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La Cantiga de Santa Maria 181 : Marie au secours du khalife de Marrakech

Sujet :  musique  médiévale, galaïco-portugais, culte marial, miracle, Cantiga  Santa Maria 181.
Période :  XIIIe siècle, Moyen Âge central
 Auteur :  Alphonse X de Castille, (1221-1284)
Titre : Cantiga de Santa Maria 181 « Pero que seja a gente d’outra lei e descreúda« 
Interprète :  Raul Mallavibarrena, Rocio de Frutos, Musica Ficta et Ensemble Fontegara
Album : Músicas Viajeras, Tres Culturas (2012)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous nous laissons, de nouveau, entraîner en Espagne médiévale et à la cour d’Alphonse X, pour y découvrir un nouveau miracle du corpus des Cantigas de Santa Maria. Il s’agit, cette fois, de la Cantiga De Santa Maria 181.

Luttes entre dynasties berbères marocaines
et dernier bastion Almohade

Cette fois ci, ce miracle médiéval sort totalement du cadre des pèlerins et dévots chrétiens puisque Marie viendra y intercéder en faveur d’un prince berbère et de ses troupes, contre un autre prince de même origine et de même confession. Dans le cadre du culte marial médiéval, le pouvoir de Marie n’a pas non plus de frontières. Pour preuve, l’histoire se déroule en terre marocaine et à Marrakech. Elle a pour cadre les luttes qui opposèrent, au XIIIe siècle, la dynastie berbère des Mérinides à celle des Almohades.

Enluminure des Cantigas de Santa-Maria, Cantiga 181, Codice Rico, Codex Rico, Ms TI1, Bibliothèque de l'Escurial.

Pour être plus précis, ce chant marial fait même très certainement référence au siège avorté de Marrakech en 1262. Du point de vue des forces en présence, le prince qui tient la cité n’est pas mentionné dans la Cantiga 181 mais il s’agit vraisemblablement de Abû Hafs Umar al-Murtadâ, khalife almohade de Marrakech de 1248 à 1266. Il est illustré dans la miniature ci contre, tirée d’un des manuscrit médiéval des Cantigas de Santa Maria (manuscrit T ou Codex Rico Ms TI1 conservé à la bibliothèque de l’Escurial à Madrid).

L’assiégeant, nommé Aboíuçaf dans la cantiga ne peut être que Abu Yusuf (Abû Yûsuf Yaqûb ben `Abd al-Haqq ), souverain et chef militaire de la dynastie mérinide qui convoitait alors la prise de la cité. Il échouera en 1262 même si sa persévérance lui permettra de parvenir à ses fins plus tard.

Ainsi, après l’échec du siège, il offrira son soutien à un chef rebelle almohade, cousin de ce même Khalife de Marrakech, afin qu’il renverse son parent. Y étant parvenu en 1266, le rebelle refusera de céder les clefs de la cité à Abu Yusuf et ce dernier devra attendre 1269 pour que la ville tombe définitivement dans ses mains, mettant fin à la régence marocaine de la dynastie almohade.

Marie du côté de ses amis mécréants

Enluminure Culte marial (Cantiga 181)

Pour revenir au miracle de la Cantiga de Santa Maria 181, il met donc en scène la Sainte en terre berbère et intercédant au cœur du conflit. Qu’il suffise de brandir sa bannière et de demander le soutien des chrétiens et de leur croix pour que, sitôt, Sainte Marie freine les ardeurs des guerriers les plus téméraires.

Elle se rangera ici du côté de ceux qui, ayant foi en son pouvoir, invoquent sa protection, et qu’importe s’ils ne sont pas chrétiens et vivent sous une autre loi. Elle mettra en déroute les armées de l’assiégeant en soutenant le Khalife ayant eu la sagesse d’écouter ses conseillers.

On le voit, au Moyen Âge, le pouvoir du culte marial est infini et à chaque nouvelle cantiga, la sainte semble étendre sa capacité d’intercession sur les hommes et le monde toujours plus loin. Comment expliquer le fait que le Khalife berbère et musulman écoute ses conseillers, eux-mêmes réceptifs au pouvoir de la Sainte ? Marie (Maryam) est largement mentionnée dans le Coran (plus de trente fois). Elle est considérée comme une femme de grande vertu et le miracle de la nativité, tout comme la reconnaissance de Jésus (Īsā) y sont également repris.

Rapprochement volontaire ou non de la part de Alphonse X ? ce détail vient ajouter une certaine touche de crédibilité au miracle.

Aboíuçaf dans les cantigas de Santa Maria

Une autre cantiga de Santa Maria, la 169, mentionne le même Aboíuçaf (Aboyuçaf). Cette fois, le thème de ce miracle marial sera les vaines tentatives pour tenter de détruire une église chrétienne dédiée à la Vierge dans la région de Murcia, district alors aux mains des musulmans. Finalement, l’Eglise ne sera pas détruite malgré un accord de principe concédé du bout des lèvres par Alphonse X.

Pressé de mettre à bas le lieu de culte marial par ses sujets, le seigneur musulman de Murcia y renoncera pourtant exhortant les empressés de craindre de s’en prendre à la sainte vierge. Plus tard, une autre tentative pour détruire l’édifice, cette fois conduite par Aboíuçaf, échouera également.

La cantiga de Santa Maria 181 sous la direction de Raul Mallavibarrena

Raúl Mallavibarrena à la découverte
des trois cultures de l’Espagne médiévale

Nous avions déjà eu l’occasion de vous toucher un mot ici des deux formations médiévales Musica Ficta et Ensemble Fontegara, ainsi que de leur fondateur et directeur Raúl Mallavibarrena, également directeur de la maison d’édition musicale Enchiriadis (voir article précédent à leur sujet). 

Album de musique médiévale de l'ensemble Musica Ficta et Fontegara

Au début des années 2010, ce dernier s’adjoignait la collaboration de la chanteuse soprano Rocío de Frutos, mais aussi de la célèbre flutiste Tamar Lalo pour un album intitulé Músicas Viajeras : Tres Culturas. Comme son titre l’indique, il s’agissait là d’un voyage musical autour des fameuses trois cultures de l’Espagne médiévale, souvent mises en exergue par une nombre important d’ensembles médiévaux ibériques modernes.

Avec 15 pièces « itinérantes », ce riche album ne s’arrête pas aux Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X. De fait, il n’en présente même que deux ; la cantiga 156 et celle du jour, la 181. Pour le reste, il offre plutôt une sélection qui alterne divers ensembles ou solistes et leur permette de mettre en avant leur Moyen Âge des trois cultures. La version CD est épuisée à date de cet article mais mais vous pouvez trouver la version numérisée de cet album en ligne. Voici un lien utile pour cela : Músicas Viajeras : Tres Culturas

Musiciens ayant participé à cet album

Tamar Lalo (flûtes) Sara Ruiz (viole de gambe) Manuel Vilas (harpe) , Rocío de Frutos (Soprano), Musica Ficta, Ensemble Fontegara, Raúl Mallavibarrena (direction).


