Sujet : chanson médiévale, poésie, amour courtois, chevalier, trouvère, trouvère d’Arras, Artois, lyrisme courtois, descort Période : Moyen Âge central Auteur : Conon de Béthune ( ?1170 – 1219/20) Titre : «Bele douce dame chiere» Interprètes :Diabolus in Musica Album : La Doce Acordance: chansons de trouvères (2005).
Bonjour à tous,
près avoir présenté le trouvère et chevalier artésien Conon de Béthune et donné quelques éléments de biographie le concernant, voici une de ses chansons interprétée par l’excellent ensemble médiéval Diabolus In Musica.
Bele douce dame chiere, de Conon de Bethune par Diabolus in Musica
Diabolus en Musica
à la rencontre des trouvères
ous avions déjà eu l’occasion de présenter ici cette formation d’origine française, dirigée par AntoineGuerber, ainsi que son travail autour du répertoire médiéval (voir article).
La pièce de Conon de Béthune que nous partageons ici est tirée de l’album La Doce Acordance sortie en 2005 dont nous avions également dit un mot dans un autre article. On se souvient que l’album ayant pour thème les trouvères des XIIe et XIIIe siècles fut largement salué et primé sur la scène des musiques classiques et anciennes. On le trouve encore disponible à la vente en ligne sous forme CD ou même encore sous forme digitalisée et MP3 : La Doce Acordance; Chansons de trouvères.
Actualité et concerts
Toujours très actif depuis sa création en 1992, Diabolus in Musica continue d’explorer, sans relâche, le vaste champ des musiques médiévales et anciennes pour les faire redécouvrir au public. Dans le courant de l’année 2017, la formation a ajouté à son ample programme les requiem(s) de deux grands compositeurs des XVe et XVIe siècles : Johannes Ockeghem et Pierre de la Rue.
En juin prochain, si vous êtes dans la région des Hauts de France, vous pourrez d’ailleurs avoir l’opportunité d’aller entendre ces œuvres d’exception qui comptent parmi les premiers requiem(s) polyphoniques de la fin du Moyen Âge et des débuts de la renaissance. Le concert sera donné le 23 juin 2018, à 20h30, à l’Eglise Saint-Léger de Gosnay. Pour plus de détails sur ce programme ainsi que sur l’agenda de l’ensemble, n’hésitez pas à consulter leur site officiel ici : Diabolus in Musica.
Belle do(u)ce Dame chiere
Belle doce Dame chiere, Vostre grans beautés entière M’a si pris Ke, se iere* (*de estre : si j’étais) em Paradis, Si revenroie je arrière, Por convent* (* à condition) ke ma proiere M’eùst mis
La ou fuisse vostre amis Ne vers moi ne fuissiés fiere, Car aine ens nule manière Ne forfis Par coi fuissiés ma guerrière* (*pour que vous me fassiez la guerre).
Ne lairai ke je ne die De mes maus une partie Come irous. Dehaiz ait* (*maudit soit) cuers covoitos, Fausse, plus vaire*(*changeante) ke pie, Ki m’envoia en Surie ! Ja por vous N’avrai mais les ieus plorous. Fous est ki en vous se lie, Ke vos estes l’Abeïe As Soffraitous* (*aux misérables), Si ne vous amerai mie.
Analyse et interprétation
e titre autant que certaines inspirations de cette chanson semblent clairement dériver du descort en cinq langues de Raimbaut de Vaqueiras : Eras quan vey verdeyar. On trouve, en effet, la strophe suivante chez le troubadour provençal :
Belle douce dame chiere, A vos mi doin e m’otroi; Je n’avrai mes joi’ entiere Si je n’ai vos e vos moi. Mot estes male guerriere Si je muer per bone foi; Mes ja per nulle maniere No.m partrai de vostre loi.
