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Un rondeau courtois du trouvère Jehan de Lescurel

Enluminure du Roman de Fauvel - MS français 146

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, manuscrit médiéval,  français 146, vieux-français, langue d’oïl, rondeau, fin’ amor
Période : Moyen Âge, XIIIe, XIVe siècle
Auteur : 
Jehannot (Jehan) de Lescurel
Titre : A vous, douce debonaire
Interprète : Ensemble Céladon
Album :  The Love Songs of Jehan de Lescurel (2015)  

Bonjour à tous,

u Moyen Âge central (probablement entre la fin du XIIIe et le début du XIVe siècle), le trouvère Jehan de Lescurel (ou Jehannot de Lescurel) nous a légué une œuvre musicale qui préfigure l’arrivée de l’Ars Novae. Elle comporte un peu plus de 30 pièces courtoises, rédigées dans un style très pur et souvent très simple ; cet article nous fournira l’occasion d’étudier l’une d’entre elle.

La promesse d’un amant loyal à sa dame

Manuscrit médiéval français Ms 146, chansons de Jehan de Lescurel

Aujourd’hui, nous partons à la découverte de la chanson « A vous, douce débonnaire » de Jehan de Lescurel. C’est un rondeau et, donc, une poésie assez courte, ce qui est le cas d’un nombre important de pièces de cet auteur-compositeur médiéval. Son contenu tient en quelques lignes. En loyal amant, le poète y fait l’éloge de la dame douce et débonnaire à qui il a donné son cœur. Ce rondeau lui renouvelle son engagement : il ne se dédira pas et lui restera fidèle de cœur jusqu’à la mort. Nous sommes bien dans la lyrique courtoise.

Sources historiques et médiévales

Du point de vue des sources historiques, nous retrouverons, ici, le manuscrit Ms Français 146 de la BnF. Cet ouvrage médiéval, des débuts du XIVe siècle, contient l’ensemble de l’œuvre de Jehan de Lescurel, annotée musicalement. Le trouvère y côtoie d’autres auteurs comme Gervais de Bus et son Roman de Fauvel, mais aussi un nombre important de pièces du clerc Geoffroi de Paris et une partie des congés d’Adam de la Halle. Pour la transcription de ce rondeau en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Chansons, ballades et rondeaux, de Jehannot de Lescurel, poète du XIVe siècle de Anatole de Montaiglon (1858).

Douce Dame Debonaire par l’Ensemble Céladon

The Love Songs of Jehan de Lescurel
par l’ensemble musical Céladon

Depuis sa fondation en 1999, cette formation lyonnaise, menée par le talentueux contre-ténor et directeur Paulin Bündgen, est devenue incontournable sur la scène musicale médiévale. Avec une discographie riche d’une dizaine d’albums, l’ensemble Céladon propose, aujourd’hui, des programmes qui vont du répertoire médiéval jusqu’à la période baroque.

Jehan de Lescurel, album de musique médiévale

En 2015, cet ensemble spécialisé dans les musiques anciennes faisait paraître un bel album, centré sur les compositions médiévales du trouvère Jehan de Lescurel. Avec 31 pièces proposées, pour une durée de 76 minutes, toute l’œuvre courtoise du trouvère médiéval y est traitée. Une fois de plus, la pièce du jour donne l’occasion à l’Ensemble Céladon de démontrer ses grandes qualités vocales. Son interprétation polyphonique à trois voix reste d’une grande pureté et sert à merveille la pureté poétique du trouvère du Moyen Âge central.

Relativement récent, cet album de musique médiévale est toujours disponible au format CD. Vous pourrez , donc, le trouver chez tout bon libraire ou même à la vente en ligne. Il est également disponible sur un certain nombre de plateformes digitales au format Mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Artistes présents sur cet album

Anne Delafosse (voix soprano), Clara Coutouly (voix soprano), Paulin Bündgen (contre-ténor), Nolwenn Le Guern (vièle), Ludwin Bernaténé (percussion), Angélique Mauillon (harpe), Florent Marie (luth), Gwénaël Bihan (flute),

A vous, douce debonaire, en vieux français

A vous, douce debonaire ,
Ai mon cuer donné,
Jà n’en partiré.
Vo vair euil m’i font atraire
A vous, dame debonaire
Ne jà ne m’en quier retraire ,
Ains vous serviré ,
Tant com[me] vivré.
A vous, dame debonaire,
Ai mon cuer donné ;
Jà n’en partiré.

