abri de tout, et élevant, en contrepartie, celui qui, sis au fond du gouffre, espérait que la roue tourne pour mettre sa destinée sous des auspices plus clémentes, fut-ce temporairement.

De nombreux poètes et auteurs médiévaux sont là pour rappeler l’existence de Fortune. Nous avons eu l’occasion d’en approcher déjà un certain nombre dans nos pérégrinations temporelles. Pour n’en citer que quelques exemples, voyez : La roue de fortune, fabliau du XIIIe siècle ou encore la ballade Que ses joyes ne sont fors que droit vent  de Christine de Pizan et La ballade sur les leçons de Fortune», de Michaut Le Caron dit Taillevent. Enfin, difficile ne pas citer le célèbre chant latin O Fortuna du manuscrit des chants de Benediktbeuern, immortalisé par Carl Orff  dans Carmina Burana.

Pour le reste, on appréciera la douceur de cette ballade polyphonique et sa promesse de loyauté courtoise, cette fois-ci, inversée. La roue de fortune peut menacer de tourner, sous la plume de Guillaume de Machaut, la dame s’engage à rester fidèle à son doux amant.

Aux sources manuscrites de cette ballade

Manuscrit ancien et partition de musique médiévale : "De fortune me doi plaindre et loer" de Guillaume de Machaut
De fortune me doi plaindre et loer dans le Ms Français 1586 de la Bnf (gallica.fr)

Ci-dessus, nous vous proposons cette ballade notée, telle qu’elle apparaît dans le manuscrit ancien Ms Français 1586. Comme nous l’avions déjà vu, cet ouvrage médiéval, daté du XIVe siècle, est un des plus anciens manuscrits illustrés connus de l’œuvre de Guillaume de Machaut. Il est actuellement conservé à la BnF et consultable au format numérique sur gallica.fr. Pour ne citer que deux autres sources manuscrites de la même période, vous pourrez également retrouver ce chant polyphonique dans le Français 1584 de la BnF ou encore dans le Codex Chantilly 0564 de la bibliothèque du château de Chantilly (image en-tête d’article).

Pour la transcription de cette ballade en graphie moderne, nous nous sommes appuyé sur le Tome 1 de l’ouvrage Guillaume de Machaut poésies lyriques – édition en deux parties de Vladimir Chichmaref (Editions Honoré Champion, 1909).

De fortune me doi pleindre, la version de l’ensemble Musica Nova

L’ensemble Musica Nova
et la passion des musiques anciennes

Nous avons déjà mentionné l’Ensemble Musica Nova lors d’articles passés au sujet du XIIe Festival des Musiques et histoire de Fontfroide mais aussi à l’occasion d’une des dernières éditions du Festival Voix et Route Romane. Toutefois, c’est la première fois qu’il nous est donné de vous le présenter plus en détail et ce sera un plaisir.

Formé à Lyon, par Lucien Kandel, au début des années 2000, cet ensemble de musique ancienne a acquis, depuis, ses lettres de noblesse sur la scène médiévale, avec de nombreuses reconnaissances de ses pairs. Très fortement orientée sur des prestations vocales, la formation s’entoure aussi, au besoin, d’instrumentistes. Elle a, jusque là, présenté un répertoire polyphonique qui va du Moyen Âge au baroque, mais qui peut aussi s’étendre à d’autres périodes et d’autres horizons.

Discographie de Musica Nova

Du point de vue discographie, Musica Nova a, à ce jour, fait paraître 8 albums qui se distinguent tous par leur qualité. Pour ce qui est de l’œuvre de Guillaume de Machaut, l’ensemble lui a particulièrement fait honneur. On pourra, en effet, retrouver dans ses productions, un album consacré à la Messe notre dame, un double album portant sur tous les motets du maître de musique, et enfin Ballades, l’album du jour, qui explore les ballades polyphoniques du maître de musique.
Le reste de la discographie de Musica Nova propose des incursions du côté de l’œuvre de compositeurs célèbres comme Johannes Ockeghem, Josquin Despres, ou encore Guillaume Dufay. S’y ajoute également un album autour du compositeur du Moyen Âge tardif Jacob Handl.

