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Le rondeau joyeux d’un amant amoureux par Adam de la Halle

Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère d’Arras,  chant polyphonique, rondeau, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : Bonne amourete me tient gai
Interprète : Ensemble Sequentia
Album: 
Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil (1987)

Bonjour à tous,

ous repartons, aujourd’hui, au XIIIe siècle et dans le nord de France, pour y découvrir un nouveau rondeau courtois d’Adam de la Halle. Ce célèbre trouvère qu’on trouve aussi référencé dans les manuscrits comme le bossu d’Arras, est considéré comme un des derniers trouvères. Il préfigure, en effet, par son œuvre à la fois monodique et polyphonique, les premiers compositeurs du Moyen Âge central et nous a laissé des pièces variées qui sont encore jouées, de nos jours, par les meilleurs ensembles médiévaux.

Un rondeau courtois plein de légèreté

La chanson du jour est un nouveau rondeau polyphonique courtois. On y trouvera le poète tout en joie d’être en amour et d’avoir trouvé une compagne. La pièce est courte, rondeau oblige, et bien qu’elle soit dans la vieille langue d’Oïl d’Adam de la Halle quelquefois un peu ardue, sa compréhension ne pose guère de difficultés.

La chanson Bonne Amourette d'Adam de la Halle dans le Chansonnier médiéval W ou MS Français 25566.

Pour ce qui est des sources manuscrites, nous avons choisi de vous présenter ce rondeau courtois tel qu’on le trouve dans le manuscrit médiéval Français 25566 de la BnF, connu également sous le nom de chansonnier français W. Sur plus de 280 feuillets, cet ouvrage originaire d’Arras et daté du XIVe siècle contient un grand nombre de pièces, entre chansons notées et pièces littéraires d’auteurs divers. Vous pouvez le consulter, à tout moment, sur le site Gallica.fr.

Les grands trouvères des XIIIe et XIVe siècles
par l’ensemble Sequentia

Bonne Amourette d’Adam de la Halle, par l’ensemble Sequentia

Une fois de plus, nous avons choisi, pour l’interprétation musicale de ce rondeau, l’incontournable double-album « Trouvères, Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich (Trouvères : chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil) de l’Ensemble médiéval Sequentia, sous la houlette de Benjamin Bagby et de Barbara Thornton.

Le double-album Trouvères de l'ensemble médiéval Sequentia.

Enregistré en 1982 et sorti au format CD en 1987, ce double opus et ses 43 pièces continuent de faire référence en matière de musique médiévale des XIIIe et XIVe siècles. Comme nous lui avions déjà dédié un long article, nous vous invitons à vous y reporter pour en savoir plus sur cette anthologie musicale.

Bien qu’il ait été réédité chez Sony en 2009, ce double-album peut s’avérer un peu difficile à trouver. Pour le débusquer, quelques recherches seront donc à prévoir chez votre disquaire préféré. En ligne, il est disponible sur un certain nombre de plateformes, au format MP3. Voici un lien utile pour plus d’informations.

Musiciens & artistes ayant participé à cet album

Barbara Thornton (voix, chifonie), Benjamin Bagby (voix, harpe, organetto), Margriet Tindemans (violon, psaltérion), Jill Feldman (voix), Guillemette Laurens (voix), Candace Smith (voix), Josep Benet (voix), Wendy Gillespie (violon, luth).

Les partitions anciennes et modernes de la chanson médiévale "Bonne amourette" du trouvère Adam de la Halle.

Bonne amourete me tient gai
dans le vieux français d’Adam de la Halle

Bonne amourete
Me tient gai ;
Ma compaignete
* ;
Bonne amourete,
Ma cançonnete
Vous dirai.
Bonne amourete
Me tient gai.

*compaignete : petite compagne


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Quand Eustache Deschamps dénonçait l’ascendant des financiers sur la société médiévale

Ballade Médiévale Eustache Deschamps

Sujet  : poésie médiévale, auteur médiéval,  moyen-français, manuscrit ancien, poésie, ballade, finance, monnayeurs, banquiers, poésie morale, poésie politique, poésie satirique, satire, convoitise.
Période  : Moyen Âge tardif,  XIVe siècle.
Auteur :  Eustache Deschamps  (1346-1406)
Titre  :  «Nul n’a estat que sur fait de finance.»
Ouvrage  :  Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, T1   Prosper Tarbé (1849).

