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« Je Sui Aussi… », courtoisie et sentiment amoureux au temps de Guillaume de Machaut

Sujet  : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade.
Titre  : «Je sui aussi com cils qui est ravis»
Auteur  :  Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période  : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprète   :  Duo Misericordia
Album  : Passion, Pestilence & polyphony  (2006), Ed Magnitude.

Bonjour à tous,

n route pour le XIVe siècle, en compagnie du maître de musique Guillaume de Machaut (Machault). Nous le retrouvons ici dans une nouvelle pièce sentimentale et courtoise. Pour la mise en musique, nous avons choisi la version du duo médiéval Misericordia, ce qui nous fournira l’occasion de vous le présenter.

Amour, éloignement, douleur et langueur

Cette ballade polyphonique médiévale de Guillaume de Machaut a pour titre «Je sui aussi com cils qui est ravis» et reprend en partie les codes de la lyrique courtoise. Le poète s’y dépeint dans la posture de l’amant désemparé. Consumé par son amour, il brûle et ne tient plus en place. Bien incapable d’ôter de son esprit l’objet de son désir, il souffre dans la distance comme dans la proximité. Et ce seul refuge qu’est devenue sa pensée en la dame de ses désirs est aussi ce qui le torture et le rend presque étranger à lui-même.

Aux sources manuscrites de cette chanson

Chanson et musique médiévale avec partition de Guillaume de Machaut : je suis aussi comme cils

Du point de vue des sources médiévales et historiques, on pourra, retrouver cette ballade de Guillaume de Machaut et sa notation musicale dans le manuscrit médiéval Français 1586 dont nous avons déjà abondamment parlé. Contemporain de l’auteur-compositeur, cet ouvrage est à remarquer particulièrement parce qu’il est l’un des plus ancien répertoriés de ses œuvres. On suppose même que le maître de musique a pu y être directement associé de son vivant. La BnF a digitalisé ce très beau manuscrit médiéval et l’a mis à disposition du public. Vous pouvez donc le consulter sur Gallica.

La version de cette ballade par la formation Misericordia

Misericordia : musiques anciennes et médiévales mâtinées de folk et d’improvisation

L'ensemble de musique Duo Miséricordia

Misericordia est un duo anglais fondé aux débuts des années 1990 par Anne Marie Summers et Stephen Tyler. Depuis sa formation, cet ensemble s’est employé à faire revivre les musiques anciennes et médiévales, tout en s’autorisant des emprunts et enrichissements du côté de musiques plus folks et traditionnelles. Avec un terrain d’inspiration qui puise largement dans l’Europe du Moyen Âge, Misericordia s’est également fait remarquer pour son goût particulier de l’improvisation. Ces deux musiciens et artistes sont aussi multi-instrumentistes et ils font appel à de nombreux instruments anciens : cornemuses, vielle à roue, chalemie, flûtes, harpe, luth oriental, percussions diverses…

La discographie de Misericordia

Côté programme et enregistrement, l’ensemble a laissé à la postérité autour de 5 albums. Le duo fondateur y fait appel à divers invités et collaborations pour compléter ses orchestrations. Pour en faire un tour rapide du point de vue thématique, on trouvera des pièces du XIIIe siècle français avec l’album Robin M’aime. On pourra encore citer The olde Daunce, un album instrumental dédié aux danses médiévales et anciennes, Tempus Est Iocundum qui s’étire du côté du Codex Buranus et un premier album précoce Medieval Instrumental Music. La discographie de Misericordia s’étale de 1993 à 2006. Après cela, l’activité du duo semble un peu passée sous les radars. L’ensemble n’est du reste pas présent sur les réseaux et son site web a disparu.

L’album « Passion, Pestilence et Polyphony« 

Album de musique médiévale du Duo Misericordia sur Guillaume de Machaut

L’album Passion, Pestilence & polyphony est paru en 2006. A son occasion, les deux duettistes s’étaient entourés de la collaboration de Helen Barber et Terry Mann. L’ambition de cette production était d’être une incursion dans les musiques et chansons d’un XIVe siècle présenté comme « Dark and troubled ». à l’écouter, cette « pestilence » n’est pourtant pas ce qui saute le plus aux yeux. L’ensemble Misericordia y explore le répertoire qui passe par l’Italie, la France et encore l’Angleterre médiévale et offre 17 pièces assez variées. La polyphonie y tient un place majeure et Guillaume de Machaut y est plutôt à l’honneur avec entre autres pièces : douce dame jolie, je suis aussi, puisqu’en oubli, J’aime sans penser, Donnez Signeurs … Il côtoie aussi sur l’album Francesco Landini et d’autres auteurs, ainsi que des pièces instrumentales (trottos et istampittas). Misericordia ne faillit pas, ici à sa réputation puisqu’on retrouve, par endroits, leur goût de l’improvisation.