Autres activités de l’ensemble

En plus de ses programmes et albums, l’intérêt de l’ensemble Musica Nova pour la restitution historique, l’ethnomusicologie et le partage l’a conduit à élargir certaines de ses prestations à des aspects plus pédagogiques orientés sur la transmission. Ces interventions s’adressent à des publics profanes ou amateurs comme à des publics plus avertis, en fonction des objectifs visés : ateliers de sensibilisation, stages, master-classes, concerts-conférences, milieu scolaire, etc… Pour plus d’informations sur ces aspects, ainsi que sur l’agenda de la formation ou ses albums, nous vous invitons à consulter son site web très complet.

Guillaume de Machaut (c. 1300-1377) : Ballades

L’album du jour est, donc, tout entier dédié aux Ballades de Guillaume de Machaut. Il a été proposé au public en 2009. Sur 78 minutes de durée, il propose 12 pièces polyphoniques et ballades du compositeur du Moyen Âge tardif, ainsi qu’une treizième pièce non signée et demeurée anonyme. La ballade du jour ouvre le bal, en laissant d’emblée présager de la qualité du reste. On peut retrouver cet album de musique médiévale à la vente sur le site de l’ensemble Musica nova (voir lien vers le site ci-dessus).

Artistes et instrumentistes présents sur cet album

Christel Boiron (cantus), Marie-Claude Vallin (cantus), Thierry Peteau (tenor), Marc Busnel (bassus), Lucien Kandel (tenor et direction), Pau Marcos (violon), Birgit Goris (violon), Julien Martin (flûtes), Marie Bournisien (harpe).


De Fortune me doy pleindre et loer
ballade à 4 voix de Guillaume de Machaut


De Fortune me doy pleindre et loer
Ce m’est avis, plus qu’autre creature
Car quant premiers encommancay l’amer
Mon cuer, m’amour, ma pensee, ma cure
Mist si bien à mon plaisir
Qu’a souhaidier peüsse je faillir
N’en ce monde ne fust mie trouvee
Dame qui fust si tres bien assenée.

Du sort (destin) je dois (à la fois) me plaindre et me féliciter,
me semble-t-il, plus que toute autre créature
Car quand, pour la première fois, je commençais à l’aimer
Il (le sort) mit mon cœur, mon amour, ma pensée, mes attentions (soins)
si parfaitement au service de mon plaisir

Que je n’aurais pu échouer à désirer
Ni en ce monde il n’aurait jamais pu se
trouver
Dame qui fut si bien pourvue (ss entendu que moi)
(1).

Car je ne puis penser n’imaginer
Ne dedens moy trouver c’onques Nature
De quanqu’on puet bel et bon appeller
Peust faire plus parfaite figure
De celui, ou mi desir (comme est cils, où mi désir)
Sont et seront a tous jours sans partir;
Et pour ce croy qu’onques mais ne fu née
Dame qui fust si tres bien assenée.

Car je ne puis penser ou imaginer
Ni, au dedans de moi, trouver comment la Nature
De tout ce qu’on pourrait nommer bon et juste
Pourrait jamais trouver une forme si parfaite
Que celui, dans lequel mes désirs
Sont et seront, pour toujours et sans fin ;
Et pour cela je crois que jamais auparavant ne fut née
Dame qui fut si bien pourvue.

Lasse! or ne puis en ce point demourer
Car Fortune qui onques n’est seûre
Sa roe vuet encontre moy tourner
Pour mon las cuer mettre a desconfiture
Mais en foy, jusqu’au morir
Mon dous ami weil amer et chierir.
C’onques ne dut avoir fausse pensee
Dame qui fust si tres bien assenée.

Hélas! pourtant je ne puis demeurer en ce point,
A cause de Fortune (destin, sort) qui jamais n’est sûre
Elle veut tourner sa roue contre moi
Pour plonger mon malheureux cœur dans la détresse.
Mais, dans la fidélité (foi, honneur) jusqu’à ce que je meure
Je veux aimer et chérir mon doux ami (amour),
Car jamais ne devrait avoir de fausse pensée

Dame qui fut si bien pourvue.


(1) « bien placée » fig : choyée par le sort, en l’occurrence nantie en amour.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : sur l’image en-tête d’article, derrière le portrait de Lucien Kandel au premier plan (crédits photos et copyright hesge.ch), vous pourrez retrouver cette même ballade de Guillaume de Machaut dans le Codex 0564. Daté du XVe siècle, ce recueil médiéval de ballades et chansons, avec musique annotée est conservée au Musée Condé et à la Bibliothèque du château de Chantilly, dans les  Hauts-de-France.

