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l’Amour à double-tranchant du trouvère Robert de Reims

Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère, Champagne, amour courtois, satire, langue d’oïl, courtoisie.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Robert La Chièvre de Reims (1190-1220)
Titre : Qui bien vuet Amors descrivre
Interprète : Brigitte Nesle
Album: 
« Ave Eva », chansons de femmes du XIIe & XIIIe siècles (1995)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nos pérégrinations médiévales nous entraînent à la découverte d’un nouveau trouvère du Moyen Âge central. Connu sous le nom de Robert la Chièvre ou Robert de Reims, cet auteur compositeur des XIIe et XIIIe siècles appartient à la génération des premiers trouvères du nord de la France.

Nous le retrouverons ici dans une jolie chanson satirique sur les joies mais aussi les chausse-trappes de l’Amour. L’ambivalence est donc au programme de cette pièce qui s’éloigne des standards habituels de la lyrique courtoise. Avant cela, disons tout de même un mot de l’œuvre et de la biographie de ce trouvère.

Biographie & œuvre de Robert de Reims

Peu de détails nous sont parvenus de la vie de Robert La Chièvre. Originaire de Champagne, ce trouvère aurait été actif entre la toute fin du XIIe siècle et le premier tiers du XIIIe siècle (1190-1220). Cela le situe comme contemporain d’auteurs comme Blondel de Nesle (1155-1202), Gace Brûlé (1160-1213), Conon de Béthune (1150-1220) ou encore un peu plus tardivement Colin Muset (1210-1250).

Des confusions autour de son nom

Concernant son patronyme, les copistes des manuscrits médiévaux (et les médiévistes à leur suite) ont jonglé longtemps entre Robert de Reins, Robert de Rains, Robert li Chièvre, la Chièvre, etc…

Certains auteurs ont considéré logiquement que La Chièvre était son patronyme puisqu’il s’en sert dans certains de ses envois poétiques. Entre ceux-là, Arthur Dinaux émit même l’hypothèse que le trouvère pouvait être originaire du Hainaut et de la petite seigneurie de Chièvres 1. L’hypothèse semble avoir été réfutée depuis, en l’absence de faits pour l’étayer.

D’autres auteurs des XIXe et XXe siècles ont pensé que La Chièvre pouvait être un pseudonyme (cf Jeanroy : Robert de Reims « dit » la Chèvre 2). Au milieu du XIXe siècle, la monumentale Histoire littéraire de la France en 43 volumes semble toutefois avoir tranché le débat, en classant l’auteur sous le nom de Robert la Chièvre de Reims3.

"Qui bien vuet amors descrive", chanson de Robert La Chièvre de Reims, annotée musicalement dans le Manuscrit enluminé ms 5198 de la Bibliothèque de l'Arsenal.
Chanson annotée de Robert la Chièvre de Reims dans le ms 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal.

Peu d’éléments factuels

Sur les détails de la vie ou les origines de Robert de Reims, nous en savons donc peu et sa poésie ne nous est guère d’un grand secours. Il semble avoir été jongleur et trouvère, vraisemblablement plus proche du petit clerc que d’un seigneur ayant fief et cour.

Le contenu de ses vers ne fait pas non plus référence à des noms ou des faits auquel se raccrocher. Ses textes gravitent principalement autour du sentiment amoureux ou ses désillusions, avec quelques pièces satiriques. Aucun noble ou lieu ne s’y trouvent cités qui puissent nous aider à percer la vie du trouvère.

En parcourant son leg poétique, on pourrait lui prêter une maîtresse qui le quitta et lui causa quelques désillusions. Toutefois, là encore le propos reste purement spéculatif et on ne peut guère l’extrapoler hors de son cadre littéraire.

L’œuvre de Robert la Chièvre de Reims

Elle est composée de neuf pièces monodiques dont quatre se doublent de versions polyphoniques pour aboutir à treize pièces en tout. Certaines sont attachées à la lyrique courtoise dans ses formes habituelles. D’autres sont plus satiriques ou caustiques. On trouve également une pastourelle, une sotte chanson sur l’amour (la première du genre), une chanson sur Robin et Marion et une autre sur le thème médiéval de la belle Aélis.