Cet album peut encore être trouvé à la distribution sous forme CD. En ligne, on trouve également sa version dématérialisée : Passion, Pestilence and Polyphony

Artistes ayant participé à cet album

Anne Marie Summers (cornemuse, voix, flûte à bec, vielle à roue, harpe) – Steve Tyler ( vielle à roue, harpe gothique, citole, dulcimer) – Helen Barber (voix) – Terry Mann (voix, percussions, davul, darabouka, riqq, …)


« Je suis aussi… » de Guillaume de Machaut
Paroles en moyen-français & traduction

Je sui aussi com cils qui est ravis,
Qui n’a vertu, sens ne entendement,
Car je ne suis a nulle riens pensis,
Jour ne demi, temps heure ne moment,
Fors seulement a m’amour
Et sans partir en ce pencer demour
Soit contre moy ; soit pour moy, tout oubli fors
Li qu’aim mieus cent mille fois que mi.

Je suis aussi comme celui qui est en extase (1)
Qui n’a ni vertu, ni raison, ni entendement,
Car je suis incapable de penser à rien,
ni un Jour, ni la moitié d’un, en aucune saison, heure, ni moment
A rien d’autre qu’à mon amour.
Et sans m’en séparer, je demeure en cette pensée
Soit contre moi, soit pour moi, j’oublie tout sauf
Que je l’aime cent mille fois plus que moi.

Quant je la voy, mes cuers est si espris
Qu’il art et frit si amoureusement
Qu’a ma manière appert et a mon vis;
Et quant loing sui de son viaire gent,
Je languis à grant dolour:
Tant ay désir de veoir sa valour.
Riens ne me plaist; tout fui, tout ay guerpi
Fors li qu’aim mieus cent mille fois que mi.

Quand je la vois, mon cœur est tant épris
Qu’il brûle et frissonne si amoureusement
Que cela se voit sur ma conduite et mon visage
Et quand je suis loin de son gentil visage
Je languis à grande douleur
Tant j’ai le désir de voir ses vertus
(d’être sa présence de)
Rien ne me va, je fuis tout, je rejette tout,
Sauf elle que m’aime cent mille fois plus que moi.

Einsi lonteins et pres langui toudis,
Dont changiés sui et muez tellement
Que je me doubt que n’en soie enhaïs
De meinte gent et de li proprement.
Et c’est toute ma paour;
Car je n’i sçay moien, voie ne tour,
Ne riens n’i puet valoir n’aidier aussi
Fors li qu’aim mieus cent mille fois que mi.

Ainsi, lointain ou proche, je languis toujours,
Ce qui m’a changé
(fig perdre la tête) et transformé grandement
De sorte que je ne doute pas que j’en sois haï
De maintes gens et d’elle aussi;
Et c’est ma grande crainte;
Car je ne connais ni le moyen, ni ne voit de tour (
de façon)
Ni rien qui puisse venir à mon secours,
Sauf elle que m’aime cent fois plus que moi.

(1) dictionnaire Godefroy court : « pris de rage » – Littré : moderne, Malherbe : « saisi d’un transport qui absorbe toutes les facultés de l’âme« 


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : l’enluminure utilisée pour l’image en-tête d’article est tirée du même manuscrit français 1586. Elle fait même l’ouverture de l’ouvrage qui débute par la pièce le Temps pascour ou Le jugement du roi de Bohème (dit Jugement du roi de Behaigne) de Guillaume de Machaut.

Faire reculer la mort : vocation médicale et questions liées à l’exercice de la médécine

Bonjour à tous,

ans la foulée de notre article précédent (idées pour tromper le temps en août), la deuxième chose que nous voulions mentionner ici est aussi liée, ç sa manière au contexte actuel en relation au roman « Frères devant dieu et la tentation de l’alchimiste« . C’est une coïncidence assez étrange mais dans cet ouvrage ayant pour toile de fond le Moyen Âge, et paru quelques mois avant l’arrivée de la Covid, nous traitions, entre autres sujets, de médecine médiévale et de questions liées à cette vocation.