Traduction en français actuel

A vous, douce et aimable
J’ai donné mon cœur,
Jamais ne m’en séparerai.
Vos yeux bleus (gris bleu) m’attirent à vous,
A vous, douce dame
Jamais je ne désirerai m’en éloigner
Mais je vous servirai plutôt
Aussi longtemps que je vivrai.
A vous, douce dame
J’ai donné mon cœur,
Jamais ne m’en séparerai
.

En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.

NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Paulin Bündgen, vous retrouverez la page du manuscrit Ms Français 146 où se trouve le rondeau de Jehan de Lescurel du jour.

« Douce dame, grez et grâces… » une chanson courtoise du trouvère Gace Brulé

enluminure médiévale troubadour

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale,  poésie, amour courtois, trouvère, vieux-français,  fine amant, fine amor, chansonnier du Roy, manuscrit ancien
Période :  XIIe s,  XIIIe s, Moyen Âge central
Titre: Douce dame, grez et grâces vos rent 
Auteur :  Gace Brûlé  (1160/70 -1215)
Interprète :  Ensemble Gilles Binchois.
Album: Les Escholiers de Paris (Alba, 1992)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à la découverte d’une nouvelle chanson médiévale de Gace Brûlé (Gace Brulé, Gaces Brullez). Entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, ce trouvère et chevalier a produit une œuvre abondante qui n’a pas manqué d’inspirer des auteurs de sa génération et même de la suivante, comme Thibaut de Champagne. Sa poésie s’épanouit, principalement, dans le registre de la lyrique courtoise et la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, n’y déroge pas.

L’exercice de courtoisie d’un trouvère épris

Chanson annotée de Gace Brulé dans un Manuscrit médiéval

La chanson du jour annonce le thème de l’amour courtois dès ses premiers vers : Douce dame, grez et grâces vos rent. Gace chante pour obtenir un signe favorable de la belle qu’il convoite. Comme il nous l’expliquera, s’il aime cette dernière trop fort ou trop haut, il ne faut pas l’en blâmer. Le seul coupable c’est « amour », le grand maître des horloges émotionnelles et sentimentales. Et puis, comment pourrait-il en être autrement ? La dame est si belle, si gracieuse et emplie de bienfaits que le loyal amant mourrait plutôt que de s’en séparer. Il ne lui reste donc plus qu’à patienter, implorer merci et que cette dernière le prenne en pitié. C’est un classique de la lyrique courtoise.

Comme on le verra, dans les deux dernières strophes de sa chanson, Gace Brulé s’adresse à deux personnages : Gilet et Renalt qu’on retrouve, par ailleurs, mentionnés en d’autres endroits de son œuvre. Ici, il les fustige tous deux d’avoir tourné le dos à « amour » que l’on est enclin à comprendre comme l’exercice de la poésie courtoise. Si quelques érudits se sont perdus en conjectures sur l’identité réelle de ces deux hommes, rien d’évident ne semble en être ressorti. Il a pu s’agir de poètes de l’entourage du trouvère ayant délaissé la plume, peut être au profit des croisades. Selon Gaston Paris, il pourrait s’agir de Hugon et Gautier de Saint-Denis (voir Les chansons de Gace Brulé, Gédéon Huet,1902).

Sources manuscrites médiévales

On peut retrouver cette chanson du trouvère Gace Brûlé dans un nombre important de manuscrits médiévaux. Dans l’image du dessus, vous la retrouverez, avec sa partition annotée, telle qu’elle se présente dans le Ms Français 844 de la BnF, encore connu sous le nom de chansonnier ou manuscrit du roy. De manière non exhaustive, on pourrait encore citer le Français 845 (utilisé pour l’image d’en-tête), le français 20050 dit Chansonnier de Saint-Germain-des-Prés ou même encore le Chansonnier Cangé ou Ms Français 846.