Certaines rimes identiques utilisées par Conon de Béthune viennent encore confirmer cette référence : « entière », « guerrière », « manière » et il semble donc bien que nous soyons ici face à une transposition d’Oc vers Oil aux inspirations non voilées.
Pour ce qui est du sens, dans la première strophe, le trouvère exprime sa loyauté envers celle qui fait l’objet de sa chanson. Ayant loué sa grande beauté, en bon loyal amant et dans la veine de la lyrique courtoise, il affirme ne jamais l’avoir trahi et aurait même renoncé pour elle au paradis (à condition tout de même qu’elle cède clairement à ses avances). Dans la deuxième strophe, le ton est largement plus conflictuel et exprime la discorde. Plus question de grand transport ici et même plutôt le contraire puisque le chevalier déçu y épanche sa colère et sa désillusion.
Les différents manuscrits qui la contiennent proposent des variantes de cette chanson. La version que nous publions ici est celle de Axel Wallenskôld (Les chansons de Conon de Béthune (1921), Honoré Champion). Ainsi, au début de la deuxième strophe, dans certaines variantes, au lieu de :
Ne lairai ke je ne die De mes maus une partie Come irous.
On trouve :
Por une k’en ai haïe ai dit as autres folie, come irous.
Pour une autre que j’ai haïe, j’ai dit des folies de toutes les autres n’écoutant que ma colère.
Le trouvère fait-il référence à un autre de ses déboires amoureux ou s’adresse-t-il simplement à son public ? Quoiqu’il en soit, la suite de la strophe entérine la rupture après une référence quelque peu obscure aux croisades.L’expression « l’Abeïe As Soffraitous » (l’abbaye des misérables) reste sujette à interprétation. Avec quelques réserves, on peut sans doute en déduire que la dame ne filtre pas tellement ses relations (amoureuses?) et qu’elle ne s’est donc pas montrée très fiable ou loyale envers le trouvère. Il est assez difficile de mesurer à quel point l’expression clairement mâtinée d’ironie, prend ou non un tour un peu graveleux (1).
Concernant le dernier vers on trouvera encore comme variante, celle utilisée ici par Diabolus In Musica : « Si ne vous nomerai mie » au lieu de « Si ne vous amerai mie. »
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, oil, biographie, portrait, chants de croisades, lyrique courtoise. Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Auteur : Conon de Béthune ( ?1170 – 1219/20) Biographe : Axel Wallenskôld Livre : Les chansons de Conon de Béthune
Bonjour à tous,
ous poursuivons aujourd’hui notre découverte des trouvères champenois et artésiens des débuts du XIIIe siècle. Après avoir parlé de Gace Brûlé et Blondel de Nesle, nous nous penchons ici sur un autre de leur contemporain : Conon de Bethune.
Eléments de biographie
Les origines de Conon de Bethune sont un plus claires ou certaines que celles des deux sus-nommés. Si sa date de naissance n’est pas connue avec précision – on la situe autour de 1150 -il fait partie du lignage des seigneurs de Bethune, puissante famille artésienne avouée d’Arras depuis les débuts du XIe siècle et qui s’illustra notamment à plusieurs reprises aux croisades.
Conon est ainsi le cinquième fils de Robert V de Bethune, lui-même sixième seigneur de ce lignage. Concernant l’exercice de son art, il se réclame lui-même disciple de Hue de Coicy (Huon III d’Oisi), châtelain de Cambrai, qu’il désigne comme son « maître à trouver ».
« Or vos ai dit des barons ma sanblance; Si lor an poise de ceu que je di, Si s’an praingnent a mon mastre d’Oissi, Qui m’at apris a chanter très m’anfance. »
On rencontrera encore le nom de notre trouvère dans des poésies tierces (sous les formes de Quesnes, Quenes) et notamment sous la plume de Gace Brûlé. Il semble donc qu’il ait côtoyé au moins quelques temps ce dernier ainsi que Blondel de Nesle.