Bonjour à tous,

os aventures du jour nous entraînent à la découverte d’une nouvelle poésie satirique, signée de la plume d’Eustache Deschamps. Nous sommes donc au Moyen Âge tardif et au XIVe siècle et il y sera question de convoitise, d’appétit d’argent et d’invasion des financiers dans toutes les sphères du pouvoir et de la société.

Les financiers dans les rouages du pouvoir

En suivant le fil des ballades satiriques et politiques d’Eustache Deschamps, le poète médiéval revient, ici, sur le thème du pouvoir, de l’argent et de la convoitise. Il y fait le constat amer d’une certaine éducation et légitimité en recul, celle des clercs lettrés. Les voilà, en effet, rendus sans pouvoir et sans plus d’influence, au profit d’un art qu’il considère comme le « moindre de tous », mais aussi le moins vertueux et le moins sage : celui de la finance.

Nous ne sommes qu’au XIVe siècle et, pourtant, à l’entendre, toutes les portes s’ouvrent déjà devant ceux qui ont fait de la gestion de l’argent, leur profession. Si Eustache critique le pouvoir donné à ceux qui comptent, produisent et manient les écus, en dernier ressort, ce sont bien les princes qu’il vise, ici, car ce sont bien eux qui se prêtent au jeu de la convoitise et privilégient, non sans intérêt, cet entourage plutôt que celui de clercs plus instruits et lettrés.

La Ballade sur les financiers d'Eustache Deschamps illustrée.

L’obsession de la finance soulignée par Eustache

En bon moraliste chrétien, ce n’est pas la première fois qu’Eustache Deschamps pointera du doigt l’emprise de la finance et de la convoitise sur la société de son temps. Le thème reviendra, en effet, à plusieurs reprises dans son œuvre abondante. En voici un exemple assez proche de la ballade du jour :

Conseillez moi – De quoi ? – D’avoir chevance,
Et des .VII. ars lequel puet plus valoir
Pour le present, et tost avoir finance.
Tresvoluntiers je te faiz assavoir
Qu’Arismetique est de moult grant pouoir,
Tous les .VII. ars en puissance surmonte
Elle enrrichist, elle giette, elle compte,
Finance fait venir de mainte gent;
Nulz n’a estat se bien ne scet que monte
Compter, getter et mannier.


Gramaire est rien; Logique ne s’avance;
Rethorique ne puet richesce avoir
Astronomi n’ont estat ne puissance;
Geometrie se fait pou apparoir,
Et Musique n’a au jour d’ui vray hoir.
De ces .VI. ars aprandre a chascun honte;
Mais qui assiet sur finance et remonte,
Qui scet doubler et tierçoier souvent
C’est le meilleur apran ton cuer et dompte
Compter, getter et mannier argent.


Ballade CCC, Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, T2,
Marquis de Queux de Saint-Hilaire (1858)

On retrouvera, encore, chez l’auteur médiéval de nombreuses poésies dénonçant les effets directs de cette convoitise des princes et des puissants sur les misères du peuple. A ce sujet, on pourra se reporter, par exemple, à la ballade Nul ne tend qu’à remplir son sac ou encore à son chant royal Méfiez-vous des barbiers et sa critique acerbe des abus financiers de la couronne.

Au XVe siècle, quelque temps après Eustache, on pourra retrouver un peu de l’esprit de sa ballade du jour dans le dit des pourquoi d’Henri Baude. Ce dernier y opposera, en effet, à son tour, les sages lettrés aux compteurs d’écus, en dénonçant l’ascendant de ces derniers sur la société et sur le pouvoir.

Aux sources manuscrites de cette ballade

La ballade d'Eustache Deschamps dans le manuscrit médiéval MS Français 840 de la BnF.
La ballade d’Eustache dans le MS Français 840 de la BnF

Une nouvelle fois, c’est dans le manuscrit médiéval Français 840 que vous pourrez retrouver cette poésie d’Eustache Deschamps. Cet ouvrage, daté du XVe siècle, est tout entier dédié à son œuvre très fournie. Conservé au département des manuscrits de la BnF, il est disponible à la libre consultation sur le site Gallica.fr.