La cantigas de Santa Maria 181
En galaïco-portugais et en français actuel

Esta é como Aboíuçaf foi desbaratado en Marrócos pela sina de Santa María.

Pero que seja a gente
d’outra lei e descreuda,
os que a Virgen mais aman,
a esses ela ajuda.

Celle-ci raconte comment Abu Youssouf fut vaincu à Marrakech par la bannière de Sainte Marie.

Pour autant que les gens soient
D’une autre loi et incroyants (mécréants)
À ceux qui aiment le plus à la vierge,
À ceux-là, elle vient en secours.

Fremosa miragre desto
fez a Virgen groriosa
na cidade de Marrocos,
que é mui gran’ e fremosa,
a un rei que era ende
sennor, que perigoosa
guerra con outro avia,
per que gran mester ajuda.

Pero que seja a gente

Un merveilleux miracle à ce sujet,
Fit la vierge glorieuse
En la cité de Marrakech,

Qui est très grande et belle,
Et dans laquelle, il y avait un roi

Qui était son seigneur, mais qui était engagé
Dans une guerre dangereuse

Contre un autre roi.
Ce pourquoi, il avait besoin d’une grande aide.
Refrain

Avia de quen lla désse:
ca assi corn’ el cercado
jazia dentr’ en Marrocos
ca o outro ja passado
era per un grande rio
que Morabe é chamado
con muitos de cavaleiros
e mui gran gente miuda.

Pero que seja a gente

De la part de qui pouvait lui donner ;
Ainsi, alors qu’il était reclus
A l’intérieur de Marrakech,
Son ennemi était déjà passé
Par un grand fleuve,
Qu’on nomme Morabe,
Avec un grand nombre de chevaliers
Et de nombreux gens à pied (fantassins).

Refrain

E corrian pelas portas
da vila, e quant’ achavan
que fosse fora dos muros
todo per força fillavan.
E porend’ os de Marrocos
al Rei tal conssello davan
que saisse da cidade
con bõa gent’ esleuda.

Pero que seja a gente

Et ceux-là couraient en direction des portes
De la ville et tout ce qu’ils trouvaient
qui fut hors des murs,
Ils le dérobaient.
Si bien que ceux de Marrakech,
Donnèrent au roi ce conseil :
Qu’il sorte de la ville,
Avec des personnes de qualité
et bien choisies
Refrain

D’armas e que mantenente
cono outro rei lidasse
e logo fora da vila
a sina sacar mandasse
da Virgen Santa Maria,
e que per ren non dultasse
que os logo non vencesse,
pois la ouvesse tenduda.

Pero que seja a gente

En armes, et qu’instamment
Il se présente face à l’autre roi.
Et qu’une fois sortis de la ville,
Ils brandissent l’étendard
De la vierge Sainte Marie,
Afin qu’en aucune façon, ses ennemis ne doutent
Qu’ils seraient vaincus sur le champ,
Aussitôt que la bannière serait dressée.

Refrain

Demais, que sair fesesse
dos crishõos o concello
conas cruzes da eigreja.
E el creeu seu consello;
e poi-la sina sacaron
daquela que é espello
dos angeos e dos santos,
e dos mouros foi viuda.

Pero que seja a gente

En plus de cela, le roi devrait encore faire sortir
la communauté chrétienne
Portant les croix de l’Eglise.
Ce dernier tint compte du conseil.
Et après qu’ils déployèrent l’étendard de celle qui est le miroir
Des anges et des saints,

Il fut vu par les maures.
Refrain

Que eran da outra parte,
atal espant’ en colleron
que, pero gran poder era,
logo todos se venceron,
e as tendas que trouxeran
e o al todo perderon,
e morreu y muita gente
dessa fea e barvuda.

Pero que seja a gente

Qui se tenaient de l’autre côté,
Et ces derniers furent pris d’une telle terreur
Que, malgré leur grand pouvoir,
Ils se déclarèrent tous vaincus.
Et les tentes qu’ils avaient apportées,
Et tout le reste, ils le perdirent,
Et, là-bas, moururent beaucoup de ses gens
Barbus et disgracieux.

Refrain

E per Morabe passaron
que ante passad’ ouveran,
en sen que perdud’ avian
todo quant’ ali trouxeran,
atan gran medo da sina
e das cruzes y preseran,
que fogindo non avia
niun redea teuda.

Pero que seja a gente

Et ils repassèrent par le Morabe
Qu’ils avaient passé auparavant
Et malgré qu’ils aient perdu
Tout ce qu’ils avaient emmené avec eux
Ils avaient eu si peur de l’étendard
Et des croix
Que, dans leur fuite,
Pas un d’entre eux ne tenait ses rênes en main.

Refrain

E assi Santa Maria
ajudou a seus amigos,
pero que d’outra lei eran,
a britar seus eemigos
que, macar que eran muitos,
nonos preçaron dous figos,
e assi foi ssa mercee
de todos mui connoçuda.

Pero que seja a gente

Et c’est ainsi que sainte Marie
Aida ses amis,
Bien qu’ils fussent d’une autre loi,
À briser leurs ennemis
Qui, bien qu’ils fussent très nombreux,
Ne valurent pas deux figues,
Et ainsi sa grande miséricorde
Fut
bien connue de tous.
Refrain


Découvrez toutes les Cantigas de Santa Maria présentées et traduites en français moderne.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

NB : la miniature médiévale ayant servi à l’image d’en-tête est également tirée du Codex Rico, Ms TI1. Ce manuscrit médiéval daté du courant du XIIIe siècle est conservé à la bibliothèque de l’Escurial de Madrid. On y voit clairement les forces en présence et la bannière de la Sainte évoquées dans la cantiga.

Le prince, une poésie satirique & politique de Georges Chastellain

Sujet : poésie satirique, poésie médiévale, poète belge, rondeau satirique, poésie politique, auteur médiéval, Bourgogne médiévale, Belgique médiévale.
Période : Moyen Âge tardif, XVe siècle
Auteur : Georges Chastellain (1405 – 1475)
Manuscrit médiéval : Ms 11020-33, KBR museum
Ouvrage : Oeuvres de Georges Chastellain T7, Baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles (1865).