« Ceux qu’on désespérait de guérir »

Depuis son origine, la pratique médicale s’est donnée pour objectif de prévenir, soulager, mais aussi de faire reculer la maladie et, autant que faire se peut, la mort. Jusqu’où devait-elle le faire et où le médecin devait-il fixer la limite ? On peut supposer que le peu de moyens des médecines anciennes évitait, bien des fois, de se poser la question. Pourtant, si la nature mettait souvent le pratiquant face à l’inconnu ou devant le fait accompli, cette question de « l’acharnement thérapeutique » semble bien avoir accompagné les tous premiers médecins. En suivant certains vieux textes de l’antiquité et hippocratiques, le médecin prudent pouvait être tenté de s’écarter bien vite de celui qu’il ne pouvait soigner, de crainte qu’on l’accuse, plus tard, de l’avoir conduit à leur perte. Mais d’autres sources l’enjoignaient, au contraire, au dépassement et à l’opposition contre le sort et la nature même (1).

Cette dernière idée était, en tout cas, présente au début du Moyen Âge central et Avicenne l’exprimait déjà de manière un peu abrupte en écrivant : « Certains avaient pensé qu’il fallait tuer ceux qu’on désespérait de guérir. » Le médecin face à sa vocation autant qu’à son impuissance, vaste sujet. Cette citation donne la mesure de cette problématique et d’une pratique médicale qui peut, quelquefois, glisser au point de devenir obsessionnelle.

Toute proportion gardée, les questions de l’acharnement et des limites dans l’exercice médical étaient donc déjà là, dès l’aube de la médecine et, a fortiori, au Moyen Âge. Elles se sont posées, de manière plus aigue encore, au fur et à mesure, de l’avancée de la médecine moderne et bien que transposées sur le plan collectif et politique, on ne peut tout à fait les abstraire de la toile de fond qui préside à la crise sanitaire actuelle.

Dans la fiction « Frères devant Dieu ou la tentation de l’Alchimiste« , vous trouverez justement un médecin médiéval en prise avec un mal mystérieux et face à ce questionnement. Jusqu’où aller pour exercer son don de médecine sans prendre le risque de s’égarer soi-même ? Où doit s’arrêter la science ? Où commence la vanité ? Au Moyen Âge, le médecin et son patient s’inscrivent aussi dans une relation triangulaire puisque la vie comme la mort demeure, en premier et en dernier ressort, dans les mains de Dieu.


Où trouver ce roman d’aventure médiévale ?

Vous pouvez retrouver cette fiction médiévale qui a pour toile de fond le XIVe siècle, aux adresses suivantes.

icone_livre

 Format papier.  – 18,90 €uros chez Amazon ou chez  Librinova.fr

icone_epub

Format  Ebook, Epub ou Mobi
Dans toutes les plus grandes librairies en ligne, à partir du 8 août 2021, Opération Spéciale Eté à 2,99 €uros

Cliquez sur les liens pour plus d’informations : Amazon  –   Cultura –  Decitre  –   Kobo –  Bayard –  Paris Librairies – Sciences po –   Forum du Livre –  La Buissonnière 

Quelques retours de lecteurs

Livre, fiction médiévale de Fréderic Effe

« Philosophie , médecine, religion, croyances et vie médiévale font de ce roman un agréable moment de lecture. le narrateur est soit omniscient, soit ce sont les personnages tour à tour et c’est ce qui permet d’impliquer le lecteur encore plus dans l’histoire. J’aime beaucoup les romans historiques et celui ci m’a beaucoup plu. » Isabelle sur Netgalley.