Pour sa retranscription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage de Gédéon Huet (op cité). Ci-dessous, nous vous proposons de la découvrir en musique avec une version polyphonique originale de l’Ensemble Gilles de Binchois.

Gilles Binchois & Les Escholiers de Paris

En 1992, l’Ensemble Gilles Binchois, sous la houlette de Dominique Vellard, proposait au public son album : Les Escholiers de Paris, Motets, Chansons et Estampies du XIIIe siècle. Avec 20 pièces présentées, pour un peu plus de soixante minutes de durée, cette production fut largement saluée par la scène des musiques anciennes et médiévales.

Les Escholiers de Paris - Album de musique médiévale

Comme l’indique le sous-titre de cet album qui rend hommage au Paris étudiant et fourmillant du XIIIe siècle, l’ensemble médiéval et son directeur ont fait le choix d’y proposer un nombre important de motets et de pièces polyphoniques. On y trouvera des pièces anonymes du codex de Montpellier, mais aussi des chansons d’auteurs comme Thibaut de Champagne, Gillebert de Berneville, et, bien sûr, Gace Brulé. Ils y côtoient quelques danses et estampies enlevées. S’y est ajouté le parti-pris original de reprendre à plusieurs voix, quelques chansons monophoniques de cette période. C’est le cas de celle du jour, revisitée ainsi pour le plus grand plaisir du public (voir notre article précédent sur cet album).

Cet album de musique médiévale a été réédité depuis sa sortie. On peut encore le trouver chez tout bon disquaire mais aussi à la vente en ligne, au format CD comme au format mp3. Voici un lien utile pour plus d’informations : Les Escholiers de Paris, Ensemble Gilles Binchois, l’album.

Artistes ayant participé à cet album

Emmanuel Bonnardot (voix, rebec, vièle), Randall Cook (vièle, chalemie, recorder), Pierre Hamon (flute, cornemuses, percussion), Anne-Marie Lablaude (voix, percussion), Brigitte Lesne (voix, harpe, percussion), Susanne Norin (voix), Dominique Vellard (voix, cistre, direction), Willem de Waal (voix),


Douce dame, grez et grâces vos rent
en langue d’oïl avec aide à la traduction

Note sur la traduction : pour percer les mystères de la langue d’oïl de Gace Brulé, nous avons fait le choix, cette fois, de vous fournir plutôt quelques clefs de vocabulaire en français actuel. Pour le reste, ce sera donc à vous de jouer.

I
Douce dame, grez et grâces vos rent.
Quant il vos plaist que je soie envoisiez
* (content) ;
Atendu ai vostre comandement,
Si chanterai por vos joianz et liez
* (gaité),
Et, s’il vos plaist, de moi merci aiez.
En tel guise vos en praigne pitiez
Qu’il ne vos poist
* (pèse) se j’aim si hautement.

II
Je sai de voir
* (vraiment) que resons me defent
Si haute amor se vos ne l’otroiez;
Mais haut et bas sont d’un contenement
* (contenance),
Qu’amor les a a son talent jugiez;
Siens est li bas qui por li est hauciez.
Et siens li hauz qui s’en est abaissiez;
Qu’a son voloir les monte et les descent.

III
Je ne di pas que nus aint
* (aime) bassement.
Puis que d’amor est sorpris
* (désireux) et liiez* (joyeux) ,
Honorer doit la joie qu’il atent,
S’il estoit rois, et ele ert
* (de estre, était) a ses piez.
Mais je sui, las, sor toz autres puiez
* (élevé),
De hautement amer
(aimer) a mort jugiez* (condamner à mort);
Mes moût muert bel qui fait tel hardement.
(1)

IV
Par Dieu, dame, l’amors de vos m’esprent
* (éprendre, embraser),
Qui m’occira, se vos ne m’en aidiez.
El ne fait mes qu’a son comandement,
Si li ert bel se por li m’ociez
* (de occire).
Et s’endroit vos
* (quant à vous) est vaincue pitiez,
Moie ert la perte, et vostres li péchiez,
Que dou partir de vos n’i a nient.
(2)

V
Fine biauté plesant et cors très gent
* (gracieux, joli)
Vos dona Dieus, dont il soit merciez.
Nus ne porroit loer si finement
Voz granz valors con vos les mostreriez,
En touz bienfèz et en toz biens proisiez
* (de proisier : prisées, estimées);
Et s’il vos plaist honorez n’essaussiez
* (ni élever ou exhalter)
N’iert ja a droit qui d’amor ne l’atent
(3).