Bonjour à tous,

ous partons, aujourd’hui, en direction du Moyen Âge tardif et du XVe siècle pour y retrouver un auteur flamand très prolifique de cette période. Né sur le territoire de la Belgique actuelle, Georges Chastellain (Chastelain) est de la lignée des comtes de Flandres mais aussi des seigneurs d’Alost. Dans sa carrière, ce noble aura l’occasion d’occuper des fonctions variées à la cour de Bourgogne, et également de servir Philippe le Bon, de bien des manières (soldat, écuyer, chevalier, chancelier, …). Au long de sa carrière, l’homme aura l’occasion de voyager pour des raisons d’agreement mais aussi pour des motifs diplomatiques entre plusieurs cours dont celle de Charles VII pour finalement resté attaché à celle de Bourgogne.

Doué d’un indéniable talent de plume, on le trouvera également historiographe officiel de Philippe le Bon. Il s’essaiera alors à l’art de la Chronique, celles des ducs de Bourgogne, mais ses écrits ne s’y résumeront pas. Il léguera, en effet, en plus de sa chronique, une œuvre prolifique en vers comme en prose sur des thèmes variés : valeurs courtoises, réflexions sur la mort, sur les devoirs des puissants et des nobles, écrits plus dévots et religieux ou encore pièces plus politiques ou satiriques.

Les grands rhétoriqueurs

On rattache Georges Chastellain à l’école des Grands Rhétoriqueurs. Il est même considéré comme une de ses importantes têtes de file. Cette école du Moyen Âge tardif à la renaissance est composé d’auteurs qu’on retrouve principalement dans les grandes cours du nord de France, (Flandres, Bourgogne, Bretagne, cour de France) et qui prennent pour modèle le legs d’Alain Chartier. Parmi eux, on pourra citer Pierre Michault, Jean Meschinot, Jean Marot (père de Clément Marot), Jehan Molinet, Henri Baude, Jean Lemaire de Belges. Ces poètes sont très attachés aux figures de styles virtuoses, aux jeux de rythmes et de mots complexes et aux allégories, au risque de verser, dans certaines pièces, dans une sorte de « surinflation » stylistique au détriment du sens. Ce n’est pas le cas de la poésie du jour qui brille par son fond politique et morale.

Le prince entre les lignes de Chastellain

Poésie politique du Moyen Âge tardif de Georges Chastellain : le Prince (1)

L’extrait de l’œuvre de Georges Chastellain que nous vous proposons aujourd’hui est tiré d’un poème de 25 strophes, connu d’abord sous le nom de Les 25 princes, puis Le Prince et quelquefois encore, Les Princes. Cette pièce satirique, et notamment sa destination, ont donné l’occasion de nombreux débats d’expert depuis le XIXe siècle. S’agissait-il d’une sorte de « Miroir des Princes » inversé, comprenez une satire listant les pires défauts qu’on puisse trouver chez un prince ou un gouvernant ? Ou fallait-il plutôt y voir un pamphlet dirigé très directement contre Louis XI ? Remontons un peu l’histoire ou même l’historiographie pour examiner tout cela de plus près.

Concernant l’hypothèse d’un pamphlet contre Louis XI, elle a d’abord été admise par le plus grand nombre, y compris même par certains contemporains de Chastellain. On se souvient, en effet, que découvrant ses vers, Jean Meschinot en reprendra directement chaque couplet pour en faire les envois de ballades sans équivoque, contre Louis XI. Dans la foulée, les médiévistes suivront et s’accorderont pour voir derrière ces 25 princes, une seule et même personne, et donc, un portrait vitriolé de Louis XI. C’est Arthur Piaget, qui, au début du XXe siècle, viendra, le premier, contredire cette hypothèse. Selon lui, les dates ne collent pas et au moment de la composition de cette pièce, Louis XI n’était pas encore roi. Précisons que Piaget obtient cette datation par pure déduction en extrapolant le contenu et en tentant de le rapprocher d’une certain contexte historique. Rien ne permet, en effet, d’établir la date de composition de cette pièce avec certitude, sans quoi il n’y aurait pas débat. Selon Piaget, on s’est trompé jusque là. Si le fond de la poésie reste satirique et politique, il s’agissait simplement pour Chastellain de faire le portrait des pires travers princiers, à travers le temps, et non pas de viser un homme de pouvoir en particulier.

Le débat ne s’est pourtant pas arrêté là. Il faut dire que le contexte historique médiéval s’y prêtait. Louis XI allait se trouver en opposition forte à la Bourgogne. Chastellain était un fidèle serviteur du duché et les Ballades satiriques de Meschinot résonnaient encore jusqu’à nous.

Glissement de la datation

Enluminure médiévale sur les péchés capitaux : la luxure
Supplice des luxurieux, Compost et Calendrier des Bergers – Bibliothèque d’Angers.

En suivant les pas de Jean-Claude Delclos (Le Prince ou Les Princes de Georges Chastellain : un poème dirigé contre Louis XI, Romania n°405, 1981), cette fois-ci, c’est à la spécialiste de lettres et de littérature médiévale Christine Martineau-Génieys de faire à nouveau basculer le pendule dans l’autre sens. Elle le fera par le truchement de son édition des Lunettes des Princes de Meschinot sortie chez Droz, en 1972. En se penchant sur l’œuvre de Chastellain, elle démontrera que les traits soulignés dans les 25 strophes de ce Prince pouvaient aisément être rapprochés de ceux que le poète médiéval avait attribué, par ailleurs à Louis XI, en différents endroits de sa chronique. Du même coup, la question de la datation de la poésie devrait être, inévitablement, reposée.

Dans son article de 1981, Jean-Claude Delclos bouclera la boucle de l’historiographie sur cette question. En reprenant les éléments et les strophes point par point, il s’efforcera de démontrer que cette datation devait largement glisser. La composition de la pièce de Chastellain était nécessairement intervenue après la prise de la couronne par Louis XI, en 1461. Contre l’année 1453, estimée par Piaget, le professeur de langue et littérature françaises du Moyen âge opposera une date ultérieure de 15 ans ; en ajoutant à la démonstration de Christine Martineau-Génieys, il était donc évident pour lui que ce Prince ne pouvait être que Louis XI :

(…) Les griefs exposés dans le poème rejoignent ceux que la Chronique adresse à Louis XI, comme si l’auteur avait voulu rassembler et condenser ce que la grande œuvre en prose présente naturellement de façon quelque peu dispersée. La pensée a pris une tournure abstraite, elle n’est pas appuyée par des exemples, mais elle n’a pas varié.(…) Écrit probablement entre avril 1465 et octobre 1468, il (le Prince) reste un témoignage de l’hostilité de Chastellain pour un roi qui lui semble renier les lois de la morale chevaleresque et conduire ses états à leur perte. » Jean-Claude Delclos (op cité)

Sources manuscrites et médiévales

Manuscrit médiéval : le prince de Georges Chastellain (Ms 11020-33)

On trouve cette poésie satirique de Georges Chastellain dans un certain nombre de manuscrits médiévaux aujourd’hui conservés dans diverses bibliothèques européennes et françaises. Ci-contre, nous vous présentons sa version dans le Ms 11020-33 de la Bibliothèque royale de Belgique (nouvellement KBR Museum). Ce volumineux manuscrit, daté du XVe siècle, comprend un nombre impressionnant de pièces en vers et en prose, issue de la France, la bourgogne et la Belgique médiévale. Georges Chastellain y côtoie, entre autres auteurs, Pierre Michault, Alain Chartier, Aimé de Montgesoie, Olivier de la Marche, Henri de Ferrieres , mais on y trouve également un grand nombre de pièces demeurées anonymes. (consulter ce manuscrit en ligne)

Pour la transcription de cette poésie en graphie moderne, nous nous appuyons sur les Œuvres de Georges Chastellain – Tome 7, par le Baron Kervyn de Lettenhove. Edition F Heussner, Bruxelles (1865).