Outre le fait que certaines de ses pièces ont pu inspirer des trouvères plus tardifs, une des originalités du répertoire de Robert la Chièvre de Reims est la présence dans les manuscrits de variantes polyphoniques pour des pièces monodiques. Pour Samuel Rosenberg, l’un des derniers biographes du trouvère (voir notes, ouvrage de 2020), cette présence de motets et cette mixité de répertoire pourrait être révélatrice de la manière dont les premiers trouvères ont pu contribuer activement au développement de la polyphonie 4 et même à influencer le corpus liturgique.

Aux Sources manuscrites de son œuvre

"Qui bien vuet amors descrive", chanson de Robert La Chièvre de Reims, annotée musicalement dans le Chansonnier Cangé, ou Français 846 de la Bibliothèque National de France
Robert de Reims dans le Chansonnier Cangé (ms français 846) de la BnF, à Consulter sur Gallica.

Les chansons de Robert de Reims sont présentes dans un nombre important de manuscrits médiévaux : treize en tout5. L’œuvre s’y trouve disséminée la plupart du temps avec quelques chansons ça et là. Des manuscrits comme le chansonnier Clairambault (Nouvelle Acquisition française 1050) ou le Manuscrit du Roy (ms Français 844) comptent au nombre des manuscrits qui en réunissent le plus grand nombre.

Pour la pièce du jour et sa partition d’époque, nous avons choisi quant à nous deux autres manuscrits. D’abord, le Chansonnier Cangé ou ms Français 846. Ce célèbre manuscrit médiéval daté de la fin du XIIIe siècle contient pas moins de 351 pièces de trouvères. On peut y retrouver de nombreuses pièces courtoises et des auteurs reconnus comme Thibaut de Champagne, Gace Brûlé, Conan de Bethune, Blondel de Nesle ou encore le châtelain de Coucy et Adam de la Halle.

Plus haut dans ce même article, vous retrouverez également la version annotée musicalement de cette même chanson dans le ms 5198 de la Bibliothèque de l’Arsenal. Ce riche manuscrit médiéval du XIIIe siècle présente, lui aussi, sur 420 pages de très nombreuses pièces de trouvères annotées musicalement.

En ce qui concerne la graphie moderne de cette chanson, nous l’avons reprise de l’ouvrage de A. Jeanroy et A. Langfors : Chansons Satiriques et Bachiques du XIIIe siècle. Quant à son interprétation en musique, nous vous invitons à la découvrir au travers de la belle interprétation de Brigitte Lesne.

Brigitte Lesne à la découverte des chansons de femmes des XIIe et XIIIe siècles

En terme de postérité, Robert de Reims est loin d’atteindre la notoriété d’un Gace Brûlé, d’un Colin Musset ou même d’un Thibaut de Champagne. De fait, on le trouve assez peu joué sur la scène médiévale moderne. En 1995, Brigitte Lesne décidait d’y faire une exception. Elle faisait, en effet, paraître un album solo à la découverte des chansons de femmes du Moyen Âge central où l’on retrouve notre trouvère.

A propos de Brigitte Lesne

On ne présente plus cette grande artiste et vocaliste passionnée de musiques anciennes. Après son conservatoire, elle intègre les bancs de la Schola Cantorum Basiliensis où sont passés les plus grands noms de la scène médiévale.

Plus tard, on la retrouve dans l’Ensemble Gilles Binchois. Elle cofonde également l’ensemble Alla Francesca aux côtés de Pierre Hamon, et fonde aussi l’ensemble Discantus qu’elle dirige. Impliquée dans la création du Centre de musique médiévale de Paris, elle enseigne également à la Sorbonne dans le champ des musiques anciennes et médiévales et de leur interprétation.

L’album Ave Eva : chansons de femmes des XIIe et XIIIe siècles

Au long de 20 pièces, pour 61 minutes d’écoute, cet album solo de Brigitte Lesne explore le répertoire des trouvères de la France médiévale ainsi que des chansons en provenance de la péninsule ibérique et du répertoire galaïco-portugais.

Du côté français, Gautier de Coincy, Adam de la Halle, Robert de Reims et la Trobairitz Beatritz de Dia (comtesse de Die) y font leur apparition. Au sud du continent, Martin Codax et ses cantigas de Amigo y trouvent une belle place au côté de la cantiga de Santa Maria 109 d’Alphonse X. La sélection comprend encore de nombreuses pièces de trouvères demeurés anonymes.

Musiciens ayant participé à cet album

Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion)

Où se procurer cet album ?