VI
Chantez, Renalt, ki antan amïez ;
Or m’est avis que vos en retraiez
* (retirez).
Se del partir estes apareilliez
* (vous vous apprêtez),
Ja onques Deus oan
(désormais) ne vos ament.


VII

Par Dieu, Gilet, faus amanz desloiez* (faux amant déloyal),
Qui d’amor s’est partiz
* (séparé) et esloigniez,
Vaut assez plus qu’uns autres enragiez ;
Chastoiez
en vos* (réprimandez-vous en) et l’autre dolent* (s’en afflige).

(1) Mais il meurt de fort belle manière celui qui le fait si hardiment.
(2) Car il n’y a aucun moyen de se séparer de vous
(3) Il n’est jamais juste celui qui ne l’attend de l’amour.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : Sur l’image d’en-tête, en arrière plan de la photo de Dominique Vellard, vous pourrez voir la page du manuscrit Ms Français 845 où l’on peut trouver cette même chanson de Gace Brulé. Cet ouvrage du XIIIe siècle est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF et consultable en ligne sur Gallica.

Tout un bestiaire médiéval à l’encontre d’un amant courtois

Enluminure médiévale de Guillaume de Machaut

Sujet  : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade, bestiaire médiéval, moyen-français, manuscrit médiéval.
Titre  : «En cuer ma dame une vipère maint»
Auteur  :  Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période  : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprète  :  Ensemble Ferrara
Album  : Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour (1998)

Bonjour à tous,

ans un précédent article, nous vous parlions d’un concert de musique médiévale qui se donnera, prochainement, à la tour Jean-sans-Peur de Paris. Pour faire suite à ce billet, nous approcherons, aujourd’hui, dans le détail, une des pièces mises à l’honneur dans ce concert. Il s’agit d’une chanson courtoise de Guillaume de Machaut sur le thème du bestiaire médiéval et ayant pour titre : « En cuer ma dame une vipère maint« .

Une vipère au cœur d’une dame indifférente

Ce chant polyphonique du maître de musique du Moyen Âge tardif est une ballade à 3 voix dans le pur style de l’Ars nova. En bon amant courtois, le poète désespère et se meurt devant l’indifférence de sa dame tout en lui restant attaché et loyal. Pour invoquer la dureté de cette dernière envers lui et l’étendue de ses propres souffrances, le compositeur n’hésitera pas à faire appel au bestiaire médiéval et, notamment, aux plus terribles animaux venimeux et à sang froid qui soient : la vipère, le scorpion ou encore le basilic.

Si l’on connait bien les dangers des deux premiers, le basilic peut nous être moins familier. Créature mythique redoutée, ce monstre reptilien possède un corps de serpent avec une tête d’oiseau et on le trouve même représenté avec des pattes. Extraordinairement venimeux, il peut, dit-on, d’un seul regard endormir ses proies, voir les occire à distance. Contre toute attente, le seul animal capable de le vaincre serait la « redoutable » belette (dans les bestiaires médiévaux, le lapin des Monty Python ne semble jamais très loin). Cet atavisme entre la belette et le basilic vous explique l’enluminure en tête de cet article. On y découvre, en effet, un basilic ayant endormi ou empoisonné une victime, troublé dans sa quiétude par une téméraire belette.

Pour revenir au contenu de cette chanson tirée de La Louange des Dames de Guillaume de Machaut, si l’on connait assez bien les souffrances habituelles de l’amant courtois face à l’indifférence ou au manque d’empathie de son élue, il faut avouer que l’auteur médiéval nous met, ici, face à une description sentimentale aussi éloquente que cruelle. Toute proportion gardée, sa soumission affichée face à ses douloureuses déconvenues pourrait presque friser une forme de « masochisme » si on la transposait de manière moderne. On pense notamment à des phrases comme « Et son Regard se rie et éprouve une grande joie de voir mon cœur qui fond et frit et brûle« . Est-ce le regard de « Refus » personnifié ou celui de la dame ? Sans doute appartient-il plus à cette dernière. Dans tous les cas, cela nous emmène, un peu plus loin, que de la simple l’abnégation de la part du loyal amant.