Extrait de Les XXV Princes ou Le Prince
de Georges Chastellain

Prince menteur, flatteur en ses paroles,
Qui blandist gens et endort en frivoles,
Et rien qu’en dol et fraude n’estudie,
Ses jours seront de petite durée,
Son règne obscur, sa mort tost désirée,
Et fera fin confuse et enlaidie.

Prince inconstant, soullié de divers vices,
Mescongnoissant loyaux passés services,
Noté d’oubly, repris d’ingratitude,
Force est qu’il perde amour et grâce humaine,
Et que fortune à povre fin le maine,
Tout nud d’honneur et de béatitude.

Prince entachié du couvert feu d’envye
Sur autruy gloire et exaltée vie
A quoi vertu et haulx faits le promeuvent,
Luy-mesme prenne en soy ceste advertence
Dieu luy prépare honteuse décadence,
Et tous ses faits ténébreux se repreuvent.

Prince lettré, entendant l’escripture,
Qui fait contraire à honneur et droiture
Dont il doit estre exemplaire et lumière,
Bien loist que Dieu du mesme le repaye,
Et que autre, après, lui fasse grief et playe
(1),
Affin qu’il sente autruy playe première.

Prince assorty de perverse mesnie,
De non léale abusant progénie
(2)
Et dont le nom tel que le fait se treuve,
Luy quel il est, en fons propre et racine,
Sans autre juge il le monstre et desine,
Car de ses
mœurs sa famille l’apreuve.

Prince aimant mieux argent et grosses sommes
Que le franc coeur et l’amour de ses hommes
Dont nulle rien n’est plus chière à l’attaindre,
S’il pert et peuple et terre et baronnage,
Quant luy propre est la cause du dommage
Et qu’ainsi veult, de quoy fait-il à plaindre ?

Prince annuyé de paix et d’union,
Usant de teste et propre opinion,
De propre sens, comme il songe et propose,
Fort est si tel en long règne prospère,
Sans faire grief au peuple et vitupère
Et à tout ce qui dessoubs lui repose.

Prince adonné à songier en malice,
Au vaisseau propre et au mesme calice
Où prétend autrui en secret faire boire,
Propre en celui, par décret de fortune,
Buvra en fin sa brassée amertume
Et ne sied pas du contraire le croire.

(1) Playe : blessure, plaie
(2) Progénie : descendance, progéniture


En vous souhaitant une très belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : l’image en tête d’article est un détail de miniature tirée du Manuscrit médiéval ms français 2689 conservé à la BnF et dont le contenu est précisément la Chronique des ducs de Bourgogne de Georges Chastellain. La scène représente Charles le Téméraire tenant le deuil de son père Philippe le Bon.  Sur la miniature, notre auteur se trouve, à gauche, tenant un ouvrage. Nous sommes en 1467 et Chastellain a déjà passé les 60 ans. Pour l’illustration sur la poésie des princes, nous avons utilisé à nouveau une miniature du Compost et Calendrier des Bergers ( Rés SA 3390) conservé à la Bibliothèque d’Angers. Celle-ci représente le supplice des luxurieux en enfer.

Coeur sec contre bienfaisance: Le dévot avare de saadi

Sujet   : sagesse persane,  conte moral, liberté, vérité de la pratique, générosité, hospitalité, citations médiévales.
Période    : Moyen Âge central, XIIIe siècle
Auteur  :   Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291)
Ouvrage   :  Le Boustan  (Bustan) ou Verger,  traduction de  Charles Barbier de Meynard   (1880)

Bonjour à tous,

oilà longtemps que nous n’étions revenu à la sagesse persane du voyageur, poète et conteur Mocharrafoddin Saadi. Aujourd’hui, l’auteur médiéval nous entraîne dans une anecdote sur la différence entre sagesse véritable et superficialité en matière de religion ou de spiritualité.

Une citation médiévale de  Mocharrafoddin Saadi sur la spiritualité

Avancer avec cœur sur la voie de la connaissance

Dans le conte du jour, Saadi opposera la dévotion apparente à l’ouverture de cœur et la bienfaisance dans les actes. Le message est clair : il ne suffit pas de proférer de belles paroles, ni même de s’épancher en multiples prières, encore faut-il être bon envers ses semblables. A quoi bon ânonner les textes sacrés et se montrer affable si on demeure aveugle de cœur et que l’on ne pratique, à propos, la générosité ?

On trouve cette différence fondamentale entre réalisation spirituelle, sécheresse de cœur et rigidité intellectuelle dans de nombreuses religions, y compris chez ceux qui seraient supposés les pratiquer de la manière la plus sincère. Ici, l’idée recoupe invariablement la différence entre prêche, apparences et action. C’est ce même écueil qui fait que les maîtres japonais zen des premiers âges et jusqu’à aujourd’hui, n’ont pas toujours remis le « Shihô » (la transmission) à celui réputé en droit de la recevoir pour des raisons de hiérarchie, de lignage ou de proximité affichée avec le premier du temple. Pour qui s’intéresse aux contes bouddhistes, l’histoire du Zen Soto est pleine de contes dans lesquels celui qui reçoit le dharma, le successeur, n’est pas celui qu’on attendait pour des raisons logiques ou convenues. Quelquefois, à la surprise de la confrérie, c’est le Tenzo du temple, ce cuisinier besogneux qui médite avec sincérité durant son travail comme entre ses offices, qui héritera du statut de maître. Dans son Tenzo Kyōkun (Instructions au cuisinier zen), Eihei Dōgen (1200 – 1253), fondateur du Zen Soto, confirmera, d’ailleurs, l’importance du rôle et de l’application de ce dernier pour la vie du temple. D’autres fois encore, le jardinier, le moine le plus discret ou le moins loquace, le moins discipliné pourront encore être désignés comme l’éveillé contre un moine plus puissant, plus rigide ou plus studieux. À certaines occasions, l’élu devra même fuir au loin pour échapper à la colère des moines furieux de n’avoir pas été désignés par le maître.