Cet album est encore disponible en version CD (à voir avec votre disquaire). A défaut, on peut également le trouver en ligne sous ce format : Ave Eva: Chansons de femmes des XIIe et XIIIe siècles, l’album de Brigitte Lesne. Notez que les plateformes légales de streaming le proposent également sous forme digitale et dématérialisée.


Une chanson sur la duplicité de L’Amour

Les trouvères comme les troubadours ont pu quelquefois se distancer de l’exercice courtois pour rédiger des pièces plus critiques ou satiriques sur le sentiment amoureux.

Dans la chanson médiévale du jour, Robert de Reims se prête lui-même à cet exercice. En prenant ses distances du portrait idyllique de la lyrique courtoise, il rédige là une pièce plus satirique sur l’ambivalence de l’amour et du sentiment amoureux.

On ne peut saisir le grain sans la paille. Balançant entre éloge et défiance, entre le feu et la glace, il nous dépeint avec vivacité le portrait d’un Amour tout en contradiction : grande aventure qui libère ou qui lie, qui fait vivre et fait mourir.


Qui bien vuet Amors descrivre,
en vieux français originel

NB : ayant pour l’instant résisté à la tentation de l’adaptation en français actuel, nous vous fournissons quelques clés de vocabulaire pour vous aider à décrypter un peu mieux le vieux français de Robert de Reims.

En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour Moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.


NOTES

  1. Les Trouvères brabançons hainuyers, liégeois et namurois, Arthur Dinaux, chez Techener Libraire (1903) ↩︎
  2. Chansons Satiriques et Bachiques du XIIIe siècle, A. Jeanroy et A. Langfors, Ed Honoré Champion (1921) ↩︎
  3. Histoire littéraire de la France, Tome 23 (1856) ↩︎
  4. « Robert’s production thus allows us to discover the role of a recognized trouvère in the interplay of composition and recomposition of works through their various monophonic and polyphonic recastings. Critically, it reveals not only that some trouvères took part in the development of polyphony, but also that their involvement occurred very early in the development of the motet, even influencing the enrichment of liturgical corpora. The case of Robert de Reims jostles and tempers the standard history of the chanson and motet. » Samuel N. Rosenberg,
    Robert de Reims : Songs and Motets. Eglal Doss-Quinby, Gaël Saint-Cricq, Samuel N. Rosenberg (ed.), Penn State University Press (2020) ↩︎
  5. Les chansons de Robert La Chièvre de Reims trouvère du XIIIe siècle mises en langage moderne avec leur musique et une notice sur ce poète, Madeleine Lachèvre ↩︎
  6. Et se li biens li demeure de tant a il avantage que li biens d’une seule eure les maus d’un an assoage : Et s’il doit en attendre les bienfaits, par une seule heure de félicité
    il a tant d’avantage que les maux d’une année entière s’en trouvent soulagés
    ↩︎






Quand Eustache Deschamps dénonçait l’ascendant des financiers sur la société médiévale

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, ballade, finance, monnayeurs, banquiers, poésie morale, poésie politique, poésie satirique, satire, convoitise.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Nul n’a estat que sur fait de finance.»
Ouvrage  :  Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, T1   Prosper Tarbé (1849).

Bonjour à tous,

os aventures du jour nous entraînent à la découverte d’une nouvelle poésie satirique, signée de la plume d’Eustache Deschamps. Nous sommes donc au Moyen Âge tardif et au XIVe siècle et il y sera question de convoitise, d’appétit d’argent et d’invasion des financiers dans toutes les sphères du pouvoir et de la société.

Les financiers dans les rouages du pouvoir

En suivant le fil des ballades satiriques et politiques d’Eustache Deschamps, le poète médiéval revient, ici, sur le thème du pouvoir, de l’argent et de la convoitise. Il y fait le constat amer d’une certaine éducation et légitimité en recul, celle des clercs lettrés. Les voilà, en effet, rendus sans pouvoir et sans plus d’influence, au profit d’un art qu’il considère comme le « moindre de tous », mais aussi le moins vertueux et le moins sage : celui de la finance.

Nous ne sommes qu’au XIVe siècle et, pourtant, à l’entendre, toutes les portes s’ouvrent déjà devant ceux qui ont fait de la gestion de l’argent, leur profession. Si Eustache critique le pouvoir donné à ceux qui comptent, produisent et manient les écus, en dernier ressort, ce sont bien les princes qu’il vise, ici, car ce sont bien eux qui se prêtent au jeu de la convoitise et privilégient, non sans intérêt, cet entourage plutôt que celui de clercs plus instruits et lettrés.