Aux sources manuscrites de cette chanson

Manuscrit médiéval de la chanson "En cuer ma dame une vipère maint" de Guillaume de Machaut

On peut retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut dans un certain nombre de manuscrits médiévaux ou renaissants. Pour vous en fournir la partition, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’on la trouve dans le manuscrit médiéval Français 9221 (photo ci-dessus). Daté de la toute fin du XIVe siècle, cet ouvrage contient une grande partie de l’œuvre du compositeur et poète, sur 243 feuillets. Il est actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF (consulter en ligne).

Pour la transcription de cette chanson médiévale en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur l’ouvrage Guillaume de Machaut Poésies lyriques de Vladimir Chichmaref, paru chez Honoré Champion au début du XXème siècle (1909). Ci-dessous, nous vous en proposons une interprétation par l’Ensemble médiéval Ferrara.

L’ensemble médiéval Ferrara à la découverte
de l’Europe musicale médiévale

L’ensemble Ferrara s’est formé au début des années 80, dans la ville de Bâle. On le sait, la cité est privilégiée sur la scène médiévale grâce à sa prestigieuse Schola Cantorum Basiliensis, école spécialisée dans l’apprentissage des musiques anciennes. Il n’y a guère de coïncidence dans tout cela puisque le directeur et fondateur de l’ensemble Ferrara, Robert Crawford Young y a enseigné le luth et la musicologie, dès l’année 1982, après avoir lui-même suivi, un cursus au conservatoire de Boston. Installés dans ce cadre privilégié, cette formation médiévale et son fondateur ont pu puiser dans une grande réserve de musiciens, issus eux-mêmes de l’école suisse.

Robert Crawford Young - directeur de l'ensemble médiéval Ferrara et du Project Ars Nova

En terme de contribution à la scène des musiques anciennes, on peut encore ajouter au crédit de ce pédagogue doublé d’un talentueux joueur de luth et d’instruments à cordes, la création de l’ensemble Project Ars Nova (PAN) dont nous vous avions déjà dit un mot dans un article précédent. En réalité, les deux formations médiévales PAN et Ferrara ont été formées pratiquement simultanément par Crawford Young et s’intéressent toutes deux à un répertoire à la lisière de la renaissance et du Moyen Âge tardif.

L’ensemble Ferrara a été particulièrement actif de 1988 à 2010, en matière de discographie. Il a laissé, pour l’instant, à la postérité 10 albums et 2 compilations. Sa période de prédilection s’étend du XIVe au XVe siècle et couvre une zone aussi large que la France, l’Angleterre et l’Italie et même l’Allemagne médiévale.

Guillaume de Machaut, Mercy ou mort, l’album

Album de musique médiéval sur Guillaume de Machaut

L’album dont est tiré la chanson du jour date de 1998. Il a pour titre : Guillaume de Machaut, Machaut, Mercy ou mort. Chansons et motets d’amour. Entièrement dédié au célèbre compositeur médiéval, il propose, sur un peu plus de 1 heure 15 de durée, 20 pièces de Guillaume de Machaut entre ballades, motets, rondeaux et virelais. Originellement édité chez Arcana, on peut encore en trouver quelques exemplaires à la vente. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens ayant participé à cet album

Kathleen Dineen (soprano, harpe), Lena Susanne Norin (alto), Eric Mentzel (ténor), Stephen Grant (basse), Karl Heinz Schickhaus (dulcimer), Randall Cook (vielle, chifonie), Crawford Young (guiterne)