« J’ai adoré ce roman. Très beau voyage dans ces temps reculés. Personnage vraiment attachant ce Geoffroy ! C’est une lecture que je conseille vivement ! » Pascale Lainé  – Maquettes médiévales

« Je viens de terminer la lecture de Frères devant Dieu ou la tentation de l’Alchimiste. Je voudrais vous adresser mes compliments. Votre roman m’a passionnée !!!  » Marianne – Scénariste

« Le Moyen Age reste tout de même toujours dans mon cœur et m’accompagne dans mes quelques temps de loisirs grâce à la lecture d’un livre que j’aime beaucoup et qui aborde des sujets sensibles pour  Conscience Médiévale comme l’Alchimie et la médecine au Moyen Age. Une lecture prenante, facile et très agréable, je vous la recommande !  Merci à l’auteur de Moyen-âge Passion qui est aussi l’auteur de ce livre, pour ce bon moment de lecture ! »
Blog Conscience Médiévale

« Frédéric Effe, l’architecte du site @moyenagepassion, vient de publier un chouette roman racontant l’histoire de deux frères, un médecin et un troubadour, confrontés à une obscure affaire de sorcellerie dans une seigneurie du XIIIe siècle… Avec plein de vrai Moyen Âge dedans! » Florian Besson – Historien-médiéviste, blog Actuel MoyenAge

« J’ai terminé Frères devant Dieu et l’histoire m’a longtemps habitée. Dès le départ et tout au long du livre, j’ai été impressionnée par les descriptions si vivantes des lieux, les ambiances, la psychologie des personnages, les discussions, les idées qui s’opposaient, et la quantité de détails documentés sur le Moyen Âge. Au départ tout cela m’a rappelé — avec plaisir Le Nom de la Rose. Et puis l’intrigue a pris une tournure tout à fait originale. (…) Merci pour ce beau roman. »
Michelle Galles – Réalisatrice – A la Recherche de Vaubeton


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com.
A la découverte du Monde médiéval sous toutes ses formes.

(1) voir Le Médecin du Prince: Voyage à travers les cultures, Anne Marie Moulin -Odile Jacob 2010

Les grandes dames de la guerre de cent ans (4) : Les illusions perdues de Valentine Visconti, duchesse d’Orléans

Enluminure médiévale de Valentine Visconti

Sujet : guerre de cent ans, destin, femmes, monde médiéval, saga historique, roman, Louis d’Orleans, Charles VI. Valentine de Milan, histoire médiévale.
Période : XVe siècle, Moyen Âge tardif
Portrait : Valentine Visconti (1368-1408)
Auteur : Xavier Leloup
Ouvrage : Les Trois pouvoirs (2019-2021)


En plein Moyen Âge tardif et au cœur de la guerre de Cent Ans, le destin de grandes dames a marqué, à jamais, celui de la France. Dans ce cycle, nous vous présenterons les plus marquantes d’entre elles. Aujourd’hui, nous poursuivons avec la quatrième : la Princesse de Milan et duchesse d’Orléans, Valentine Visconti.


l n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. La princesse Valentine Visconti en aura fait l’amère expérience, elle qui, à cause de sa trop grande proximité avec le roi Charles VI, dut précipitamment quitter Paris, victime d’accusations de sorcellerie. Quand elle y fera son retour 12 ans plus tard, ce sera comme veuve. Et pour réclamer Justice.

Comme un vent de renaissance

Statue de  Valentine Visconti
Statue de Valentine de Milan, Victor Huguenin (1846) Jardin du Luxembourg, Paris

Intelligente, belle, fortunée : à la fin du XIVe siècle, Valentine Visconti est un astre qui ne manque pas d’attraits. C’est une Italienne, une Visconti originaire du très riche duché de Milan. Mais c’est aussi une princesse française de par sa mère, Isabelle de Valois, fille du roi Jean II. Sur le marché matrimonial européen, la cousine du roi de France a donc de quoi susciter les appétits. Et ce d’autant plus que son futur époux y gagnera une dot de 450 000 florins ainsi que le comté d’Asti, auxquels vient s’ajouter un précieux droit d’héritage sur les terres milanaises de son père, Jean Galéas Visconti.

L’heureux élu n’est autre que le duc Louis d’Orléans, frère de Charles VI. Héritier putatif du royaume de France, ce prince fait figure de mari idéal aux yeux de l’ambitieux duc de Milan. Or sitôt arrivée en France, Valentine va se révéler exceptionnellement cultivée. Sous la houlette de sa grand-mère Blanche de Savoie, elle a reçu une éducation mêlant lecture, calcul, musique et poésie. Dans ce château de Pavie où elle a grandi, Valentine a été habituée à la lumière, aux vastes salles, aux grandes fenêtres, à la peinture, la mosaïque, aux poètes et aux artistes. Elle parle le français, l’allemand et l’italien. Autant dire que comme le souligne François-Marie Graves, c’est « un sentiment du beau bien supérieur à celui qui existait alors en France » qu’apporte avec elle la princesse italienne. Et ce raffinement ne tardera pas à déteindre sur son mari.