La Ballade sur les financiers d'Eustache Deschamps illustrée.

L’obsession de la finance soulignée par Eustache

En bon moraliste chrétien, ce n’est pas la première fois qu’Eustache Deschamps pointera du doigt l’emprise de la finance et de la convoitise sur la société de son temps. Le thème reviendra, en effet, à plusieurs reprises dans son œuvre abondante. En voici un exemple assez proche de la ballade du jour :

Conseillez moi – De quoi ? – D’avoir chevance,
Et des .VII. ars lequel puet plus valoir
Pour le present, et tost avoir finance.
Tresvoluntiers je te faiz assavoir
Qu’Arismetique est de moult grant pouoir,
Tous les .VII. ars en puissance surmonte
Elle enrrichist, elle giette, elle compte,
Finance fait venir de mainte gent;
Nulz n’a estat se bien ne scet que monte
Compter, getter et mannier.


Gramaire est rien; Logique ne s’avance;
Rethorique ne puet richesce avoir
Astronomi n’ont estat ne puissance;
Geometrie se fait pou apparoir,
Et Musique n’a au jour d’ui vray hoir.
De ces .VI. ars aprandre a chascun honte;
Mais qui assiet sur finance et remonte,
Qui scet doubler et tierçoier souvent
C’est le meilleur apran ton cuer et dompte
Compter, getter et mannier argent.


Ballade CCC, Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T2,
Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1858)

On retrouvera, encore, chez l’auteur médiéval de nombreuses poésies dénonçant les effets directs de cette convoitise des princes et des puissants sur les misères du peuple. A ce sujet, on pourra se reporter, par exemple, à la ballade Nul ne tend qu’à remplir son sac ou encore à son chant royal Méfiez-vous des barbiers et sa critique acerbe des abus financiers de la couronne.

Au XVe siècle, quelque temps après Eustache, on pourra retrouver un peu de l’esprit de sa ballade du jour dans le dit des pourquoi d’Henri Baude. Ce dernier y opposera, en effet, à son tour, les sages lettrés aux compteurs d’écus, en dénonçant l’ascendant de ces derniers sur la société et sur le pouvoir.

Aux sources manuscrites de cette ballade

La ballade d'Eustache Deschamps dans le manuscrit médiéval MS Français 840 de la BnF.
La ballade d’Eustache dans le MS Français 840 de la BnF

Une nouvelle fois, c’est dans le manuscrit médiéval Français 840 que vous pourrez retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, est tout entier dédié à son œuvre très fournie. Conservé au département des manuscrits de la BnF, il est disponible à la libre consultation sur le site Gallica.fr.

Pour la transcription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur le Tome 1 des Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, par Prosper Tarbé (1849), mais vous pourrez également retrouver cette Ballade dans les œuvres complètes d’Eustache par le marquis de Queux de Saint-Hilaire.


Ballade sur les financiers
dans le moyen français d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache Deschamps n’est pas toujours très simple à saisir. Aussi, pour vous y aider, nous vous fournissons, à l’habitude, quelques clés de vocabulaire.

De tous les VII ars qui sont libéraulx
Lequel est plus aujourd’ui en usaige ?
Cellui de tout qui mendres
(le moindre) est entre aulx (eux),
Et qui moins tient de vertu et de saige
(sage):
C’est de compter et détenir or en caige,
De convoitier, et de faire démonstrance
D’argent trouver. Est ce beau vassellaige
(prouesse)?
Nulz n’a estat
(condition, stature) que seur fait (activité, action) de finance.

Un receveur, un changeur, s’il est caux
(rusé),
Un monnoier, ceulz sont en haulte caige
(demeure) :
Et les claime on seigneurs et généraulx
(des finances).
Et c’est bien drois
(juste) ; grans est leur héritaige.
L’or et l’argent passent par leur passaige :
Villes, chateaulx ferment
(assujettir) par leur puissance.
Aux clercs lettrez, vault petit leur langaige;
Nul n’a estat que sur fait de finance.

Petit puelent
aux autres (ils peuvent peu comparés aux autres) : c’est deffaulx
D’entendement, de congnoissance, n’age
Qui ne congnoist des vaillans
(des braves, des valeureux) les travaulx
Ni des expers le sens et le couraige.
Convoitise gouverne, qui enraige
D’argent tirer, qui les bons desavance
(repousse, font reculer),
Et fait à tous sçavoir par son messaige :
Nulz n’a estat que sur fait de finance.