En cuer ma dame une vipère maint
en moyen-français avec traduction

En cuer ma dame une vipère maint
Qui estoupe de sa queue s’oreille
Qu’elle n’oie mon doleureus complaint :
Ad ce, sans plus, toudis gaite et oreille.
Et en sa bouche ne dort
L’escorpion qui point mon cuer à mort ;
Un basilique a en son dous regart.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Dans le cœur de ma dame, une vipère demeure,
Qui, de sa queue, bouche son oreille,
Afin qu’elle ne puisse entendre ma dolente complainte :
Voilà, sans plus, ce qui la tient toujours en alerte.
Et, dans sa bouche, jamais ne dort
Le scorpion qui perce mon cœur à mort ;
Et un basilic repose, encore, dans son doux regard.
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Quant en plourant li depri qu’elle m’aint,
Desdains ne puet souffrir qu’oir me vueille,
Et s’elle en croit mon cuer, quant il se plaint,
En sa bouche Refus pas ne sommeille,
Eins me point au cuer trop fort ;
Et son regart rit et a grant deport,
Quant mon cuer voit qui font et frit et art.
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Quand en pleurs je la supplie de m’aimer,
Dédain ne peut admettre qu’elle veuille m’écouter,
Et si elle prête foi à mon cœur, lorsqu’il se plaint,
Dans sa bouche, Refus ne sommeille jamais,
Ainsi me perce-t-il le cœur avec force ;
Et son Regard se rit et éprouve une grande joie
De voir mon cœur qui fond et frit et brûle.

Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.

Amours, tu scez qu’elle m’a fait mal maint
Et que siens sui toudis, vueille ou ne vueille.
Mais quant tu fuis et Loyautés se feint
Et Pitez n’a talent qu’elle s’esveille,
Je n’y voy autre confort
Com tost morir ; car en grant desconfort
Desdains, Refus, regars qui mon cuer part,
Cil troy m’ont mort et elle que Dieus gart.

Amour, tu sais qu’elle m’a fait maintes maux
Et que je lui appartiens pour toujours, que je le veuille ou non,
Mais quand tu fuis et que Loyauté se dissimule
tandis que Pitié n’a aucune envie qu’elle s’éveille,
Je ne trouve d’autre consolation
Que de mourir au plus vite ; car, à mon grand découragement,
Dédain, Refus et Regard me brisent le cœur,
Ces trois là m’ont tué, quant à elle que Dieu la garde.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure en en-tête représente un basilic. Elle provient du manuscrit Royal MS 12 C XIX Bestiarum uocabulum proprie conuenit Incipit : liber de naturis bestiarum et earum significationibusCe superbe bestiaire médiéval est conservé à la British Library (à consulter en ligne ici). Il est daté du tout début du XIIIe siècle.

Trois dizains courtois de Melin de Sainct-Gelays

Couverture des oeuvres de Melin Saint Gelay

Sujet :  poésies courtes,  dizain, moyen français, courtoisie, amour courtois, sentiment amoureux, désir.
Période :  XVIe s, renaissance, hiver du Moyen Âge
Auteur  :  Mellin de Sainct-Gelays ou Melin (de) Saint- Gelais (1491-1558)
Ouvrage : Œuvres complètes de de Mellin de S. Gelais par Prosper Blanchemain (1873)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous invitons à un voyage au moment de l’hiver du Moyen Âge et en terres renaissantes. Nous y découvrirons trois jolis dizains courtois tirés des Œuvres complètes de Mellin de S. Gelais telles que le poète et éditeur français Jean-Baptiste Prosper Blanchemain les fit paraître en 1873.

Jeux amoureux, séduction & art littéraire

Ce sont donc trois variations sur le sentiment amoureux auxquels Melin s’adonnerai ici. A quelles dames ces poésies sont-elles destinées? Difficile de le savoir. Dans sa biographie du poète, Prosper Blanchemain nous explique que Melin tendait à ne pas laisser de traces écrites des vers qu’il écrivait, notamment ceux qu’il réservait aux dames afin de pouvoir en conserver la fraîcheur en diverses occasions.