Des traits « d’artois » dans le « françois »
D’après une de ses chansons, Conon de Bethune séjourna à la cour de France au moins une fois. Il y eut même l’opportunité (cuisante) d’y pousser quelques chansons. A cette occasion, il se fit en effet « remballer » par la reine en personne pour les traits d’Artois tintant son François, tout cela en présence de Philippe-Auguste et semble-t-il de Marie de Champagne (ce qui l’a, au passage, le plus affecté). Voici un large extrait de la chanson dans laquelle il témoigne de cette déconvenue.
« Mout me semont Amors ke je m’envoise, Quant je plus doi de chanter estre cois; Mais j’ai plus grant talent ke je me coise, Por çou s’ai mis mon chanter en defois; Ke mon langaige ont blasmé li François Et mes cançons, oiant les Champenois Et la Contesse encoir, dont plus me poise.
La Roïne n’a pas fait ke cortoise, Ki me reprist, ele et ses fieus, li Rois. Encoir ne soit ma parole franchoise, Si la puet on bien entendre en franchois; Ne chil ne sont bien apris ne cortois, S’il m’ont repris se j’ai dit mos d’Artois, Car je ne fui pas norris a Pontoise. »
Maladresse diplomatique ou signe de temps, la langue d’oil de la cour de France de cette fin de XIIe siècle s’imposerait-elle déjà sous le ton qu’on devine narquois de la reine, comme le parler qu’il convient de maîtriser pour prétendre se produire devant la couronne et surtout la séduire ? Si Conon De Bethune, piqué dans son amour propre et laissé à son desarroi, relèvera ici la scène avec une pointe d’ironie, on se souvient qu’un peu plus tard dans le temps et dans le courant du XIIIe siècle, Jean de Meung (Clopinel) confirmera en quelque sorte cette tendance, en s’exprimant sur le même sujet en préambule du roman de la rose et en prenant les devants (peut-être même en forçant un peu le trait?): « Si m’excuse de mon langage – Rude, malotru et sauvage, – Car né ne suis pas de Paris. »
Les croisades
Pour le reste et dans les événements marquants de son parcours, Conon de Bethune se croisa, semble-t-il, deux fois. La première lui valut de se faire railler par ses contemporains poètes. A l’occasion des préparatifs de Philippe Auguste pour la 3ème croisade et devant la tiédeur manifeste de l’entreprise autant que la lenteur des uns et des autres à engager le départ, le trouvère composa, avec grande conviction deux chants de croisades pour ajouter un brin d’allant à cette cause. Las!, une fois parti pour l’Orient, son ardeur fut de courte mèche puisqu’il finit par rentrer de manière anticipée. A son retour, celui que le poète avait reconnu comme son maître dans l’art de trouver, lui servira sur un plateau un sirventes acerbe dans lequel il se gaussera de lui autant que de son roi « failli » (Philippe Auguste).
Pour la deuxième expédition, la quatrième croisade, le noble artésien aura l’occasion de mieux illustrer ses qualités et d’écarter tout doute sur ses motivations. Sur le terrain, il sera, en effet à plusieurs reprises le porte-parole des barons croisés à Constantinople et jouera par la suite un rôle politique et militaire important dans la tenue de l’empire latin d’Orient. On trouve notamment dans les Chroniques de la prise de Constantinople par les Francs, de Geoffroi de Ville-hardouin de nombreuses mentions de ses actions sur le terrain. Avant sa mort que l’on situe autour de l’année 1219 ou 1220, Conon de Bethune fut encore nommé sénéchal sous l’impératrice Yolande de Flandre, puis régent de l’Empire.
Oeuvre, chansons et legs
Le trouvère nous a laissé un peu moins de quinze chansons. Une fois passée au filtre de l’analyse, dix d’entre elles demeurent certaines, les autres sont d’attribution plus contestable. L’ensemble de ce legs se trouve réparti dans dix-sept manuscrits.