Mécénat et amour des lettres

Sous son influence, Louis d’Orléans fait bâtir une bibliothèque qui doit concurrencer celle du Louvre – ou plutôt comme on l’appelle à l’époque, une « librairie ». Le nouvel édifice va bientôt rassembler quelques 62 ouvrages parmi lesquels se trouvent La Cité de Dieu de Saint Augustin, la Politique d’Aristote ou encore La Divine Comédie d’un certain Dante dei Alighieri.

Enluminure médiévale de Louis d'Orléans et Christine de Pisan
Louis d’Orléans reçoit un livre des mains de Christine de Pisan. British Library, Harley MS 4431

Pour Gérard de Senneville, « le mariage de Louis d’Orléans et Valentine Visconti réunit deux personnalités éprises de livres, d’art et de poésie. Elles s’employèrent ensemble à encourager les gens de lettres et les artistes ». Le médiéviste belge Alain Marchandisse note d’ailleurs que Christine de Pizan n’a pas de mots assez flatteurs, tant dans la Cité des dames que dans le Livre des fais et bonnes meurs ou le Livre du corps de policie, pour unir, dans une même estime, Louis et Valentine, son épouse, « forte et constant en courage, de grand amour a son seigneur, de bonne doctrine a ses enfants, avisée en gouvernement, juste envers tous, de maintien sage et en toute choses très vertueuse, et c’est chose notoire ».

La belle et bête

Seulement voilà, Valentine commence à faire l’objet d’accusations. Que lui reproche-ton, exactement ? Sa proximité avec son beau-frère, le roi de France. Car Charles VI, qui souffre depuis des années d’une folie intermittente, ne peut plus se passer d’elle. Alors qu’il ne reconnait plus ni son épouse ni ses enfants et va jusqu’à oublier qui il est, Valentine lui demeure familière. Il l’appelle « sa sœur bien-aimée », se fait marquer de costumes à sa devise, et même au plus fort de ses crises, va lui rendre visite quotidiennement. À beaucoup cette prédilection parait troublante. Et ce, d’autant plus que la maladie du roi, que nul médecin n’a jamais réussi à guérir, ressemble sous bien des aspects à un envoûtement. À époque aussi superstitieuse, l’Italienne fait donc figure de coupable idéale. Les mauvaises langues ne vont pas tarder à raconter que si elle a le pouvoir d’apaiser son beau-frère, c’est parce qu’elle l’aurait elle-même empoisonné.

Enluminure médiévale de Charles VI en prière
Charles VI en prière, Traictés de Pierre Salemon a Charles VI Manuscrit médiéval Ms-fr-165, Bibliothèque de Genève

« C’est une étrangère », insiste-t-on. Une fille de Milan, cette cité italienne où les Visconti ne reculent devant rien pour éliminer leurs adverses et font commerce spéculatif de l’argent. Les femmes n’ont-elles pas pour habitude de recourir à la magie, aux maléfices, à l’ensorcellement ? Qu’on en juge seulement : grâce à son miroir magique, un petit miroir d’acier poli qui lui permet de voir moult merveilles et d’accomplir d’étranges choses, la duchesse avait prédit qu’à une demi-lieue de Paris, un petit enfant se noierait. Elle avait alors demandé qu’on aille le quérir aux écluses du moulin et de fait, on avait retrouvé son petit corps inerte à cet endroit précis. Voilà bien la preuve de ses pouvoirs maléfiques ! Certains prétendent même qu’avec une pomme empoisonnée destinée au dauphin, la duchesse d’Orléans avait envenimé par erreur son fils de quatre ans, qui en était subitement tombé mort…

Face à de telles rumeurs, face à une telle pression exercée par l’opinion publique, la position de Valentine devient vite intenable. Il n’est pas un seul de ses déplacements, pas une seule de ses apparitions à la cour que les Parisiens n’accompagnent des plus violentes harangues. Aussi son époux le duc d’Orléans n’a-t-il finalement d’autre choix que d’éloigner de Paris, l’exilant alternativement dans leurs châteaux d’Amboise ou de Blois.