On mesure bien, du même coup, la distance qu’il y a pu avoir, dès l’inauguration de l’amour courtois médiéval, entre le pur exercice littéraire et poétique, les rituels de séduction et la durabilité des sentiments ou même leur sincérité. Plus loin, on apprend encore que Saint Gelais, proche de François 1er et de Clément Marot, était devenu « favori des dames et doté par elle » pour ses grands talents versificateurs comprend-on. Joaquim du Bellay parlera, en faisant un jeu de mots sur le prénom Melin de « ses vers emmiéllés« . Savant, lettré, de bonne éducation, jouant du luth et sachant chanter, Melin était aussi doté d’esprit, de style, de répartie et d’humour. Il n’en fallut guère plus pour assurer son succès auprès des rois, des seigneurs et de leur cour.

L’éditeur français a dédié 3 tomes aux œuvres complètes de Melin de Sainct Gelays. Pour vous proposer ces trois dizains, nous avons butiné dans chacun de ses ouvrages. Le moyen français du poète du XVIe siècle n’offrant pas de difficultés particulières, ces trois pièces devraient pouvoir être comprises sans nécessité de les traduire.


Dizain (Tome 1 des œuvres complètes)

Poésie médiévale : dizain de Melin Saint Gelais (1)


Si comme espoir je n’ay de guerison,
De tost mourir j’aurois ferme esperance,
J’estimerois liberté ma prison,
Et desespoir me seroi esperance.
Mais quand de mort j’ai le plus d’apparence,
Lors plus en vous apparoist de beauté ;
Dont malgré moy et votre cruauté
Pour plus vous voir Amour me tient en vie.
O cas étrange, ô grande nouveauté !
Vivre d’un mal qui de mort donne envie.


Dizain (Tome 2 des œuvres complètes)

Poésie médiévale : dizain de Melin Saint Gelais (2)


S’il est ainsy qu’une meule tant dure
Et tant pesante et forte a remuer
L’on voit soudain de sa façon muer
Par l’eau qui est de tant foible nature,
J’espère donc enfin vaincre et tuer
Le despoir que j’ai de mon desir ;
Car nonobstant que vous preniez plaisir
A me tenir, cruelle, si durs termes,
Je vous feray ou tourner, ou choisir
D’estre noyée à force de mes lermes.


Dizain (Tome 3 des œuvres complètes)

Poésie médiévale : dizain de Melin Saint Gelais (3)


La liberté, qu’avecques tant de peine
J’avois tasché si long-temps à ravoir,
Ayant de vous une faveur soudain
Je vy du tout oster de mon pouvoir,
Sans esperer que j’y peusse pourvoir
Pour mal passé dont trop il me souvienne ;
Mais, s’il m’en doit mal venir, si advienne !
Vous et le ciel en serez à blasmer :
Vous d’avoir faict semblant d’estre tant mienne,
Luy m’ayant faict si subjet à aimer.


On ne se lasse pas de trouver certaines similitudes entre certaines pièces légères de Sainct Gelays et d’autres de son ami Clément Marot. Du reste, quelquefois certaines attributions se sont croisées et même Prosper Blanchemain laisse planer un doute sur certaines pièces (issues de son tome 3 notamment). Les deux poètes sont de la même période. Tous deux sont assez prolifiques. Ils ont aussi un certain goût pour l’école italienne et leur plume rivalise d’esprit et de finesse. A l’occasion, elle sait se faire également plus humoristique, satirique ou grivoise. C’est d’ailleurs l’apanage d’une certaine poésie de cette période (voir aussi notre article sur la Fleur de poésie françoyse).

Il faut noter que, tandis que Marot paiera cher ses écarts de conduite, Melin de Sainct Gelays se tiendra plus sage et plus discret. Résistant aux sirènes de la réforme, il se fera même aumonier et continuera de rester dans les eaux de sainteté de François 1er et des puissants. De son côté, l’infortuné poète de Cahors paiera de son exil ses inimitiés comme ses faux pas (revoir sa biographie). Malgré ses ennuis et sa déroute, Melin lui resta toujours fidèle en amitié.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge  sous toutes ses formes.

NB : l’image d’en-tête est tirée d’un portrait du poète Melin Sainct-Gelays effectué par l’un de ses contemporains, le peintre et portraitiste François Clouet (1520-1572). Il fait partie des collections du Musée de Condé.