L’Envoy.


Prince, pou (peu) vault estre homme de parage (noble, bien né),
Saiges, prodoms, n’avoir grant diligence :
Pour le jour d’ui vault trop pou vaisselaige
(fait d’armes, bravoure) :
Nulz n’a estat que sur fait de finance.


Si le Moyen Âge d’Eustache Deschamps est sans commune mesure avec la financiarisation du monde actuelle, à la lecture de cette ballade, il est tout de même intéressant de noter que le problème d’une société qui valorise, à tout crin, la convoitise, la spéculation et les activités financières est moins récent qu’il n’y paraît.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : concernant les illustrations de cet article, elles sont tirées d’une fresque murale du Moyen Âge tardif. Elle est l’œuvre du peintre toscan Niccolo di Pietro Gerini (1368-1415) et on peut la trouver en la chapelle Migliorati de l’église San Francesco de Prato, en Italie.

Un chant royal contre la vanité et la convoitise des puissants

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, chant royal, vanité, convoitise, poésie morale, poésie politique, satire.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Toy mort, n’aras fors que .VII. piez de terre»
Ouvrage  :  Œuvres  complètes d’Eustache Deschamps, T III   Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1882)

Bonjour à tous,

chaque fois que nous abordons l’œuvre d’Eustache Deschamps, nous ne cessons de le dire : cet homme d’armes, employé à la cour et qui fut au service des rois, dans diverses fonctions, a écrit sur pratiquement tous les sujets, au cours de sa vie.

Une œuvre colossale de plus de 80000 vers

Si l’on trouve mentionnés, dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, les misères du peuple, la cruauté des jeux de cours, les affres de la peste ou de la guerre de cent ans, son amour de la France, ses comptes-rendus de voyage, ses poésies sentimentales et courtoises, ses poésies morales mais encore ses réflexions sur la vie, la mort et sur le sens de l’existence, ou ses déroutes (les souffrances de l’âge, de l’indifférence ou de la maladie), les sujets ne sont pas tous de haut vol.

Tout, Eustache a presque tout couché en rimes, de manière presque systématique. L’écriture est inégale, pas toujours très digeste mais, au final, il nous a laissé plus de 80000 vers sur ses états d’âme, ses goûts, ses aversions, ses attractions, bref ses réactions à tout et sur tout. Avec une telle abondance, il ne faut pas toujours s’attendre à une grande profondeur de vue. Ainsi, on y trouvera plus d’un chose triviale : son goût pour les petits pâtés ou pour la moutarde, son vœu de ne plus jamais prêter de livres parce qu’on ne lui rend pas, son agacement pour avoir été mal reçu ou mal traité, et une bonne dose de détails qui pourraient nous paraître bien insignifiants avec le recul du temps, mais qui peuvent aussi nous le rendre plus réel, plus proche et plus attachant.

Le chant royal d'Eustache Deschamps dans le Manuscrit médiéval Français 840 de la BnF
Le chant royal d’Eustache Deschamps dans le Ms Français 840 de la Bnf

Les découvreurs & historiens du XIXe siècle

Dans le courant du XIXe siècle, l’un des premiers auteurs à opérer un tri dans ce gigantesque corpus pour le mettre à la lumière fut Georges Adrien Crapelet. Autour de 1832, il sélectionna dans l’œuvre d’Eustache des ballades de moralité qu’il fit publier : Poésies morales et historiques d’Eustache Deschamps, écuyer, huissier d’armes des rois Charles V et Charles VI, châtelain de Fismes et bailli de Senlis.

D’autres auteurs, à sa suite, s’essayeront à des sélections. Prosper Tarbé fut notamment l’un de ceux-là avec ses Œuvres inédites d’Eustache Deschamps en 2 tomes, datées de 1849. Un peu plus tard, c’est au Marquis de Queux de Saint-Hilaire relayé par Gaston Raynaud que l’on doit la publication es œuvres complètes d’Eustache, publiées sur pas moins de 11 volumes (1878-1903). L’histoire ne s’arrêtera pas là et on retrouvera l’auteur médiéval mentionné dans d’autres anthologies. Bien connu des historiens, des philologues et des médiévistes, sa célébrité n’atteindra pourtant jamais celle d’un Villon, ni d’un Charles d’Orléans auprès du grand public.