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Le Saint, comme le sage, se juge à ses actes, jamais à ses prêches, à ses intentions affichées, ni à son érudition apparente. C’est aussi vrai dans la religion chrétienne et ses monastères. Tout près de nous, dans le domaine de la fiction, voyez le très beau film du réalisateur russe Pavel Lounguine : « L’île » ou « Ostrov » daté de 2006. Ses grandes qualités ont valu à ce long métrage plusieurs prix largement mérités ; son moine fantasque, incarné à l’écran par Piotr Mamonov, et qui donne tant de fil à retordre à ses frères et à l’abbé du monastère orthodoxe, est pourtant le cœur vivant du monastère. Investi du don de guérir, c’est même un saint véritable que l’on vient visiter de très loin. Le héros de notre roman « Frères devant Dieu ou la tentation de l’alchimiste » se situe dans ce même registre. Pour ce moine bénédictin, peu conventionnel mais hautement respecté de ses paires, la reconnaissance officielle, la postérité ou les apparences n’ont aucune valeur. Seule compte le chemin du cœur.

En matière de spiritualité, si la réalisation demeure toujours un mystère, il lui faut toujours passer par la profondeur et par le cœur. Cela semble une constante. Sur ce point, la voie du soufisme rejoint les autres voies mystiques. Les clefs de la vérité sont dans l’introspection mais il faut un cœur limpide pour lire dans celui des autres et pratiquer la compassion. Saadi nous rappelle ici que la fausse dévotion, le soin porté aux seules apparences, les belles paroles et le cœur desséché ne sont pas la marque de la réalisation spirituelle. Ils se tiennent plutôt sur la rive opposée et ne suffiront pas à ouvrir les portes du ciel : « Générosité et bienfaisance, voilà ce qui fait la sainteté, et non pas des oraisons creuses comme le tambour. »

Une citation du Moyen Âge de Saadi sur la résurrection

L’histoire du dévot avare de Saadi

« J’avais entendu dire qu’un homme de noble origine, instruit et avancé dans la voie spirituelle, vivait aux confins du pays de Roum (Asie mineure). Je me joignis à quelques adeptes (derviches, mendiants) voyageurs intrépides et nous nous rendîmes chez cet homme de bien. Il nous reçut avec force démonstrations d’amitié, nous mit à la place d’honneur et s’assit à côté de nous. Il y avait là beaucoup d’or, de vastes domaines, des esclaves, un mobilier somptueux, mais le maître avait un cœur sec. L’arbre était sans fruit ; l’hôte était ardent en témoignages d’amitié, mais son foyer (le feu de sa cuisine) restait froid. Il passa toute la nuit en oraisons et nous la passâmes, nous, le ventre creux. À l’aube du jour, il témoigna le même zèle, nous ouvrit sa porte et s’informa de nos nouvelles avec le même empressement aimable. Un de nos compagnons de voyage, homme d’esprit et de belle humeur, lui dit alors :

—  Donne-moi, si tu veux, un baiser, mais que ce soit plutôt avec une bouchée ( jeu de mots entre baiser et bouchée difficilement traduisible) ; le pauvre préfère les aliments aux compliments. Au lieu de toucher ma pantoufle avec tant de déférence, lance-moi la tienne à la tète, mais procure-moi de quoi manger.

Ceux-là sont les plus avancés sur la route de la connaissance spirituelle ( sous entendu le soufisme) qui pratiquent le bien, et non pas ces hommes au cœur desséché qui passent la nuit en prières. Ces derniers ressemblent pour moi au Tartare veilleur de nuit. Les yeux sont entrouverts et le cœur comme engourdi. Générosité et bienfaisance, voilà ce qui fait la sainteté, et non pas des oraisons creuses comme le tambour. Au jour de la résurrection, le ciel ouvrira ses portes aux hommes qui recherchent le sens idéal sans se préoccuper des apparences : l’idée seule donne aux mots leur réalité, et de vains discours ne sont qu’un appui fragile. »

Mocharrafoddin Saadi  (1210-1291), Le Boustan  (Bustan)
Le Dévot avare – Chapitre II, de la bienfaisance.


Pour conclure sur cette approche religieuse comparée un peu en survol, ajoutons que la condamnation de l’avarice au cœur de ce conte de Saadi, est également présente dans la bible et à différents endroits des évangiles. On pourra, pour illustrer cela, en citer quelques passages : « Puis il leur dit : gardez-vous avec soin de toute avarice ; car la vie d’un homme ne dépend pas de ses biens, fût il dans l’abondance » (Luc 12:15-40) ou encore « Les pharisiens, qui étaient avares, écoutaient aussi tout cela, et ils se moquaient de lui. Jésus leur dit : Vous, vous cherchez à paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; car ce qui est élevé parmi les hommes est une abomination devant Dieu. » (Luc 16:15). Et encore sur cet importance du cœur :  » L’Eternel ne considère pas ce que l’homme considère ; l’homme regarde à ce qui frappe les yeux, mais l’Eternel regarde au cœur. » (Samuel 16:7).

Sur ce qui touche aux bonnes œuvres et à la bienfaisance chez Saadi, on pourra encore se référer aux Regrets du roi d’Égypte tirés de son même Boustan.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
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NB : l’enluminure en tête d’article est tiré d’un exemplaire du Boustan daté du XVIe siècle. Réalisé par le calligraphe et enlumineur Mir ‘Ali al-Husaini, il est actuellement conservé au Met Museum de New york (consulter en ligne ici).

« MONTJOIE SAINT-DENIS » une Expression médiévale redevenue D’actualité

Bonjour à tous,

e mois dernier, le Moyen Âge est revenu en force dans l’actualité au cri de « Montjoie Saint-Denis ! À bas la Macronie!« . L’histoire a défié la chronique. Elle a même fait le tour du monde depuis, en trouvant de larges échos dans la presse internationale.