A ce jour, un des plus sérieux biographes du trouvère demeure encore Axel Wallenskôld (1864-1933) romaniste, linguiste et philologue finlandais passionné de français médiéval et ancien. Son ouvrage sur les chansons deConon de Bethune qui, en 1921, faisait suite à la thèse qu’il avait publiée quelques années auparavant (1891), a d’ailleurs été réédité jusque dans les années 1981, chez Honoré Champion.
Voilà la liste courte que ce biographe a établi des chansons de Conon Bethune. D’autres médiévistes ou spécialistes de littérature médiévale seront peut-être encore tentés de l’élargir, en en ajoutant quelques-unes supplémentaires, mais l’essentiel est là :
Chançon legiere a entendre – Si voiremant con celé don je chant – Moût me semont Amors que je m’envoise – Ahil Amors, com dure départie – Bien me deusse targier – Se raige et derverie – Belle doce Dame chiere – Tant ai amé c’or me convient haïr – L’autrier un jor après la Saint Denise. – L’autrier avint en cel autre pais.
Les thèmes abordés oscillent entre l’amour courtois et le contexte de la croisade (ralliement, dénonciation, pesance du chevalier tenu de quitter sa dame pour les terres lointaines). Nous aurons dans de futurs articles l’occasion de vous en présenter quelques unes, par le menu.
En vous souhaitant une excellente journée.
Fred
Pour Moyenagepassion.com A la découverte du Moyen-Age sous toutes ses formes.
Sujet : chansons, musique, poésie médiévale, amour courtois, poésie lyrique, trouvère, vieux français. livre, Période : Moyen Âge central Auteur : Thibaut IV de Champagne (1201-1253), Thibaut 1er de Navarre Ouvrage :« Thibaut de Champagne, textes et mélodies » Auteurs : Christopher Callahan, Marie-Geneviève Grossel, Daniel E. O’Sullivan Editeur : Honoré Champion (avril 2018)
Bonjour à tous,
epuis près d’un siècle et demi, la prestigieuse maison d’édition Honoré Champion publie de diffuse les plus grands titres de la recherche universitaire de l’espace francophone. De fait et sur le sujet qui nous préoccupe, nous lui devons nombre des ouvrages sur la littérature, la poésie médiévale et ses auteurs que nous avons déjà cités ici. Depuis ses premières parutions, la maison a poursuivi son oeuvre sans relâche et avec plus de 10 000 titres déjà parus, elle s’est s’imposée comme une référence incontournable dans son domaine de prédilection.
Sur la partie médiévale, à la lumières des nouvelles découvertes et des avancées des romanistes ou médiévistes, elle revisite régulièrement des œuvres ou des auteurs déjà édités longtemps auparavant. C’est le cas de l’ouvrage que nous vous présentons aujourd’hui puisqu’elle nous fait le grand plaisir de publier un livre tout entier consacré à Thibaut de Champagne et à ses chansons. Un siècle s’étant écoulé depuis le dernier ouvrage en date dédié au grand roi poète du XIIIe siècle, il était grand temps de réexaminer son œuvre et c’est désormais chose faite.
Avec un ouvrage qui déborde les huit-cent pages, les auteurs ne se sont pas contentés ici de présenter et d’adapter en français moderne le legs poétique de Thibaut le Chansonnier, ce qui aurait déjà représenté, en soi, un travail conséquent. Au delà des traductions de ses œuvres, ils ont aussi compilé les nombreuses variantes mélodiques associées à ses chansons. De ce point de vue, en plus des férus d’histoire, de littérature et de moyen-âge, ce livre devrait encore ravir les amateurs de musique ancienne désireux de restituer, au plus près, l’art du roi de Navarre et seigneur-trouvère de Champagne.