« Douce dame, grez et grâces… » une chanson courtoise du trouvère Gace Brulé

enluminure médiévale troubadour

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale,  poésie, amour courtois, trouvère, vieux-français,  fine amant, fine amor, chansonnier du Roy, manuscrit ancien
Période :  XIIe s,  XIIIe s, Moyen Âge central
Titre: Douce dame, grez et grâces vos rent 
Auteur :  Gace Brûlé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Gilles Binchois.
Album: Les Escholiers de Paris (Alba, 1992)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une nouvelle chanson médiévale de Gace Brûlé (Gace Brulé, Gaces Brullez). Entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, ce trouvère et chevalier a produit une œuvre abondante qui n’a pas manqué d’inspirer des auteurs de sa génération et même de la suivante, comme Thibaut de Champagne. Sa poésie s’épanouit, principalement, dans le registre de la lyrique courtoise et la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, n’y déroge pas.

L’exercice de courtoisie d’un trouvère épris

Chanson annotée de Gace Brulé dans un Manuscrit médiéval

La chanson du jour annonce le thème de l’amour courtois dès ses premiers vers : Douce dame, grez et grâces vos rent. Gace chante pour obtenir un signe favorable de la belle qu’il convoite. Comme il nous l’expliquera, s’il aime cette dernière trop fort ou trop haut, il ne faut pas l’en blâmer. Le seul coupable c’est « amour », le grand maître des horloges émotionnelles et sentimentales. Et puis, comment pourrait-il en être autrement ? La dame est si belle, si gracieuse et emplie de bienfaits que le loyal amant mourrait plutôt que de s’en séparer. Il ne lui reste donc plus qu’à patienter, implorer merci et que cette dernière le prenne en pitié. C’est un classique de la lyrique courtoise.

Comme on le verra, dans les deux dernières strophes de sa chanson, Gace Brulé s’adresse à deux personnages : Gilet et Renalt qu’on retrouve, par ailleurs, mentionnés en d’autres endroits de son œuvre. Ici, il les fustige tous deux d’avoir tourné le dos à « amour » que l’on est enclin à comprendre comme l’exercice de la poésie courtoise. Si quelques érudits se sont perdus en conjectures sur l’identité réelle de ces deux hommes, rien d’évident ne semble en être ressorti. Il a pu s’agir de poètes de l’entourage du trouvère ayant délaissé la plume, peut être au profit des croisades. Selon Gaston Paris, il pourrait s’agir de Hugon et Gautier de Saint-Denis (voir Les chansons de Gace Brulé, Gédéon Huet,1902).

Sources manuscrites médiévales

On peut retrouver cette chanson du trouvère Gace Brûlé dans un nombre important de manuscrits médiévaux. Dans l’image du dessus, vous la retrouverez, avec sa partition annotée, telle qu’elle se présente dans le Ms Français 844 de la BnF, encore connu sous le nom de chansonnier ou manuscrit du roy. De manière non exhaustive, on pourrait encore citer le Français 845 (utilisé pour l’image d’en-tête), le français 20050 dit Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés ou même encore le Chansonnier Cangé ou Ms Français 846.

Pour sa retranscription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Gédéon Huet (op cité). Ci-dessous, nous vous proposons de la découvrir en musique avec une version polyphonique originale de l’Ensemble Gilles de Binchois.

Gilles Binchois & Les Escholiers de Paris

En 1992, l’Ensemble Gilles Binchois, sous la houlette de Dominique Vellard, proposait au public son album : Les Escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle. Avec 20 pièces présentées, pour un peu plus de soixante minutes de durée, cette production fut largement saluée par la scène des musiques anciennes et médiévales.

Les Escholiers de Paris - Album de musique médiévale

Comme l’indique le sous-titre de cet album qui rend hommage au Paris étudiant et fourmillant du XIIIe siècle, l’ensemble médiéval et son directeur ont fait le choix d’y proposer un nombre important de motets et de pièces polyphoniques. On y trouvera des pièces anonymes du codex de Montpellier, mais aussi des chansons d’auteurs comme Thibaut de Champagne, Gillebert de Berneville, et, bien sûr, Gace Brulé. Ils y côtoient quelques danses et estampies enlevées. S’y est ajouté le parti-pris original de reprendre à plusieurs voix, quelques chansons monophoniques de cette période. C’est le cas de celle du jour, revisitée ainsi pour le plus grand plaisir du public (voir notre article précédent sur cet album).