Une rencontre inattendue en pays drômois

Rappelons les faits pour ceux qui vivraient coupés des médias : lancé à plein régime, depuis quelque temps déjà, dans sa campagne présidentielle de 2022, le président français Emmanuel Macron, faisant fi de la Covid et n’écoutant que son enthousiasme, a décidé de sortir de sa bulle élyséenne pour partir à la rencontre du bon peuple. Au programme donc, grosse opération de communication sous l’œil des caméras, serrage de louches et, peut-être encore, pour la gourmandise, quelques selfies concédées aux pécores épris de réseaux sociaux, croisés sur l’itinéraire.

blason armoirie de la cité de Saint-Vallier, Drôme
blason de la cité de Saint-Vallier dans la Drôme

Ainsi, rendu à Tain l’Hermitage, jolie petite cité drômoise du bord du Rhône aux collines parsemées de belles vignes, le champion toute catégorie de la communication de haute voltige et du « en même temps », a croisé, contre toute attente, un destin plutôt inattendu. Sûr d’être en terrain conquis, le président français 3.0 s’est, en effet, approché d’un pas léger d’une petite foule de gaulois qu’il croyait acquise, sans se douter qu’une drôle de réalité allait bientôt lui tomber dessus de manière inattendue. C’est en la personne d’un villageois de 28 ans que l’affaire survint : Damien T, natif de Saint-Vallier, une petite ville à 13 km de là.

L’affaire est d’autant plus incroyable que nous sommes, nous-même, natif du coin et quand je dis nous c’est surtout moi puisque c’est un nous de politesse. Je sais, c’est peut-être un détail pour vous, mais comme aurait pu ajouter France Gall : « pour moi ça veut dire beaucoup ». Le village dauphinois et drômois de Saint-Vallier, anciennement baptisé Saint-Vallier-sur-Rhône, compte, en effet, un peu moins de 4000 habitants pour vous dire à quel point la coïncidence est frappante (si l’on me passe l’expression). Etant nous-même amateur de monde médiéval et ne rechignant pas, de temps en temps, à suivre quelques vidéos de béhourd, l’inquiétude pourrait nous effleurer pour peu. Pourrions-nous être sujet à une sorte de contagion et surtout de quelle nature ? Après avoir donné naissance à des brigands de grand chemin comme Mandrin, le Dauphiné, ou même la Drôme des collines seraient-ils susceptibles d’engendrer de nouvelles sortes de révolutionnaires anti-macroniens ?

Damien T, villageois natif de Saint-Vallier

Damien T

Passionné d’histoire médiévale et de béhourd, le jeune homme a été décrit par ses amis comme un gilet jaune, mais aussi comme quelqu’un « de sans histoire », ce qu’attesterait plutôt, son casier judiciaire. Pris dans les mailles de la ruralité, il anime quelques associations, en rêvant sans doute d’ailleurs un peu plus bleu. Prenons toutefois des précautions. Le villageois a, en effet, aussi été décrit, par certains médias officiels (d’immense tenue comme toujours) comme « une nouvelle forme de terrorisme » à lui tout seul. Selon eux, il serait, en somme, une sorte d’hybride entre Adolf Hitler, Bruce Lee, un égorgeur extrémiste tchétchène et encore un fils caché de Papacito, auteur, polémiste et youtubeur occitan passionné de monde médiéval et de Béhourd, lui aussi (décidemment).

Bref, pour certains journalistes appartenant aux sphères les plus proches des milieux autorisés (chers à feu Coluche), le jeune drômois ne serait qu’une tête de l’hydre, la ligne de front de tout un climat de violence sociale généralisée, et plus encore, le symbole d’une fronde extrémiste rampante contre l’autorité. Pour tous ces journalistes (que je décrirais comme atteints de certaines formes d’hystérie collective si j’osais me prononcer) notre villageois serait donc le point culminant d’une sorte de mal diffus. En gros, vous avez compris, « La peste brune serait en marche ». Au passage, vous noterez la vitesse effrayante à laquelle ses moindres affinités sur les réseaux ont été jetées en pâture au public, de manière sélective, par cette presse lapidaire et expéditive. Damien, as-tu liké notre chaîne youtube ou notre compte twitter ? Pour un peu, j’aurais peur…


Définition : « Montjoie Saint-Denis ! »

Tout cela étant dit, l’actualité file à toute vitesse et nombreux sont ceux qui ont déjà oublié l’incident. Il s’est déroulé à peine quelques semaines en arrière, mais, au vu de notre intérêt pour la langue d’oïl et le vieux-Français, nous nous devions au moins d’éclairer la définition de cette expression héritée du Moyen Âge et sortie au moment fatidique : « Montjoie Saint-Denis ! ». En l’occurrence elle a été suivi de « À bas la Macronie ! » mais ça tout le monde comprend. C’est du français moderne.

Le Petit dictionnaire de l’ancien français

Dans le Petit dictionnaire de l’ancien français de Hilaire de Van Daele, on trouve :

Montjoie : sf : comble, sommet, perfection. Comme cri de guerre de Charlemagne et de ses chevaliers (plus tard Montjoie Saint-Denis !), ce mot semble une corruption de Montjoux litt. « Mont de Jupiter » (montem Jovis), très répandu en diverses localités qui s’applique toujours à une hauteur naturellement placée sous la protection du plus « élevé » des Dieux. Montjoie serait donc à l’origine une invitation à invoquer le maître des dieux, dans laquelle plus tard l’élément joux n’étant plus compris aurait fait place à « joie », mot qui excite l’Enthousiasme.

Glossaire de la langue Romane

Dans le Glossaire de la langue Romane de J.B.B. Roquefort (1813), on retrouve cette idée d’élévation et de cri de guerre.

Monjoie, monjoye, montjoie : cri de guerre des Rois de France, nom du Roi d’Armes de France ; petite montagne, colline, élévation, monceau de pierre. Voyez Mont-joe. Il ajoute encore cette définition : Monjoie : Conciliateur, entremetteur de la paix selon D Carpentier.

Les définitions du Trévoux

Plus complet, le Trévoux (Dictionnaire universel françois et latin, vulgairement appelé dictionnaire de trévoux.T6 – 1771) vient ajouter de nombreux éléments permettant d’éclairer cette notion. Concernant le sens de Mont-Joie admis par les autres dictionnaires, on rejoint cette idée d’élévation artificielle, de tertre qui pourrait aussi symboliser la tombe antique des chefs de guerre. Ainsi, on aurait même désigné, par la suite, de Mont-joie Saint Denis, le tombeau même du Saint.