Comme nous l’indiquions plus haut, l’ouvrage bénéficie encore des éclairages les plus récents en matière de littérature médiévale. En plus des éléments biographiques rassemblés sur Thibaut de Champagne, mais aussi de la revue des manuscrits anciens dans lequel on peut retrouver ses chansons, une large partie du livre est ainsi consacrée à l’analyse de sa poétique; il s’agit ici de remettre en perspective son originalité et son art dans le contexte de la lyrique courtoise de son siècle.
Un mot des auteurs
Trois grands experts de littérature, de vieux-français d’oil et de lyrique courtoise se sont attelés à cet ambitieux projet. Il s’agit de Christopher Callahan, Marie-Geneviève Grossel, et Daniel E. O’Sullivan et il convient d’en dire quelques mots.
Christopher Callahan est professeur de français et de littérature médiévale et renaissante à l’Université Wesleyan de Bloogmington, dans l’Illinois, Passionné par cette période historique, cet universitaire américain s’est fait une véritable spécialité de la poésie lyrique du moyen-âge et on lui doit nombre de contributions, articles et parutions dans ce champ. Au sujet des trouvères des XIIe et XIIIe siècle, on retiendra notamment sa participation à deux ouvrages sur Les Chansons de Colin Muset, parus également chez Honoré Champion en 2005.
Maître de conférence à l’Université de Valenciennes où elle enseigne le français médiéval et le latin, Marie-Geneviève Grossel, est, de son côté, une spécialiste reconnue de la Champagne du XIIIe siècle et de son bouillonnement littéraire et artistique d’alors. L’art et les chansons des trouvères de cette période, ainsi que les codes de l’amour, de la séduction et de la lyrique courtoise font donc partie de ses grands sujets de prédilection et on lui doit des ouvrages reconnus sur la question ou sur des sujets connexes: Le Milieu littéraire en Champagne sous les Thibaudiens: 1200-1270, (1994), Les chansons de langue d’oïl: l’art des trouvères (2008), pour ne citer que ces deux-là. On peut encore retrouver nombre de ses contributions ou articles dans des ouvrages collectifs ou actes de colloques portant sur le moyen-âge.
Enfin, « last not least« , professeur de français médiéval à l’Université du Mississippi, Daniel E. O’Sullivan s’est fait une spécialité de l’approche comparative et interdisciplinaire de la musique, la littérature et la culture de l’Europe médiévale. Il a lui aussi, à son actif, de nombreuses parutions sur la période, sur des thèmes aussi variés que le culte marial dans la lyrique française du XIIIe siècle (Marian Devotion in Thirteenth-century French Lyric, 2005), la formation et la naissance de la courtoisie dans la France médiévale (Shaping Courtliness in Medieval France, 2013) ou même encore sur le jeux d’échecs du moyen-âge à l’entrée de l’ère moderne. On doit également à cet universitaire des articles de référence sur la lyrique de Thibaut de Champagne.
Il fallait bien l’oeil aiguisé et la collaboration de ces trois érudits pour approcher de manière complète et avec toute la rigueur que l’on pouvait en attendre, l’oeuvre du seigneur trouvère croisé, élevé dans la grande effervescence culturelle et artistique de la cour de Champagne des débuts du XIIIe siècle (1).
Où se procurer l’ouvrage ?
Ce nouvel ouvrage autour de Thibaut de Champagne avec lequel il faudra désormais compter vient juste de paraître. Vous le trouverez donc dans toutes les bonnes librairies et il est aussi disponible en ligne, sur le site de l’éditeur et à l’adresse suivante : Thibaut de Champagne, Chansons, Textes et Mélodies
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes
(1) Sur le sujet de la cour de Champagne et des trouvères champenois de la fin du XIIe et des débuts du XIIIe siècle, on pourra valablement consulter nos articles sur Blondel de Nesle, sur Gace Brûléet bien sûr sur Thibaut de Champagne.