Cet album de musique médiévale a été réédité depuis sa sortie. On peut encore le trouver chez tout bon disquaire mais aussi à la vente en ligne, au format CD comme au format mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations : Les Escholiers de Paris, Ensemble Gilles Binchois, l’album.

Artistes ayant participé à cet album

Emmanuel Bonnardot (voix, rebec, vièle), Randall Cook (vièle, chalemie, recorder), Pierre Hamon (flute, cornemuses, percussion), Anne-Marie Lablaude (voix, percussion), Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion), Susanne Norin (voix), Dominique Vellard (voix, cistre, direction), Willem de Waal (voix),


Douce dame, grez et grâces vos rent
en langue d’oïl avec aide à la traduction

Note sur la traduction : pour percer les mystères de la langue d’oïl de Gace Brulé, nous avons fait le choix, cette fois, de vous fournir plutôt quelques clefs de vocabulaire en français actuel. Pour le reste, ce sera donc à vous de jouer.

I
Douce dame, grez et grâces vos rent.
Quant il vos plaist que je soie envoisiez
* (content) ;
Atendu ai vostre comandement,
Si chanterai por vos joianz et liez
* (gaité),
Et, s’il vos plaist, de moi merci aiez.
En tel guise vos en praigne pitiez
Qu’il ne vos poist
* (pèse) se j’aim si hautement.

II
Je sai de voir
* (vraiment) que resons me defent
Si haute amor se vos ne l’otroiez;
Mais haut et bas sont d’un contenement
* (contenance),
Qu’amor les a a son talent jugiez;
Siens est li bas qui por li est hauciez.
Et siens li hauz qui s’en est abaissiez;
Qu’a son voloir les monte et les descent.

III
Je ne di pas que nus aint
* (aime) bassement.
Puis que d’amor est sorpris
* (désireux) et liiez* (joyeux) ,
Honorer doit la joie qu’il atent,
S’il estoit rois, et ele ert
* (de estre, était) a ses piez.
Mais je sui, las, sor toz autres puiez
* (élevé),
De hautement amer
(aimer) a mort jugiez* (condamner à mort);
Mes moût muert bel qui fait tel hardement.
(1)

IV
Par Dieu, dame, l’amors de vos m’esprent
* (éprendre, embraser),
Qui m’occira, se vos ne m’en aidiez.
El ne fait mes qu’a son comandement,
Si li ert bel se por li m’ociez
* (de occire).
Et s’endroit vos
* (quant à vous) est vaincue pitiez,
Moie ert la perte, et vostres li péchiez,
Que dou partir de vos n’i a nient.
(2)

V
Fine biauté plesant et cors très gent
* (gracieux, joli)
Vos dona Dieus, dont il soit merciez.
Nus ne porroit loer si finement
Voz granz valors con vos les mostreriez,
En touz bienfèz et en toz biens proisiez
* (de proisier : prisées, estimées);
Et s’il vos plaist honorez n’essaussiez
* (ni élever ou exhalter)
N’iert ja a droit qui d’amor ne l’atent
(3).

VI
Chantez, Renalt, ki antan amïez ;
Or m’est avis que vos en retraiez
* (retirez).
Se del partir estes apareilliez
* (vous vous apprêtez),
Ja onques Deus oan
(désormais) ne vos ament.


VII

Par Dieu, Gilet, faus amanz desloiez* (faux amant déloyal),
Qui d’amor s’est partiz
* (séparé) et esloigniez,
Vaut assez plus qu’uns autres enragiez ;
Chastoiez
en vos* (réprimandez-vous en) et l’autre dolent* (s’en afflige).

(1) Mais il meurt de fort belle manière celui qui le fait si hardiment.
(2) Car il n’y a aucun moyen de se séparer de vous
(3) Il n’est jamais juste celui qui ne l’attend de l’amour.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : Sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Dominique Vellard, vous pourrez voir la page du manuscrit Ms Français 845 où l’on peut trouver cette même chanson de Gace Brulé. Cet ouvrage du XIIIe siècle est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et consultable en ligne sur Gallica.