Bannière médiévale Mont-joie Saint Denis,

On y apprend encore que Mont-Joie est aussi « un vieux mot qui signifiait, autrefois, enseigne des chemins et particulièrement de ceux qui menoient aux lieux saints. Mons Gaudii via index. Ainsi, il y en avait un près de Saint Pierre de Rome, qu’on appeloit Mons Gaudii parce que les pélerins se réjouissoient se voyant près du lieu où il voulait aller. Orto Frisingensis appelle Mont-Joie le Vatican. Les croix qui sont sur le chemin de Paris à Saint-Denis, sont appelés Mon-joie-Saint-Denis. »

Quant aux hypothèses plus particulièrement liées à la définition « Mont-joie-Saint-denis », le Trévoux nous confirme que c’est aussi « l’ancien cri de guerre des rois de France, ès Behours & Batailles livrées aux ennemis dès que le Roi Clovis eut embrassé le Christianisme ». Certains y voient un dérivé de « moult joie » et le dictionnaire y compile encore des hypothèses en provenance d’autres auteurs du passé : bataille de Clovis s’étant terminé sur une montagne où se tenait une tour du nom de Mont-joie ou encore, invocation faite par Clovis, avant sa conversion au christianisme, face au danger de Saint-Denis sous le nom de Jupiter : « Saint Denis, mon Jove« . Pour conclure que le plus probable était simplement que c’était « un cri de guerre et de ralliement, qu’on faisait sous la bannière ou l’oriflamme de Saint-Denis, que les Rois portaient alors à l’armée, & qui en conduisait la marche. Dans le ralliement on se rangeait autour de cette bannière. Les Ducs de Bourgogne criaient Mont-Joie-Saint-André, parce qu’ils avaient la croix de Saint-André dans leurs drapeaux. les Ducs de Bourbon Mont-Joie-Notre-Dame et les rois d’Angleterre Mont-Joie-Notre-Dame-Saint-George. »

Pour faire une synthèse, « Montjoie Saint-Denis ! » symbolise à la fois l’élan, le ralliement, et un appel à la foi et au courage avant la bataille. Voilà pour le petit tour d’horizon et quelques définitions sur ce cri d’origine médiévale plein d’allant propulsé sur le devant de l’actualité. Impossible d’ailleurs de le mentionner, sans se souvenir qu’on avait pu l’entendre à de nombreuses reprises à l’occasion du film Les Visiteurs de Jean-Marie Poiré, comédie du début des années 93, devenue quasiment culte grâce aux inoubliables prestations de Jean Réno (aka le comte Godefroy de Montmirail) et Christian Clavier (Jacquouille la Fripouille).


Quelques réflexions inspirées du contexte

Pour reprendre un peu l’affaire donc : au cœur de la Drôme des collines, celui que la presse nous avait vendu comme le double sur terre de Jupiter (mon Jove) a reçu un soufflet (un joée en vieux français), sur la joue (joé c’est en général là que ça se donne). Dans la foulée, la victime a minimisé le geste, en le déclarant isolé (ce n’était après tout que le début de sa tournée électorale anticipée), mais il a aussi parlé, un peu plus tard, « d’ultra violence ». Ne reculant devant rien, le champion toute catégorie des médias (qui ont, de concert, œuvré à le propulser au pouvoir) a tenté de récupérer l’incident pour se poser, en de grandes envolées, comme LE défenseur des libertés républicaines contre qui ? Bin contre « l’extrême-droite » bien sûr, qui d’autre ?  « Une tentative de gifle ne fera pas reculer la République. » (sic) No pasarem (eux non plus).

Communication politicienne quand tu nous tiens… Il faut dire qu’il n’a guère eu le choix. Si elle n’est pas dénuée de violence, la gifle s’exerce sur un terrain puissant au niveau symbolique. D’une certaine façon, elle rend l’affaire presque pire pour l’image du président. Un coup direct eut été bien plus clair que se faire souffleter. On aurait pu alors vraiment parler d’attentat, de terrorisme, etc… Là, les médias ont bien essayé un peu mais soyons honnête, on sent que ça ne prend pas sur tout le monde, loin de là. Une tarte à la crème ? Il aurait pu se réfugier derrière l’humour et montrer qu’il n’en manquait pas mais là… La gifle est bien plus humiliante. Elle est vexante, infantilisante, bref, bien plus encombrante. Au delà, dans l’intention de celui qui la donne, elle peut encore avoir pour fonction de faire atterrir brutalement celui qui la prend dans la réalité. Douche froide. Je te rabaisse et je te rappelle l’existence du réel. Là encore, la symbolique est gênante pour celui que ses détracteurs ont si souvent décrit un peu comme un monarque dans sa tour d’ivoire. D’ailleurs, la désignation de « Macronie » vient également de là. Utilisée elle aussi à grands renforts par l’opposition et au delà, elle moque une sorte de petite monarchie qui n’est plus tout à fait ni une république, ni une démocratie, et qui n’a plus rien de la France. Au bénéfice du doute et dans les cinquante dernière années écoulées, je n’ai pas souvenance qu’un président de la république ait fait hériter la France d’un tel sobriquet.

Une condamnation éclair

Le jeune Saint-Vallierois, au casier jusque là blanc comme neige, s’est retrouvé, quant à lui, instamment mis au fer par une justice qui, pour une fois, a décidé de se montrer éclair. Jugé sur le champ, il a déclaré au tribunal que son geste avait été impulsif. Le procureur n’en a pas voulu, considérant qu’il s’agissait d’un « acte de violence délibéré ». Le Tribunal a donc condamné le geste mais ne sans aller tout de même jusqu’à prêter à l’accusé des intentions machiavéliques ou préméditées de longue date. En ce qui nous concerne, nous sommes de l’avis que s’il l’avait prémédité son acte, il aurait sans doute opté pour une tarte à la crème. Non que cela aurait été plus souhaitable, mais cela nous semble plus exprimer la nature du personnage que les diabolisations qu’on a pu en lire ça et là. Tour étrange du destin. Si Macron ne s’était pas dirigé droit sur lui pour lui serrer la main, sans doute que rien ne se serait passé. Ici tout s’est joué en situation.

Quoi qu’il en soit, les faits sont là et l’outrecuidant drômois a écopé d’une condamnation de 18 mois de geôle dont quatre mois fermes, associée d’une déchéance de droits civiques durant plus de 3 ans, d’une impossibilité à vie d’exercer un métier dans la fonction publique et enfin d’une interdiction de détention d’armes pour cinq ans. Plutôt lourd pour un soufflet même si, on vous dira que dans certains pays, on n’aurait simplement plus jamais entendu parler de lui. Impulsif ou non, il était, de toute façon, inconcevable que ce camouflet qui a fait le tour du monde, reste impuni ; la loi a encadré précisément ce genre de cas même si certaines graduations semblent transparaître dans la mise en application, en relation à la fonction visée. Par exemple, on n’a vu récemment des maires se faire molester très rudement par des citoyens avec un soutien assez mitigé de l’exécutif, et une justice plutôt clémente. De même, on ne compte plus les fonctionnaires de police, agressés, ciblés au mortier, voire occis sans que cela déclenche jamais de procédures dérogatoires d’envergure. La rime est tentante : deux poids, deux mesures ? Bon, il s’agit du président, en même temps (j’ai hésité pour la virgule).