Enluminure des Chroniques de Froissart, Valentine Visconti, exil de Paris (Moyen âge)
Valentine Visconti, exil de Paris, Chroniques de Froissart, Harley Froissart, Harley MS 4379, British Library

Une femme outragée

Mais si le duc d’Orléans sait protéger son épouse, cela ne l’empêchera pas de la tromper. Selon la légende, le frère du roi était à ce point amateur du beau sexe qu’il aurait fait accrocher les portraits de la centaine de dames dont il avait fait la conquête dans un couloir de son hôtel. Or parmi elles se trouve Isabelle de Bavière, la reine de France. Des années durant, ces deux-là convoleront au vu et au su de presque tout le royaume.

Une double trahison, en somme, pour le duc d’Orléans, qui trompera en même temps et son frère Charles VI et son épouse. Mais ce n’est pas tout. On compterait aussi parmi les maîtresses de Louis une certaine Mariette d’Enghien, qui n’aurait sans doute autant fait parler d’elle si elle ne lui avait donné un enfant. Le duc ne trouvera pas mieux que de confier ce bâtard aux bons soins de Valentine qui acceptera de l’élever à sa cour, aux côtés de ses enfants légitimes.

À Blois, la duchesse lui montre autant de sollicitude que s’il s’était agi de son propre fils. Pratique somme assez courante, pour l’époque. Sage décision aussi, aux regards de l’histoire, si l’on considère que petit « Jean » deviendra plus tard le « Beau Dunois », le fameux « bastard d’Orléans », célèbre compagnon d’armes de Jeanne d’Arc et véritable héros de la guerre de Cent Ans. Cette adoption n’en constitue pas moins une reconnaissance des innombrables turpitudes de son époux, qui en dit long sur l’aptitude de Valentine à l’aimer envers et contre tout.

La chef de clan

Eperdue d’amour pour son époux, Valentine Visconti aura donc tout accepté : les brimades, l’exil, l’humiliation d’être une femme trompée. Et quand Louis se fera sauvagement assassiner en plein Paris sous les ordres de son cousin de Bourgogne, l’Italienne n’hésitera pas davantage : en chef de clan, elle se rendra auprès du roi de France pour réclamer justice. Sans succès. Charles VI lui laissera, certes, la garde de ses enfants et une partie des domaines du défunt. Mais malgré son engagement solennel que « pour l’homicide et mort de son frère unique, il serait fait aussi tôt que possible bonne et brève justice », rien ne fut jamais entrepris. Le duc de Bourgogne ne fut ni arrêté, ni jugé, ni encore moins condamné. Pire encore, on le laissera justifier de son crime et le présenter comme un juste tyrannicide devant une cour de France littéralement médusée.

Peinture de Valentine Visconti
Valentine demande justice à Charles VI pour l’assassinat du Duc d’Orléans, A Colin ( 1836).

À ce moment-là, Valentine a donc presque tout perdu. Et la légende de lui prêter ces mots restés célèbres : « Rien ne m’est plus ! Plus ne m’est rien ! ». Il en faudrait cependant davantage pour l’abattre. La duchesse douairière s’en retourne à Blois où, comme l’explique Alain Marchandisse, « elle qui, jusqu’alors, était effacée, devient femme d’action et prend des mesures habituelles pour combattre ses ennemis par les armes, tout en faisant par ailleurs œuvre de gestionnaire terrienne et de femme d’Etat ». Elle ira même jusqu’à retourner à Paris entourée de ses enfants, pour plaider la cause de son mari et répondre point par point à la Justification du duc de Bourgogne. Mais à nouveau, sans résultat. Cette fois c’est le Dauphin, au nom du roi, qui se perd en promesses. La duchesse n’a alors d’autre alternative que de s’en retourner à Blois, pour cette fois ne plus jamais en sortir. Refusant toute visite, rongée par le chagrin et l’amertume, incapable de se nourrir, Valentine Visconti finit ainsi par suivre son mari dans la tombe, un an plus tard, en 1408, alors qu’elle n’avait pas encore 40 ans.