Tout un bestiaire médiéval à l’encontre d’un amant courtois

Enluminure médiévale de Guillaume de Machaut

Sujet  : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade, bestiaire médiéval, moyen-français, manuscrit médiéval.
Titre  : «En cuer ma dame une vipère maint»
Auteur  :  Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période  : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprète  :  Ensemble Ferrara
Album  : Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour (1998)

Bonjour à tous,

ans un précédent article, nous vous parlions d’un concert de musique médiévale qui se donnera, prochainement, à la tour Jean-sans-Peur de Paris. Pour faire suite à ce billet, nous approcherons, aujourd’hui, dans le détail, une des pièces mises à l’honneur dans ce concert. Il s’agit d’une chanson courtoise de Guillaume de Machaut sur le thème du bestiaire médiéval et ayant pour titre : « En cuer ma dame une vipère maint« .

Une vipère au cœur d’une dame indifférente

Ce chant polyphonique du maître de musique du Moyen Âge tardif est une ballade à 3 voix dans le pur style de l’Ars nova. En bon amant courtois, le poète désespère et se meurt devant l’indifférence de sa dame tout en lui restant attaché et loyal. Pour invoquer la dureté de cette dernière envers lui et l’étendue de ses propres souffrances, le compositeur n’hésitera pas à faire appel au bestiaire médiéval et, notamment, aux plus terribles animaux venimeux et à sang froid qui soient : la vipère, le scorpion ou encore le basilic.

Si l’on connait bien les dangers des deux premiers, le basilic peut nous être moins familier. Créature mythique redoutée, ce monstre reptilien possède un corps de serpent avec une tête d’oiseau et on le trouve même représenté avec des pattes. Extraordinairement venimeux, il peut, dit-on, d’un seul regard endormir ses proies, voir les occire à distance. Contre toute attente, le seul animal capable de le vaincre serait la « redoutable » belette (dans les bestiaires médiévaux, le lapin des Monty Python ne semble jamais très loin). Cet atavisme entre la belette et le basilic vous explique l’enluminure en tête de cet article. On y découvre, en effet, un basilic ayant endormi ou empoisonné une victime, troublé dans sa quiétude par une téméraire belette.

Pour revenir au contenu de cette chanson tirée de La Louange des Dames de Guillaume de Machaut, si l’on connait assez bien les souffrances habituelles de l’amant courtois face à l’indifférence ou au manque d’empathie de son élue, il faut avouer que l’auteur médiéval nous met, ici, face à une description sentimentale aussi éloquente que cruelle. Toute proportion gardée, sa soumission affichée face à ses douloureuses déconvenues pourrait presque friser une forme de « masochisme » si on la transposait de manière moderne. On pense notamment à des phrases comme « Et son Regard se rie et éprouve une grande joie de voir mon cœur qui fond et frit et brûle« . Est-ce le regard de « Refus » personnifié ou celui de la dame ? Sans doute appartient-il plus à cette dernière. Dans tous les cas, cela nous emmène, un peu plus loin, que de la simple l’abnégation de la part du loyal amant.

Aux sources manuscrites de cette chanson

Manuscrit médiéval de la chanson "En cuer ma dame une vipère maint" de Guillaume de Machaut

On peut retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut dans un certain nombre de manuscrits médiévaux ou renaissants. Pour vous en fournir la partition, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on la trouve dans le manuscrit médiéval Français 9221 (photo ci-dessus). Daté de la toute fin du XIVe siècle, cet ouvrage contient une grande partie de l’œuvre du compositeur et poète, sur 243 feuillets. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF (consulter en ligne).

Pour la transcription de cette chanson médiévale en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Guillaume de Machaut Poésies lyriques de Vladimir Chichmaref, paru chez Honoré Champion au début du XXème siècle (1909). Ci-dessous, nous vous en proposons une interprétation par l’Ensemble médiéval Ferrara.

L’ensemble médiéval Ferrara à la découverte
de l’Europe musicale médiévale

L’ensemble Ferrara s’est formé au début des années 80, dans la ville de Bâle. On le sait, la cité est privilégiée sur la scène médiévale grâce à sa prestigieuse Schola Cantorum Basiliensis, école spécialisée dans l’apprentissage des musiques anciennes. Il n’y a guère de coïncidence dans tout cela puisque le directeur et fondateur de l’ensemble Ferrara, Robert Crawford Young y a enseigné le luth et la musicologie, dès l’année 1982, après avoir lui-même suivi, un cursus au conservatoire de Boston. Installés dans ce cadre privilégié, cette formation médiévale et son fondateur ont pu puiser dans une grande réserve de musiciens, issus eux-mêmes de l’école suisse.