Pour la transcription en graphie moderne, nous nous sommes appuyés sur le Tome 1 des Œuvres  inédites d’Eustache Deschamps, par Prosper Tarbé (1849), mais vous pourrez également retrouver cette Ballade dans les œuvres complètes d’Eustache par le marquis de Queux de Saint-Hilaire.


Ballade sur les financiers
dans le moyen français d’Eustache Deschamps

Le moyen français d’Eustache Deschamps n’est pas toujours très simple à saisir. Aussi, pour vous y aider, nous vous fournissons, à l’habitude, quelques clés de vocabulaire.

De tous les VII ars qui sont libéraulx
Lequel est plus aujourd’ui en usaige ?
Cellui de tout qui mendres
(le moindre) est entre aulx (eux),
Et qui moins tient de vertu et de saige
(sage):
C’est de compter et détenir or en caige,
De convoitier, et de faire démonstrance
D’argent trouver. Est ce beau vassellaige
(prouesse)?
Nulz n’a estat
(condition, stature) que seur fait (activité, action) de finance.

Un receveur, un changeur, s’il est caux
(rusé),
Un monnoier, ceulz sont en haulte caige
(demeure) :
Et les claime on seigneurs et généraulx
(des finances).
Et c’est bien drois
(juste) ; grans est leur héritaige.
L’or et l’argent passent par leur passaige :
Villes, chateaulx ferment
(assujettir) par leur puissance.
Aux clercs lettrez, vault petit leur langaige;
Nul n’a estat que sur fait de finance.

Petit puelent
aux autres (ils peuvent peu comparés aux autres) : c’est deffaulx
D’entendement, de congnoissance, n’age
Qui ne congnoist des vaillans
(des braves, des valeureux) les travaulx
Ni des expers le sens et le couraige.
Convoitise gouverne, qui enraige
D’argent tirer, qui les bons desavance
(repousse, font reculer),
Et fait à tous sçavoir par son messaige :
Nulz n’a estat que sur fait de finance.

L’Envoy.


Prince, pou (peu) vault estre homme de parage (noble, bien né),
Saiges, prodoms, n’avoir grant diligence :
Pour le jour d’ui vault trop pou vaisselaige
(fait d’armes, bravoure) :
Nulz n’a estat que sur fait de finance.


Si le Moyen Âge d’Eustache Deschamps est sans commune mesure avec la financiarisation du monde actuelle, à la lecture de cette ballade, il est tout de même intéressant de noter que le problème d’une société qui valorise, à tout crin, la convoitise, la spéculation et les activités financières est moins récent qu’il n’y paraît.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : concernant les illustrations de cet article, elles sont tirées d’une fresque murale du Moyen Âge tardif. Elle est l’œuvre du peintre toscan Niccolo di Pietro Gerini (1368-1415) et on peut la trouver en la chapelle Migliorati de l’église San Francesco de Prato, en Italie.

Une Bonne & Heureuse année 2023

Bonjour à tous,

ous tenions à vous souhaiter, ainsi qu’à vos proches, nos meilleurs vœux pour 2023, avec beaucoup de santé, de bonheur, de joie mais aussi de la réussite dans vos projets.

En cette nouvelle année, nous voulons aussi former le vœu que revienne la paix en Ukraine et que les appétits des empires impliqués cessent de nous entraîner vers une issue aussi incertaine que dangereuse. Même si ce conflit couvait déjà depuis longtemps, voilà déjà presque un an qu’il s’est déclaré de manière ouverte, en prenant directement en otage les populations locales, mais aussi celles de toute l’Europe et au delà. Après 11 mois d’opération militaire et d’escalade, il faut désormais souhaiter que les parties en présence comme celles qui, à courte ou à plus large distance, continuent d’alimenter ce brasier et de l’envenimer pour des raisons géopolitiques peu claires, se rendent à la raison et recherchent un terrain favorable de négociation.

cartes de vœux 2023 avec enluminures de manuscrit médiéval : danse et légendes arthuriennes, tiré du Lancelot en Prose de Robert de Boron

L’enluminure de cette carte de vœux

L’enluminure médiévale que nous avons choisie pour la carte de cette année est de circonstance. Elle est tirée des légendes arthuriennes et, provient, plus particulièrement, du Lancelot en Prose de Robert de Boron ou manuscrit Français 115. Daté du moyen-âge tardif (fin XVe siècle), cet ouvrage médiéval actuellement conservé au département des manuscrits de la BnF peut être consulté en ligne sur Gallica.