Taper c’est pas bien

Nous n’épiloguerons pas ici sur des commentaires trop politiques qui pourraient nous entraîner hors cadre. Posons déjà que « Taper c’est pas bien ». Tout le monde en a convenu. Le faire sur un président, fut-ce un soufflet, c’est encore moins bien. Sur cette idée, une partie de l’opinion a suivi. De l’obligation légale au reste de sacré monarchique, on pense au « Surveiller et Punir » de Michel Foucault et à ces temps où la chair du roi et celle de la France se confondaient dans une continuité symbolique. Porter atteinte à l’un équivalait alors à porter l’estocade à l’autre et quand l’Etat sévissait, il s’autorisait à punir le contrevenant dans ses chairs pour cette raison même. On ne se défausse pas si facilement de son histoire fusse-t-elle monarchique et médiévale. Certains journalistes zélés sont d’ailleurs montés au filet avec un argument flairant à plein nez une sorte de patriotisme à géométrie variable. Selon eux, à travers ce geste, nous devrions tous nous sentir atteints dans notre chair. Pour le dire trivialement, faut pas non plus trop en demander…

L’homme et la fonction

Pour rester cohérent, nous n’entrerons pas non plus dans le débat, posé par d’autres commentateurs, de savoir si la personne d’Emmanuel Macron a les épaules assez grandes pour remplir son costume présidentiel. Par ses actes et ses paroles, il s’est positionné à plus d’un titre, contre la hauteur de sa fonction même. Sur le fond, il est aujourd’hui perçu par un grand nombre de français plutôt comme un « déconstructeur » voire un destructeur de la France que comme un défenseur. C’est un peu ennuyeux tout de même, sur le plan du respect de la fonction, comme des institutions.

Les visiteurs, film médiéval

Au delà et cela n’aide pas, l’homme s’est aussi signalé par une pléthore de petites phrases méprisantes à l’égard du peuple qu’il est censé représenter :« ceux qui ne sont rien », « les gaulois réfractaires au changement », « je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques », « qu’ils viennent me chercher… » (voir également ici). Et il a en prononcé un nombre égal à l’égard de la nation qu’il est censé porter : « il faut déconstruire l’histoire de France », « il n’y a pas de culture française », etc… Enfin, pour compléter ce premier tableau, d’aucuns considèrent qu’Emmanuel Macron s’est personnellement abaissé à des niveaux indignes d’une fonction présidentielle, en s’affichant de manière inconsidérée et peu conventionnelle dans un nombre varié de situations (selfies contestables, fêtes peu conventionnelles, youtubeurs à l’Elysée, …). Pour ces commentateurs, Emmanuel Macron aurait perdu de vue que représenter la France et en être le président induisait le respect d’une certaine tenue protocolaire. Bien sûr, pas question ici d’établir une relation de cause à effet, et encore moins de justifier une baffe (Holala non), mais simplement de réfléchir aux éléments ayant pu mettre à mal son autorité, son image et le respect dû à sa personne, au delà de sa fonction.

Le mouvement des gilets jaunes

En réalité, le fait que l’auteur de cet acte hors du commun se soit revendiqué comme un gilet jaune pourrait être une clef suffisante pour comprendre, en partie, son geste, à défaut de le cautionner. Pas question non plus de dire ici que les gilets jaunes auraient pu le soutenir en cela ou l’y pousser. On n’a bien compris que lui-même ne l’a pas contrôlé, ni prémédité et s’est retrouvé totalement débordé. Il n’a, du reste, même pas cherché à faire appel de la décision de justice, ni à la différer. Pourtant, on ne peut s’empêcher d’avoir un pensée, ici, pour les traitements réservés, en 2018, à ce mouvement populaire : 11 morts, plus de 4400 blessés, yeux crevés, mains arrachées, près de 10800 gardes à vue, 2000 condamnations. On se souvient aussi de la frustration et de la colère ressenties par les membres de ce mouvement et des sentiments d’injustice légitimes exprimés face aux terribles violences policières, à la main de l’exécutif. On feint, aujourd’hui, de ne pas mettre en relation tout cela et pourtant, c’est l’évidence même. Cette plaie ne s’est jamais refermée et si le mouvement s’est dilué dans des récupérations politiques nauséabondes et orchestrés, les rancunes, pas plus que les frustrations ne se sont éteintes. Si pour de nombreuses raisons dont la crise sanitaire, les gilets jaunes ne sont plus si souvent de sortie, rien n’a été résolu.

Et vice et versa

Jacquouille la Fripouille, les visiteurs

Dans ce contexte, il est opportun d’ajouter que toute forme de violence gratuite devrait être condamnée, du bas de l’échelle vers le haut, et vice et versa : répréhensible des citoyens vers les corps officiels et encore les représentants politiques et élus, son exercice arbitraire devrait être également proscrit quand elle s’exerce des représentants du pouvoir et de l’autorité envers les citoyens. Une telle réciprocité évite, en principe, de verser vers des formes d’abus de pouvoir et d’autoritarisme. Juste un peu après les dérives de l’affaire Benalla, il est difficile d’oublier que, dès le début de ce quinquennat Macron, de nombreux manifestants pacifistes, dont un nombre important issu de la ruralité, de la France périphérique et des classes les plus modestes, ont été chargés pratiquement à l’arme de guerre et meurtris dans leurs chairs sans qu’un mot d’excuses ou une explication fussent jamais officiellement prononcés pour alléger leurs souffrances.

Comme l’avait écrit Barbara dans son vivant poème de 1996 : « Je sais que le monde a des dents, comme nous le monde se défend« . D’une certaine manière, il n’est pas impossible que le président français vienne de l’apprendre à ses dépens. A-t-il fini par nourrir une foi aveugle dans les sondages pipés que les instituts ne cessent d’asséner sur sa popularité grandissante ? Mémoire du poisson rouge, excès de confiance ou, plus sûrement, véritable faille dans son système de sécurité habituel ? Il semble étonnant qu’il ait pu penser pouvoir se balader n’importe où en France, sans filet, comme le bon sauveur du peuple, sans risquer de croiser sur sa route quelques citoyens réfractaires à sa politique ou quelques gilets jaunes à la mémoire longue. Si on ajoute à tout cela, deux ans de confinement et de couvre-feu et des centaines de milliers de personnes ayant perdu leur emploi, l’affaire se complique d’autant pour lui.

Même si la leçon a été dure, on suppose, toutefois, qu’elle ne le fera pas reculer sur son envie de briguer un second mandat. On peut donc gager qu’à partir de maintenant, les dispositifs doublement renforcés lui permettront de soigner sa communication face caméra et sa course au pouvoir.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes

NB : la photo d’entête est, bien sûr, tirée des Visiteurs de Jean Marie Poiré, série de films débutée en 1993, qui a permis de découvrir le superbe duo formé par Jean Réno aka le comte Godefroy de Montmirail) et Christian Clavier dans le rôle de Jacquouille la Fripouille.