Sujet : musique, poésie, chanson médiévale, amour courtois, trouvère, vieux-français, langue d’oil, fine amor. Période : XIIe, XIIIe, moyen-âge central Titre: Onques maiz nus hom ne chanta Auteur : Blondel de Nesle Interprète : Ensemble Sequentia Album: Trouvères :Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich (chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil) (1987)
Bonjour à tous,
près avoir étudié de près les éléments biographiques en notre possession sur le trouvère Blondel de Nesle, voici donc une de ses chansons. Elle est interprétée par le groupe Sequentia dans un album tout entier dédié au Chansons d’amour courtois des trouvères du nord de France. Nous profiterons de cet article pour faire un large crochet pour vous présenter cette belle formation médiévale, son directeur artistique et le double album dont ce titre est issu.
Concernant la chanson de Blondel de Nesle présentée ici, le thème est clairement inspiré de la lyrique courtoise des troubadours d’oc. Comme nous le disions dans notre article précédent, avec Gace Brûlé et quelques autres trouvères de la même période (Conon de Bethune, le Châtelain de Couci), Blondel de Nesle fait partie de ce mouvement d’artistes du nord de la France qui transposèrent la poésie et le fine amor d’oc en langue d’oil. Comme un certain nombre d’entre eux fréquentèrent la cour de Marie de Champagne, nul doute qu’ils eurent de l’influence sur le petit fils de cette dernière, celui qui allait devenir Thibaut le Chansonnier ou Thibaut de Champagne et qui n’était encore qu’un enfant en ces débuts de XIIIe siècle.
La fine amor en langue d’oil de Blondel de Nesle par L’ensemble séquentia
L’Ensemble Sequentia
Voila encore un bel ensemble spécialisé dans le répertoire médiéval qui s’est formé au sein de la très renommée école suisse Schola Cantorum Basiliensis toute entière dédiée aux musiques anciennes.
Fondé en 1975 par Benjamin Bagby et Barbara Thornton alors étudiants à l’école sus-nommée, Sequentia évolua dans ce cadre, pour se produire pour la première fois professionnellement en 1977. Comme de nombreux ensembles dans le domaine des musiques anciennes, la formation était à géométrie variable. Au fil de son parcours et en fonction des oeuvres abordées, elle a su s’entourer ou s’enrichir de collaborations artistiques externes.
Depuis sa création, il y a plus de quarante ans, l’ensemble a gratifié le monde de la musique ancienne de près de 40 albums dont une dizaine en collaboration avec d’autres formations. Avec un nombre important de récompenses et de prix, il s’est définitivement affirmé comme un des acteurs avec lequel il faut compter quand on s’intéresse de près au répertoire musical du moyen-âge.
Après la disparition prématurée de Barbara Thornton en 1998, Benjamin Bagby s’est retrouvé seul à porter la direction artistique de Sequentia. La formation a ainsi poursuivi son exploration du monde médiéval musical jusqu’à aujourd’hui. Aux dernières nouvelles et dans le courant 2016-2017, elle se produisait toujours sous la forme d’un trio, autour d’un programme dédié aux moines du moyen-âge « chantant des chants profanes et même païens » (« monks singing pagans« , du IXe au XIIe siècle). Du côté des albums et sauf erreur de notre part, le dernier en date est de 2013 mais au vue de l’activité de l’ensemble, il faut s’attendre à en voir sortir de nouveau.
Pour en savoir plus sur Sequentia, le site web très complet est ici. Il est pour l’instant en langue anglaise (sa version française est prévue mais n’est pas encore en ligne). Au delà des informations que vous pourrez y trouver sur l’ensemble médiéval, il est aussi la vitrine des concerts et contributions de son très actif fondateur et directeur artistique Benjamin Bagby dont nous voulons dire un mot de plus ici.
Portrait de Benjamin Bagby, co-fondateur et directeur artistique de Sequentia.
Musicien, harpiste, chanteur baryton et directeur artistique, Benjamin Bagby est un artiste accompli et largement reconnu sur la scène des musiques médiévales et anciennes. Son travail et ses nombreuses contributions dans le domaine ont d’ailleurs été salués par un Rema Early Music Award en 2016.