Pour dire un mot du contexte de cette enluminure : dance cet ouvrage de Boron, au cours de ses mésaventures, Lancelot est entraîné au cœur d’une danse magique dans une forêt enchantée. Il s’agit d’une carole enchantée ourdie par le roi Ban et dans laquelle ce dernier a fait piéger une dame qui lui plaisait afin qu’elle ne puisse jamais en sortir. Du fait de ce même sort, tous les protagonistes s’approchant du lieu sont aussitôt entraînés dans la ronde sans pouvoir se contrôler. Lancelot y succombera à son tour, mais il parviendra tout de même à s’en libérer grâce à une couronne d’or qu’une demoiselle lui suggèrera de porter. Finalement, en acceptant de le faire, le chevalier du lac parviendra à rompre le charme et à libérer l’assistance de la carole ensorcelée.

En 2023, à l’image de cette danse tragique dans laquelle les pieds de Lancelot et d’autres encore se trouvèrent entraînés, il nous faut trouver, le plus rapidement possible, le moyen de rompre le sortilège afin de revenir à la paix et mettre fin à cette escalade belliqueuse et macabre.

Encore une bonne année à tous.

Fred
pour moyenagepassion.com
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L’Exemple XXIII du comte Lucanor : de ce que font les fourmis pour vivre

Sujet : auteur médiéval, conte moral, Espagne médiévale, littérature médiévale, valeurs chevaleresques, Europe médiévale, oisiveté, code de conduite, mentalités médiévales
Période  : Moyen Âge central ( XIVe siècle)
Auteur  :   Don Juan Manuel (1282-1348)
Ouvrage : Le comte Lucanor traduit par  Adolphe-Louis de Puibusque (1854)

Bonjour à tous,

ans l’Espagne des XIIIe et XIVe siècles, Don Juan Manuel est une figure marquante, au destin digne d’un personnage du Trône de Fer. D’abord, il est de sang royal par son père, Manuel de Castilla, frère d’ Alphonse X le sage et dernier des fils de Fernando III de Castille. Ensuite, Don Juan Manuel est un stratège, doublé d’un grand combattant, Sa carrière est constellée de hauts faits et on le vit guerroyer dès son plus jeune âge.

Du point de vue nobiliaire, ses titres sont tout aussi impressionnants : Duc et Prince de Villena, Seigneur d’Escalona , de Peñafiel , de Cartagena et de plus de 7 autres localités. Il a également servi comme majordome sous Ferdinand IV et sous Alphonse XI dont il fut même le tuteur. Plus tard, des complots s’ourdiront entre ce dernier devenu jeune souverain et Don Juan Manuel. Les tensions entre les deux hommes dureront pendant de longues décennies. On y trouvera tous les ingrédients d’un roman d’aventure : princesse captive (sa propre fille), pièges et tentatives d’assassinat, mensonges, trahisons, conseillers perfides,… A ce sujet, nous vous invitons à consulter notre biographie détaillée de Don Juan Manuel.

Un auteur et un lettré

Don Juan Manuel n’est pas seulement un grand seigneur de guerre et il n’est pas de la même branche familiale qu’Alphonse X le savant pour rien. Lettré et cultivé, il sut démontrer ses talents de plume à de nombreuses occasions : livre de chasse, livre du chevalier et de l’écuyer, livres des états, … D’entre tous ses écrits, celui qui a résisté le mieux à la postérité auprès du public est aussi le plus accessible. Il s’agit de l’ouvrage : Le comte Lucanor.