Plus près de nous

Aujourd’hui encore, les médiévistes, philologues et érudits exploitent l’œuvre d’Eustache sous des angles différents, soit pour aborder l’histoire du temps de cet auteur, soit encore à l’occasion de recherches spécifiques ou d’études thématiques transversales sur sa poésie : la table chez Eustache Deschamps, les jeux de cour, les âges de la vie, etc… En 2017, son œuvre a également fait l’objet d’une Anthologie dans l’esprit de mieux la faire connaître et de fournir un point de départ utile à son étude : Eustache Deschamps ca. 1340–1404 : Anthologie thématique de Laidlaw James et Scollen-Jimack Christine, Editions Classiques Garnier, 2017.

Nous concernant, nous parcourons les nombreuses poésies d’Eustache, en dilettante, pour y suivre les inspirations de l’auteur et pour y retrouver un peu de l’esprit de son temps. Inutile de dire que les aspects les plus moraux et politiques sont ceux qui nous séduisent le plus ; l’homme a le privilège de ne pas être un poète de cour. Il ne vit donc pas de sa plume, ni n’en dépend pour vivre. De fait, il souffle un vent de liberté sur certains de ses écrits et il n’hésite pas à se montrer caustique ou satirique par instants, ce qui est, de notre point de vue, plutôt rafraîchissant.

Aux sources de l’œuvre d’Eustache Deschamps

Concernant cette œuvre massive et les sources manuscrites d’époque, le manuscrit médiéval Français 840 du département des manuscrits de la BnF, est un incontournable dans lesquels on n’imagine que plus guère de paléographes ne doivent mettre le nez depuis le travail de transcription de Auguste-Henry-Édouard Queux de Saint-Hilaire et de Gaston Raynaud.

De notre côté, nous le faisons pour aller chercher la source ancienne et historique à chaque nouvelle étude de texte. C’est un peu, pour nous, comme une façon de remonter au premier trait de plume médiéval, celui qui, il y a plus de 500 ans et dans le courant du XVe siècle, a permis d’immortaliser ce corpus impressionnant et l’œil de l’homme sur son temps ; une façon, en somme, de réconcilier le passé et le présent. Pour le reste, ce manuscrit ancien est consultable sur Gallica. A noter que la poésie du jour y apparait deux fois, à quelques feuillets d’intervalle. L’œuvre est si grande que sur 1200 pages, on conçoit que même les copistes aient pu quelquefois s’y perdre.

Eustache contre la convoitise & la vanité

cliquez pour agrandir l’image

Le texte d’Eustache Deschamps que nous vous proposons, aujourd’hui, est un chant royal. On peut le retrouver dans le tome III des Œuvres Complètes de l’auteur par le marquis de Queux de Saint-Hilaire. On y retrouvera un Eustache en réflexion sur la convoitise et la vanité, notamment celles des hommes de pouvoir et de leurs guerres.

C’est, donc, une fois de plus une poésie politique et morale que nous vous invitons à découvrir. L’auteur médiéval se placera du côté du peuple victime des guerres et contre le sang versé et son discours ira aux princes insatiables de terre, d’avoirs et de conflit.

Certes, l’enfer est évoqué et leur sera promis. Pourtant, l’exhortation que leur fait Eustache de rechercher la paix et de mettre fin à leur convoitise touche non pas tant, ici, leur salut dans l’au-delà, que la vacuité de leur vanité et leur orgueil face à l’évanescence de la vie. Si puissants soient-ils, ils mourront comme les plus grands. L’envoi viendra encore le souligner en mêlant héros antiques, héros arthuriens et héros médiévaux. Mais où sont les neiges d’Antan ? chantera un peu plus tard François Villon, peut-être en écho à ces questionnements.

« Toy mort, n’aras fors que VII piez de terre« 
dans le moyen-français d’Eustache

PS : à l’habitude, pour faciliter la compréhension de cette poésie en français ancien, nous vous indiquons quelques clefs de vocabulaire.

O convoiteus de l’avoir (de possessions) de ce monde,
Que tu ne puez un certain jour tenir;
Des que tu nais, la mort en toy habonde :
Voy que tu muers et te convient fenir
(finir),
Et ne scez quant, et sur le mieulx venir
(dans le meilleur des cas)
N’as le terme fors que de soixante ans ;
Et si lairas les richesces mourans,
Ou te lairont par fortune de guerre ;
Pour quoy veulz tu estre si acquerans ?
(1)
Toy mort, n’aras fors que .VII. piez de terre.