Sa tragique histoire ne pouvait toutefois s’arrêter là. D’abord parce que ce sont ses droits sur le Milanais que son petit-fils, le roi de France Louis XII, après Charles VIII, revendiquera pour mener ses guerres d’Italie. Ensuite parce que dès après sa mort, le flambeau de la lutte passera à son fils aîné, le jeune Charles d’Orléans. Presque malgré lui, le futur poète deviendra à 12 ans le chef d’une nouvelle ligue anti-bourguignonne qui prendra le nom d’ « Armagnacs ». Mais ceci est déjà une autre histoire. Une histoire qui commence avec le tome 2 des TROIS POUVOIRS.


Un article de Xavier Leloup. avocat, journaliste, auteur.
Auteur de la saga médiévale « Les Trois Pouvoirs »
Editions Librinova (2020-2021).
Découvrir son interview exclusif ici.

Voir également les autres articles du cycle sur Les grandes dames de la guerre de cent ansYolande d’Aragon, la reine de fer. – Isabelle de Bavière, une reine dans la tourmenteChristine de Pizan, championne des dames


Bibliographie & Références

F-M Graves, Quelques pièces relatives à la vie de Louis Ier, duc d’Orléans, et de Valentine Visconti, sa femme, p. V, Bibliothèque de XVe siècle, Honoré Champion, Paris
Gérard de Senneville, Les quatre frères d’Orléans, Editions de Fallois
Françoise Autrand, Charles VI, Fayard
Alain Marchandisse, Milan, les Visconti, l’union de Valentine et de Louis d’Orléans, vus par Froissart et par les auteurs contemporains, Presses universitaires de Liège

NB ; sur l’image d’en-tête, on peut voir un extrait d’une toile du peintre François Fleury-Richard (1777-1852). Elle représente la duchesse d’Orléans pleurant le décès de Louis d’Orléans. Daté de 1802, elle aida notablement à la renommée de l’artiste. Elle est, aujourd’hui, conservé au musée de l’Ermitage de, Saint-Pétersbourg.

Che Cosa è questa, Amor…, amour courtois, amour divin chez Landini

Sujet :  musique médiévale, ballata, chants polyphoniques, Ars nova, chanson médiévale, amour courtois
Période :  Moyen Âge tardif, XIVe siècle
Auteur : Francesco Landini (1325-1397)
Titre : Che Cosa è questa, Amor,
Interprètes : l’ensemble Mala Punica
Album : D’Amor Ragionando sous-titré Ballades du neo-Stilnovo en Italie: 1380-1415 (1994).

Bonjour à tous,

ous revenons, aujourd’hui, sur l’œuvre du maître de musique Francesco Landini. Dans l’Italie du Moyen Âge tardif et du trecento, cet organiste et compositeur florentin nous a laissé un riche legs musical polyphonique : 154 pièces à deux et trois voix entre madrigaux et « ballate » italienne. Cette dernière forme poétique et profane est typique du trecento italien et de l’Ars nova.

Amour courtois, amour mystique

La pièce du jour se situe dans la veine du reste de son œuvre. Il s’agit d’une ballata à 3 voix. Le maître organiste aveugle y mêle à la fois les codes de la courtoisie et du sentiment amoureux pour les faire s’animer d’une dimension transcendante et mystique.

Sous l’angle courtois, Landini s’adresse à l’Amour lui-même. Nous parle-t-il des vertus et de la beauté de l’amour en lui même ou, indirectement, de celles de sa bienaimée ? Elles seraient si grandes qu’il y aurait fusion entre cet amour terrestre et la mystique divine. Les deux viennent alors se répondre en miroir de sorte que le sentiment amoureux s’en trouve tout empreint de sacré. Au passage, la femme devient aussi un « intermédiaire », un rappel de l’amour divin.

C’est assez curieux parce que même si les médiévistes semblent s’accorder sur cette interprétation courtoise certains ont même émis l’hypothèse que « cosa » en fait de « chose » pouvait même être un prénom ou son diminutif, celui d’un dame chère au compositeur suivant comme on approche ce texte, Landini pourrait presque sembler être en train de parler de la vierge et de Sainte Marie plutôt que d’un amour terrestre. De fait, il pourrait être intéressant d’étudier à quel point cette chanson médiévale pourrait avoir sa place dans un corpus traitant des points de convergence entre courtoisie et culte marial.

Pour les sources de cette composition, nous vous renvoyons encore au très beau Codex Squarcialupi, le MS Mediceo Palatino 87 conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. Ci-dessus, vous trouverez la page du manuscrit correspondant à la chanson du jour avec sa partition d’époque.