Le principe en est simple : seigneur et noble lui-même, le comte Lucanor, sorte de double littéraire de Don Juan Manuel, se pose des questions à tout propos : gouvernance, morale, stratégie, alliance, amitié, conduite de vie, etc… Pour l’éclairer, il peut compter, à chaque fois, sur son proche conseiller Patronio qu’il ne manque jamais de questionner. Sollicité par le noble, ce dernier use de métaphores, de paraboles et d’exemples pour guider, du mieux qu’il le peut, son seigneur ; ce dernier finit toujours par se ranger aux arguments du sage Patronio et cela donne lieu à une morale en vers à la fin de chaque conte.

De nos jours, cet ouvrage médiéval est encore lu et diffusé en Espagne et dans les pays de langue espagnole et ce, à l’attention de tout public. De notre côté, sur moyenagepassion, nous œuvrons modestement à mieux le faire connaître aux passionnés de littérature médiévale francophones en publiant, de temps à autre, quelques-uns de ces contes moraux. L’exercice permet de mieux appréhender les mentalités de l’Espagne médiévale autant que de faire certains liens entre les différentes cultures de l’Europe du Moyen Âge. Pour la traduction française, pour une fois elle n’est pas de notre fait. Nous nous appuyons sur les travaux d’un homme de lettres du XIXe siècle, auteur et spécialiste de littérature espagnole  Adolphe-Louis de Puibusque. Il existe des traductions plus récentes du Comte Lucanor mais nous nous servons aussi des sources anciennes et plus récentes en Espagnol pour comparer la version française de Puibusque (datée de 1854). Pour l’instant, nous nous en contentons.

Sources manuscrites et conte du jour

Le comte Lucanor, manuscrit médiéval du XVe siècle, Bibliothèque d'Espagne.

Aujourd’hui, le conte que nous vous proposons est l’Exemple XXIII du comte Lucanor. Il nous entraînera dans une parabole et une leçon sur les dangers de rester oisifs, en dilapidant ses avoirs. Comme il y sera question de fourmis industrieuses, ce texte ne manquera pas de rappeler à certains d’entre vous les fables de Jean de La Fontaine, ou plus près du Moyen Âge celles de Marie de France. Au début du XIIIe siècle et, près de cent ans avant Don Juan Manuel, cette dernière rendait déjà hommage, en effet, avec son Grillon et sa fourmi (D’un Gresillon e d’un Fromi) à la sauterelle et la fourmi du vieil Esope.

« El Conde Lucanor » est connu à travers diverses sources manuscrites anciennes. Cinq en tout. Sur l’image ci-contre, vous pourrez retrouver le feuillet correspondant à l’Exemple du jour dans le manuscrit Mss. 4236 de la Bibliothèque Nationale d’Espagne. Ce manuscrit médiéval, daté de la fin du XVe siècle, est consultable sur le site de la Bibliothèque virtuelle Miguel Cervantes. Sur le feuillet, on peut voir apparaître la fin du conte XXII que nous avions déjà étudié, par ailleurs, et sa morale (voir Amitié contre mauvais conseillers, l’exemple XXII du Comte Lucanor). Au passage, c’est le même feuillet que nous avons utilisée sur l’image en-tête d’article, en arrière plan de la fourmi.

Exemple XXIII, « de ce que font les fourmis… »
du Comte Lucanor de Don Juan Manuel

Le comte Lucanor s’entretenait un jour avec son conseiller : « Patronio, lui dit-il, grâce à Dieu je suis passablement riche : aussi, de plusieurs côtés, on m’invite à me donner du temps : « Puisque vous le pouvez, me répète-t-on sans cesse, ne pensez qu’à mener joyeuse vie, buvez, mangez, dormez, amusez-vous tout à votre aise ; qu’avez-vous à craindre ? N’êtes-vous pas toujours sûr de laisser à vos enfants un bel héritage ? » En vérité, cela me sourit beaucoup ; avant, toutefois, de suivre le conseil qu’on me donne, je veux avoir votre avis.