Enseignement et transmission
Au nombre de ses activités, la transmission par l’enseignement compte au moins autant pour lui que les arts de la scène et le travail de restitution. Il a notamment enseigné longtemps dans le cadre du prestigieux programme sur la pratique des musiques médiévales, proposé par l’Université de Paris Sorbonne. Toujours très actif dans le domaine pédagogique, en 2017 et 2018, il est intervenu et intervient encore dans le cadre de divers ateliers, universités ou institutions en Allemagne, Espagne, Italie, Suisse et aux Etats-Unis, et auprès d’artistes désireux de se spécialiser dans le domaine des musiques et des chants en provenance du moyen-âge.
Ethnomusicologie et passion de la restitution
Sur la partie ethnomusicologie et restitution, on saluera ici l’originalité et la ferveur aussi que peut mettre Benjamin Bagby à explorer des territoires musicaux laissés totalement vierges jusque là. Tout cela bien sûr au moyen d’une étude scrupuleuse et originale des manuscrits. Entre autres exemples, il a été notamment un des rares à avoir proposé, en 2015-2016 et dans le cadre de Sequentia, un programme sur la musique carolingienne des débuts du moyen-âge central et du VIIIe au Xe siècle (« Frankish Phantoms », « Fantômes francs »). Il est également occupé, depuis quelques années, sur un projet autour des « chants ou chansons perdus » (« The Lost Songs Project ») et visant à restituer quelques traditions orales et musicales perdues ou oubliées de l’Europe médiévale : Islande, Irlande, Allemagne, etc…
Dans ce cadre et du point de vue de son actualité personnelle, on notera que depuis quelques temps déjà, il propose sur scène, accompagné de sa seule harpe, un spectacle autour de la légendaire poésie antique Beowulf. Un site web complet a même été dédié à ce spectacle (bagbybeowulf.com) que l’artiste a déjà eu l’occasion de jouer devant les publics les plus variés sur la scène internationale (Etats-Unis, France, Hollande, Russie, …). A suivre de près l’itinéraire de ce grand passionné de musique et de moyen-âge, on comprend mieux la déclaration qu’il fit en 2016, après avoir reçu son Rema Award dans le domaine des musiques anciennes ;
« I want to make voices of the past come to life again. To be recognized for this work is a great honor. »(« Je veux faire revivre les voix du passé. Etre reconnu pour ce travail est un immense honneur ») Benjamin Bagby – Rema Early Music Award 2016
Nul doute qu’il met toute son énergie et son talent à faire de cette volonté une réalité.
Une anthologie des trouvères : chants d’amour courtois des pays de langue d’oïl
L’album auquel nous empruntons la chanson de Blondel de Nesle est issu de la première période de l’Ensemble Sequentia. En réalité, il se présentait dans sa première édition de 1984 sous la forme de trois albums, mais lors de sa réédition en 1987, quelques coupes franches furent faites par rapport à l’édition originale et il fut finalement distribué sous la forme d’un double album.
Comme de nombreuses productions de l’ensemble, il fut distribué par Deustche Harmonia Mundi ce qui explique son titre original allemand : « Trouvères,Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich », retraduit « Trouvères, chansons d’amour courtois des pays de Langues d’Oil », depuis sa réédition française par Sony Music. Si le titre allemand pouvait de prime abord dérouter, il n’y a dans ce double album que des pièces provenant du répertoire médiéval français de la fin du XIIe à la fin du XIIIe siècle (1175/1300) et toutes les chansons qu’on y trouve sont en langue d’oil, comme le titre « Trouvères » le suggérait clairement.