Robert Crawford Young - directeur de l'ensemble médiéval Ferrara et du Project Ars Nova

En terme de contribution à la scène des musiques anciennes, on peut encore ajouter au crédit de ce pédagogue doublé d’un talentueux joueur de luth et d’instruments à cordes, la création de l’ensemble Project Ars Nova (PAN) dont nous vous avions déjà dit un mot dans un article précédent. En réalité, les deux formations médiévales PAN et Ferrara ont été formées pratiquement simultanément par Crawford Young et s’intéressent toutes deux à un répertoire à la lisière de la renaissance et du Moyen Âge tardif.

L’ensemble Ferrara a été particulièrement actif de 1988 à 2010, en matière de discographie. Il a laissé, pour l’instant, à la postérité 10 albums et 2 compilations. Sa période de prédilection s’étend du XIVe au XVe siècle et couvre une zone aussi large que la France, l’Angleterre et l’Italie et même l’Allemagne médiévale.

Guillaume de Machaut, Mercy ou mort, l’album

Album de musique médiéval sur Guillaume de Machaut

L’album dont est tiré la chanson du jour date de 1998. Il a pour titre : Guillaume de Machaut, Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour. Entièrement dédié au célèbre compositeur médiéval, il propose, sur un peu plus de 1 heure 15 de durée, 20 pièces de Guillaume de Machaut entre ballades, motets, rondeaux et virelais. Originellement édité chez Arcana, on peut encore en trouver quelques exemplaires à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens ayant participé à cet album

Kathleen Dineen (soprano, harpe), Lena Susanne Norin (alto), Eric Mentzel (ténor), Stephen Grant (basse), Karl Heinz Schickhaus (dulcimer), Randall Cook (vielle, chifonie), Crawford Young (guiterne)


En cuer ma dame une vipère maint
en moyen-français avec traduction

En cuer ma dame une vipère maint
Qui estoupe de sa queue s’oreille
Qu’elle n’oie mon doleureus complaint :
Ad ce, sans plus, toudis gaite et oreille.
Et en sa bouche ne dort
L’escorpion qui point mon cuer à mort ;
Un basilique a en son dous regart.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Dans le cœur de ma dame, une vipère demeure,
Qui, de sa queue, bouche son oreille,
Afin qu’elle ne puisse entendre ma dolente complainte :
Voilà, sans plus, ce qui la tient toujours en alerte.
Et, dans sa bouche, jamais ne dort
Le scorpion qui perce mon cœur à mort ;
Et un basilic repose, encore, dans son doux regard.
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Quant en plourant li depri qu’elle m’aint,
Desdains ne puet souffrir qu’oir me vueille,
Et s’elle en croit mon cuer, quant il se plaint,
En sa bouche Refus pas ne sommeille,
Eins me point au cuer trop fort ;
Et son regart rit et a grant deport,
Quant mon cuer voit qui font et frit et art.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Quand en pleurs je la supplie de m’aimer,
Dédain ne peut admettre qu’elle veuille m’écouter,
Et si elle prête foi à mon cœur, lorsqu’il se plaint,
Dans sa bouche, Refus ne sommeille jamais,
Ainsi me perce-t-il le cœur avec force ;
Et son Regard se rit et éprouve une grande joie
De voir mon cœur qui fond et frit et brûle.

Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Amours, tu scez qu’elle m’a fait mal maint
Et que siens sui toudis, vueille ou ne vueille.
Mais quant tu fuis et Loyautés se feint
Et Pitez n’a talent qu’elle s’esveille,
Je n’y voy autre confort
Com tost morir ; car en grant desconfort
Desdains, Refus, regars qui mon cuer part,
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Amour, tu sais qu’elle m’a fait maintes maux
Et que je lui appartiens pour toujours, que je le veuille ou non,
Mais quand tu fuis et que Loyauté se dissimule
tandis que Pitié n’a aucune envie qu’elle s’éveille,
Je ne trouve d’autre consolation
Que de mourir au plus vite ; car, à mon grand découragement,
Dédain, Refus et Regard me brisent le cœur,
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure en en-tête représente un basilic. Elle provient du manuscrit Royal MS 12 C XIX Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibusCe superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici). Il est daté du tout début du XIIIe siècle.