L’ensemble médiéval Mala Punica

Formé en 1987 par le flûtiste et directeur d’orchestre argentin Pedro Leonardo Memelsdorff, l’ensemble Mala Punica s’est spécialisé, à l’image de son fondateur, dans la musique ancienne et les chants polyphoniques médiévaux, le tout éclairé par de sérieuses recherches sur les sources historiques (ethnomusicologie).

Pour dire un mot de son directeur, Pedro Leonardo Memelsdorff est arrivé en Europe à la fin des années 70 et s’y est installé. Elève de la célèbre école suisse Schola Cantorum Basiliensis à l’image de nombreux grands de la scène médiévale, son parcours s’est encore enrichi d’un cursus au conservatoire d’Amsterdam et d’un Doctorat en Musicologie, également obtenu en Hollande. En plus de son propre ensemble, il a beaucoup collaboré avec Jordi Saval et Hespèrion XX. Enfin, sa grande carrière s’est aussi étendue du côté de l’enseignement et il a également publié de nombreuses contributions dans le domaine de la musicologie. Non content d’avoir été élève à la Schola Cantorum il en a été également le directeur, durant de nombreuses années.

Le Mala Punica est encore très actif sur la scène internationale et on pourra retrouver son actualité, ses concerts et ses programmes sur le site officiel de l’ensemble médiéval.

D’Amor Ragionando : L’album

C’est en 1994 que sort l’album D’Amor Ragionando sous-titré Ballades du neo-Stilnovo en Italie : 1380-1415. Sur un durée de 66 minutes, il présente neuf pièces en provenance du trecento y quattrocento italien dont quatre de Landini. Les autres compositions sont signées de Matteo de Perugia, Magister Zacharias, Ciconia et Anthonello de Caserta. Dès sa sortie, ce très bel album sera salué par la scène médiévale. On le trouve encore disponible à la vente chez certains distributeurs. Voici un lien utile pour plus d’informations : D’Amor ragionando: Ballate neostilnoviste in Italia 1380-1415

Membres ayant participé à cet album.

Pedro Memelsdorff (flûte), Kees Boeke (vielle, flûte), Svetlana Fomina (vielle), Christophe Deslignes (organetto), Karl-Ernst Schröder (luth), Jill Feldman (voix), Giuseppe Maletto (voix), Alberto Macchini (cloches, percussions)


« Che cosa è questa, Amor… »
une ballata à trois voix de Landini

Che Cosa è questa, Amor, che’l ciel produce
per far più manifesta la tuo luce?
Ell’è tanto vezzosa, onest’e vaga,

legiadr’e graziosa, adorn’e bella,

Ch’a chi la guarda subito’l cor piaga

chon gli ochi bei che lucon più che stella.
Et a cui lice star fixo a vederla tutta gioia e virtù in sé conduce
.

Che Cosa è questa, Amor, che’l ciel produce
per far più manifesta la tuo luce?
Ancor l’alme beate, che in ciel sono,

guardan questa perfecta e gentil cosa, dicendo :
(quando) fia che’n questo trono segga costei ;
dov’ogni ben si posa?

E qual nel sommo Idio ficcar gli occhi osa
vede come Esso ogni virtù in lei induce.
Che cosa è questa, Amor, che’l ciel produce

per far più manifesta la tuo luce?

Quelle est donc cette chose, Amour, que le ciel…
traduction française

Quel est donc cette chose, Amour, que le ciel produit
pour rendre ta lumière plus manifeste ?
C’est une chose si charmante, honnête et ravissante
élégante et gracieuse et bien parée,
Que celui qui la regarde en a soudainement le cœur chaviré (blessé)
par ses beaux yeux qui brillent plus qu’une étoile.
Et celui à qui il est donné de la contempler intensément
Se voit rempli de toute joie et de vertus.


Quel est donc cette chose, Amour que le ciel produit
pour rendre ta lumière plus manifeste ?
Mêmes les âmes béates qui sont aux cieux
regardent cette parfaite et noble chose en disant :
– Quand celle en qui toute bonté repose
pourra-t-elle s’asseoir sur ce trône ?


Et qui ose fixer les yeux sur le Dieu suprême
Voit comment celui-ci place toute vertu en elle.
Quel est donc cette chose, Amour, que le ciel produit
pour rendre ta lumière plus manifeste ?

En vous souhaitant très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
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