Il contient 43 titres et alterne pièces vocales – rondeau, ballades, motets, chansons de toile et de trouvères – avec des pièces instrumentales datant de la même période. On y retrouvera des pièces de Blondel de Nesle, mais aussi de Gace Brûlé, Conon de Bethune (une seule pour chacun d’entre eux) et en nombre plus conséquent des chansons de Jeannot de L’Escurel, Adam de la Halle, Petrus de Cruce, et encore de nombreuses pièces demeurées anonymes.
Depuis sa première parution, le succès de cette excellente production de l’Ensemble Sequentia a favorisé plusieurs ré-édition et on le trouve toujours disponible en ligne sous forme CDs et même sous forme dématérialisée. Comme toujours, la mise a disposition du format MP3 offre la liberté de pouvoir acquérir des pièces choisies, mais aussi l’avantage de pouvoir en écouter des extraits. A toutes fins utiles, voici le lien vers les deux formats : Trouvères : Chants D’Amour Courtois Des Pays De Lanque D’Oïl
« Onques maiz nus hom ne chanta »
chanson médiévale de Blondel de Nesle
Nous sommes dans le registre de la Fine amor. Le poète se tient dans l’attente d’un signe de la dame que son coeur a élu. Dans le cas précis, il semble que cette dernière ne soit pas déjà prise mais le sentiment n’est pas pour autant réciproque et le trouvère se tient, languissant et plein d’appréhension, espérant qu’elle lui concède son amour.
Il n’y a de meilleur « fine amant » que lui. Il est plus irrité qu’il ne le montre, mais si elle se refuse à lui ou le rejette (occire), jamais elle ne pourra trouver homme qui l’aime autant que lui, aussi qu’elle ait une plus grande pitié de lui qui se tient là, languissant. Elle n’a jamais aimé personne, il ne l’en aime que plus pour cela, mais il prie Dieu que, si c’est le cas, cet amour lui soit réservé.
Son doux visage rieur le plonge dans la confusion. Il n’ose la regarder tant il craint de ne pouvoir ensuite détacher ses yeux d’elle. Elle est si belle qu’on a d’autres choix que de la servir. Elle a encore tant de qualités qu’on ne pourrait les décrire sans en oublier et il ne peut lui que languir en espérant qu’elle lui prête attention et se souvienne de lui.
Onques maiz nus hom ne chanta En la maniere que je chant, Ne ja maiz nus ne chantera, Pluz ait d’ire, a mains de samblant. Et quant ma dame ocis m’avra, Sachiez de voir – a li m’en vant- Que ja maiz nul n’en trouvera, Qui tant l’aint en tout son vivant. Merci deüst avoir pluz grant De moi, qui ci vois languissant.
Biaus sire dex, s’ele aime ja, Dounez que ce soit moi avant, Quar je sai bien c’onques n’ama, Pour c’en est mes cuers pluz en grant. Mout a envis i aprendra, Je m’en vois bien apercevant, Quant ele encore sentu* (de sentir participe passé) n’a Nus des mauz d’amer donc j’ai tant. Ses clers vis* (doux, clair visage), qu’ele a si rïant, Fait le mien mat, triste et pensant.
Li lons delais d’a li parler Me fait souvent taindre* (rougir) et palir. Quant g’i sui, ne l’os esguarder, Tant en dout mes ex* (yeux) a partir ; Tant i aimment le sejorneir Qu’il ne s’en sevent revenir, Ne je ne les en puis tourner Pour chastoier de mieuz couvrir, Quar ce dont on a grant desir Fait bien mesure tressaillir
Tant ait en li a recordeir* (me rappeler, me souvenir) Biauteit por c’on la doit servir : Se tuit cil ki seivent pairleir Voloient ces taiches* (qualités) gehir* (décrire, rapporter), Ne poroient il resconteir Ke en li deüst riens faillir, Fors tant k’il ne l’en veult membreir* (se rappeller) De son home, ne sovenir ; Ainçois me covandrait languir Tant com li vandrait a plaixir.
En vous souhaitant une belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com A la découverte du moyen-âge sous toutes ses formes.