— Seigneur comte, répondit Patronio, c’est une douce chose très certainement que l’oisiveté et le plaisir, mais souffrez que je vous fasse connaître toutes les peines que prend la fourmi pour assurer sa subsistance et vous saurez ensuite ce que vous devez faire.
— Volontiers, dit le comte et Patronio poursuivit ainsi :
— Quand on considère combien la fourmi est chétive, on ne se douterait pas qu’il pût loger une grande prévoyance dans une si petite tête, et pourtant voyez : dès que le temps de la moisson arrive, cette ménagère diligente se rend aux aires, en rapporte autant de grains qu’elle peut en traîner et les emmagasine. Ce n’est pas tout : la première fois qu’il pleut, le blé est mis dehors ; on dit que c’est pour qu’il sèche, mais c’est là une erreur que repousse le bon sens : s’il fallait exposer ainsi le froment chaque fois qu’il est mouillé, le pauvre insecte aurait une rude besogne, et d’ailleurs où pourrait-il le faire sécher ? Le soleil luit rarement pendant l’hiver. Un autre motif explique la conduite de la fourmi : après avoir déposé dans ses greniers tout le blé qu’elle a ramassé et avoir grossi ses approvisionnements autant qu’il lui est possible, elle profite de la première pluie pour sortir une partie de son blé, parce que s’il germait dans l’intérieur de la fourmilière, il se gâterait, et pourrait même l’étouffer au lieu de la nourrir ; les grains mis dehors ne sont pas perdus, la fourmi mange ceux qui sont sains, et attend, pour faire usage des autres, qu’ils aient cessé de germer, car cette fermentation n’a qu’un temps limité, et il n’y a plus rien à craindre ensuite.

La fourmi pousse la prévoyance encore plus loin ; lors même qu’elle a des provisions suffisantes, elle ne manque pas, chaque fois qu’il fait beau, de charrier tout ce qu’elle rencontre, soit de peur de n’avoir pas assez, soit pour ne pas rester oisive ou pour ne rien perdre des dons du bon Dieu. Et vous seigneur comte Lucanor, que cet exemple vous instruise ! Quoi ! Une si frêle créature que la fourmi montre tant de prudence, tant d’activité, tant d’économie, uniquement pour pourvoir à ses propres besoins, et un seigneur tel que vous, maître d’un grand Etat et chargé de gouverner tant de monde, ne songerait qu’à manger son bien ! Je dis manger, et c’est le mot, car, soyez-en convaincu, on a beau être riche, un trésor ne dure guère lorsqu’on dépense chaque jour sans amasser jamais. Et d’ailleurs ne serait-il pas honteux de vivre dans la dissipation et dans la fainéantise ! Pour moi, je n’ai qu’un conseil à vous donner et le voici : prenez du repos et amusez-vous, si tel est votre bon plaisir, vous en avez le droit et le pouvoir, mais que ce ne soit aux dépens, ni de votre honneur, ni de votre état, ni de votre bien. Quelques que soient vos richesses, vous n’en aurez jamais trop si vous saisissez toutes les occasions qui pourront s’offrir d’ajouter à l’éclat de votre renommée et au bonheur de vos vassaux. »

Le comte Lucanor goûta beaucoup le conseil. Il le suivit et s’en trouva bien. Don Juan, estimant aussi que l’exemple était bon à retenir, le fit écrire dans ce livre et composa deux vers qui disent ceci :

« Ne dissipe jamais ce que le ciel te donne,
Vis, quel que soit ton bien, en honnête personne. »


A propos de la morale et de sa traduction

Comme nous l’avons vu à l’occasion de nos articles précédents, concernant la traduction du XIXe siècle, son auteur prend, parfois, quelques libertés, en particulier sur les morales versifiées qui interviennent toujours à la fin des contes de Don Juan Manuel. On ne peut guère lui en vouloir. Il n’en contredit pas nécessairement l’esprit, mais il prend souvent plus de libertés d’adaptation à ce niveau là que pour le reste de ses traductions, assez fidèles par ailleurs. Pour cet exemple XXIII, en allant chercher dans les versions originales du Comte Lucanor, dans l’espagnol ancien de son auteur, on trouve la morale suivante :

« Non comas sienpre lo que as ganado;
bive tal vida que mueras onrado. »


Autrement dit :
Ne mange jamais tout de que tu as gagné
Vis de telle façon, que tu meures honoré »

Les versions espagnoles récentes nous donnent cette traduction, également, assez proche de l’original :

No comas siempre de lo ganado
Pues en penuria no moriras honrado.

Ne mange jamais tout ce que tu as gagné
Sans quoi dans la difficulté, tu ne mourras pas honoré
.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.