Par convoitier voy que guerre se fonde
Entre les roys pour terres acquérir ;
Le sang humain font espandre a grant onde,
Les vaillans cuers et le peuple mourir,
Clercs et marchans, et l’Eglise périr,
Crestienté, frères participans
De foy, de loy, un baptesme prenans,
Pour le vain nom d’autrui pais acquerre;
Désiste toy, tes frères delaissans ;
Toy mort, n’aras fors que .VII. piez de terre.

Tu qui es faiz a l’assemblance ronde
Du firmament et de Dieu, puez veir
Que tout créa, et tout homme redunde
A s’ymaige ; pour ce dois tu cremir
(craindre)
De deffaire, par convoiteux désir,
Ce qu’il forma a ta forme semblans ;
Car le corps mort, les esperis
(esprit, vie, âme) tremblans
Seulent
(de soloir : ont l’habitude) a Dieu de toy vengence querre (réclamer);
Se tu es bien ces choses remembrans
(souvenant),
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre,

Tu auras bien ta fosse plus parfonde,
Et grant tombel pour icelle couvrir,
Mais la convient que ton convoiter fonde,
Et de .VII. piez te fault content tenir
(il te faudra te contenter),
Estre oublié et cendre devenir.
Ton nom pervers yert au monde manans
(2),
Ton esperit aura divers tourmens;
Pour ses péchiez seras mis soubz la serre
Des infernaulx ; es tu au monde grans ?
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre.

Chascuns doubter doit vie et mort seconde,
Et de s’ame lui doit bien souvenir,
Qui tousjours vit, et plustost c’une aronde
(hirondelle)
Du corps mortel la convient départir
(se séparer).
Et lors la fault selon ses faiz merir
(être payé en retour)
Ou bien ou mal, car c’est drois jugemens ;
Roys, faictes paix, ne soiez guerrians
Sur vostre loy, alez paiens requerre
(attaquer, livrer bataille) (3),
Car dire puis
(je puis) a chascun des tirans :
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre.

L’Envoy
Prince, ou est or Oliviers et Rolans,
Alixandres, Charles li conquerans,
Artus, César, Edouard d’Angleterre ?
Ilz sont tous mors et si furent vaillans.
Et se tu es bien ce considerans,
Toy mort, n’auras fors que .VII. piez de terre.

(1) Pour quoy veulz tu estre si acquerans ? Qu’est-ce qui te pousses à vouloir posséder autant ?
(2) Ton nom pervers yert au monde manans : ton nom détruit n’est plus de ce monde, ton nom disparu n’habite plus ce monde. A vérifier. Dans la recopie du feuillet 114 sur le manuscrit 840 : on peut lire « Le nom » et pas « Ton nom ». Du reste, je ne lis pas « pervers » mais « puers » ou « puezs » dans les deux cas : « Ton nom puers yert au monde manans » (108) et « Le nom puers ert au monde manans » (114)
(3) Si l’on se fie à l’analyse de Miren Lacassagne (Présence de l’épopée dans l’œuvre d’Eustache Deschamps, dans Études de littérature médiévale offertes à André Moisan, Presses universitaires de Provence 2000), Eustache fait ici, un clair appel pour la paix franco-française.


En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
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NB : l’enluminure utilisée pour l’image d’en-tête comme pour l’illustration est tirée du Ms Royal 20 C VII : Chroniques de France ou de St Denis. Le manuscrit médiéval, daté de la fin du XIVe siècle (vers 1380) et contemporain d’Eustache Deschamps, est actuellement conservé à la British Library. Vous pouvez le consulter ici. L’enluminure de la mort triomphant dans le coin inférieur de l’illustration est, quant à elle, tirée du Livre d’heures à l’usage de Rome. Référencé Rés 810367, ce manuscrit du début du XVIe (1510) et actuellement conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon.

Un rondeau satirique de Meschinot dans la Bretagne agitée de la fin du XVe

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète breton, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bretagne Médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Jean (Jehan) Meschinot (1420 – 1491)
Manuscrit médiéval : MS français 24314 BnF
Ouvrage : “Jean MESCHINOT, sa vie et ses œuvres, ses satires contre louis XI”. Arthur de la Borderie (1865).

Bonjour à tous,

ans la Bretagne du Moyen Âge tardif, Jean Meschinot pratique, avec style, une poésie incisive et engagée. On connaît ses Lunettes des Princes, ses ballades à l’encontre de Louis XI avec leurs envois inspirés du Prince de Georges Chastellain. Aujourd’hui, nous retrouvons notre poète breton dans un rondeau satirique qui dépeint bien le contexte agité de cette la fin de XVe siècle en terre bretonne.

Source et contexte historiques

On peut trouver cette pièce de Meschinot à la toute fin du MS français 24314. Ce manuscrit de 146 feuillets, daté du siècle de l’auteur, est actuellement conservé à la BnF. Son contenu est entièrement consacré à l’œuvre du poète breton.

Dans Jean MESCHINOT, sa vie et ses œuvres, ses satires contre louis XI (1865). Arthur de la Borderie situera cette poésie courte et caustique durant la crise qui opposa Pierre Landais à Guillaume Chauvin. Pour dire un mot du contexte, Chauvin fut un noble et haut fonctionnaire marquant de son temps. Chancelier de Bretagne, il fut notamment celui qui représenta, en 1468, le duc de Bretagne François II, à la signature du Traité d’Ancenis. Suite aux soulèvements de La Ligue du Bien public, ce pacte devait entériner l’allégeance de la Bretagne face à Louis XI et la cessation de ses alliances d’avec la couronne d’Angleterre et Charles le Téméraire. Ce traité ne fut que temporaire et n’empêcha pas le duc de Bretagne de se soulever, à nouveau, quelques années plus tard.

Landais contre la France et les barons

Pierre landais, fut, quant à lui, un personnage tout puissant de la fin du XVe siècle. Conseiller du duc de Bretagne dont il semblait avoir toute la confiance, il finit même par hériter, pendant un temps, des pleins pouvoirs sur le duché. À l’aube des années 1480, Landais eut à manœuvrer dans un contexte tendu ; il fut pris entre les actions de la couronne de France pour s’assurer du ralliement de la Bretagne (ce dont il entendait bien préserver le duché) et, de l’autre côté, les luttes intestines et les pressions de certains nobles locaux acquis à la cause de Louis XI et qui voyaient ce rattachement d’un bon œil. Ce différent opposa notamment Landais à Chauvin qu’il fit jeter en prison en 1481. Trois ans plus tard, ce dernier mourut dans son cachot. Ce fut la goutte de trop. Les nobles se soulevèrent contre Landais qui fut lâché de toute part, condamné et pendu. Si le duc fut, lui-même, impuissant à sauver son protégé, il semble que la mort de ce dernier apaisa les querelles qui opposaient les nobles bretons entre eux.

Landais, symbole pour certains, intrigant ambitieux pour d’autres. La lutte des deux hommes continua d’évoquer les tiraillements entre une Bretagne, de la fin du XVe siècle, prompte à se rallier et une autre continuant de se rêver plus indépendante. Quant à notre poète du jour, s’il a été un ardent défenseur du duché quand les assauts venaient de la couronne de France, Borderie ajoute qu’en dehors de ce rondeau, Meschinot se montrait, en général, plutôt distant à l’encontre des jeux de cour bretons, et même assez défiant au moment de prendre parti dans ce genre de luttes internes.


« Ceux qui dussent parler sont muts« 
un rondeau satirique de Jean Meschinot

Ceux qui dussent parler sont muts ;
Les loyaux sont pour sots tenus…
Vertus vont jus
(*), péché hault monte,
Ce vous est honte,
Seigneurs grans, moyens et menus,
Flatteurs sont grans gens devenus
Et à hault estais parvenus,
Entretenus,
Tant que rien n’est qui les surmonte…
Tout se mécompte,
Quant les bons ne sont soustenus.
Ceux qui dussent parler sont muts.

(*) Les vertus touchent terre, disparaissent


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
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NB : pour l’image d’en-tête nous avons assemblé le rondeau de Meschinot issu du manuscrit médiéval Ms Français 24314 de la BnF avec une gravure du XIXe siècle. Cette dernière représente Pierre Landais conduit à sa pendaison, à Nantes, sur la carrée de Blesse,  gibet qu’il avait lui même fait édifier quelque temps avant. Elle est tirée de La Bretagne (1864) de Jules Janin ; illustrée par MM. Hte Bellangé, Gigoux, Gudin, Isabey, Morel-Fatio, J. Noel, A. Rouargue, Saint-Germain, Fortin et Daubigny (consulter sur Gallica).