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Au Moyen Âge, un ABC de l’amour courtois par Adam de la Halle

Sujet : musique, chanson, médiévale, vieux français, trouvère d’Arras,  chant monodique, amour courtois, langue d’oïl, courtoisie.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur :  Adam de la Halle (1235-1285)
Titre : Qui à droit veut amours servir
Interprète : Ensemble Sequentia
Album
Trouvères, Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich (chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil) (1987)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous revenons au XIIIe siècle en musique, en compagnie du trouvère Adam de la Halle. En plus de ses célèbres jeux théâtraux, ses rondeaux, balades et motets et ses jeux-partis, on doit à celui qu’on appelait encore le Bossu d’Arras, un peu plus d’une trentaine de chansons. C’est l’une d’elle qui fait l’objet de cet article.

Un mode d’emploi de l’amour courtois
à l’usage des loyaux amants

La pièce du jour est une chanson monodique sur le thème de l’amour courtois. Plus qu’une déclaration à une dame, le trouvère s’adressera directement, ici, aux loyaux amants et son texte se présente même comme un court mode d’emploi à l’attention de ceux qui prétendent aimer courtoisement.

Chanson de Adam de la Halle et sa partition dans le Manuscrit médiéval "Chansonnier français W"
La chanson courtoise d’Adam de la Halle dans le Ms 25566 de la BnF

Qui à droit veut amours servir, autrement dit, celui qui veut servir l’Amour droétement (avec justesse, avec raison) devra ne pas céder à ses propres tourments ni se focaliser sur les maux que lui causent sa condition de fin’amant : se concentrer sur les mérites et les fruits qu’il retirera de sa pratique courtoise (raison, sagesse,…), ne point montrer trop d’empressement, ne pas dévoiler ses sentiments trop ouvertement de crainte de se faire repousser, voilà les conseils que le trouvère prodiguera au prétendant. En reprenant les codes des troubadours occitans qui l’ont précédé sur les voies de la lyrique courtoise, Adam de la Halle les transpose dans cette chanson, pour proposer, en langue d’oïl, un court ABC de la fin’ amor à l’attention de ses contemporains.

Aux sources manuscrites de cette chanson

La chanson et partition d'Adam de la Halle dans le Manuscrit médiéval MS 1109 de la BnF
La chanson dans le MS 1109 de la BnF

Pour ce qui est des sources médiévales de cette pièce, les manuscrits anciens nous laissent relativement le choix. En suivant la Bibliographie des Chansonniers français de Gaston Raynaud (1884), on pourra au moins citer trois ouvrages médiévaux dans lesquels on trouve cette chanson notée musicalement. Ils sont tous conservés à la BnF et consultables en ligne sur Gallica : le Ms Français 1109 daté des débuts du XIVe, encore connu sous le nom de Chansonnier français Q. Le Chansonnier français R, référencé Ms Français 1591. Cet ouvrage du XIVe contient des chansons notées et jeux partis variés. Enfin, on citera le très riche Ms Français 25566 dont nous avons déjà parlé ici. Connu encore sous le nom de Chansonnier français W, ce manuscrit copié à Arras date, lui aussi du XIVe siècle et comprend un nombre impressionnant de pièces musicales et littéraires de trouvères et d’auteurs du Moyen Âge central.

Concernant la transcription en graphie moderne de cette chanson médiévale, nous nous sommes appuyé sur la véritable bible que constitue l’ouvrage de l’ethnomusicologue Edmond de Coussemaker : Œuvres complètes du trouvère Adam de la Halle: poésies et musique (1872). Quant à son interprétation, nous l’avons confié à l’excellent ensemble médiéval Sequentia sous la direction de Benjamin Bagby (en photo sur l’image entête d’article, en premier plan du ms Français 1109).

Sequentia au temps des trouvères

L’ensemble Sequentia s’est formé en 1975 à l’initiative de la chanteuse et musicologue Barbara Thornton et du chanteur, compositeur et harpiste Benjamin Bagby. Les deux américains se trouvaient alors à la Schola Cantorum Basiliensis, célèbre école suisse qui a fait de l’étude des musiques et des instruments anciens son terrain d’élection et dont sont sortis nombre de musiciens et formations médiévales illustres.

Près de cinquante ans après sa formation, Sequentia est toujours actif. Vous pourrez retrouver leur actualité sur leur site web officiel. Après la disparition prématurée de Barbara Thornton en 1998, il est resté sous la direction de Benjamin Bagby. Riche d’une discographie de plus de 40 albums, cet ensemble de musiques anciennes est devenu une véritable référence sur la scène des musiques du Moyen Âge (retrouvez son portrait détaillé ici).

L’amour courtois des XIIe et XIIIe s en pays d’Oïl

Nous avons eu l’occasion, à plusieurs reprises, de vous toucher un mot de l’album Trouvères, chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil (Trouvères : Höfische Liebeslieder Aus Nordfrankreich). A dire vrai, cette production est assez incontournable pour qui s’intéresse à la musique médiévale et, notamment, aux musiques profanes et courtoises produites au XIIIe siècle, dans le nord de France. En terme de répertoire, la période couverte, ici, va de la fin du XIIe siècle à la toute fin du XIIIe siècle (1175-1300).

Le double album de Sequentia sur les Trouvères du nord de France

Enregistré en 1982 et réédité depuis, ce double-album propose pas moins de 43 pièces de trouvères du Moyen-Âge central et, ce, si l’on se fit au nombre de morceaux répertoriés. En réalité, il en propose bien plus si l’on prend en compte les variations et enchaînements proposés au sein de certains morceaux.

Pour leurs qualités autant que pour la sélection proposée par Sequentia, ces chants d’amour courtois des pays de langue d’Oil n’ont pas pris une ride ; à ce jour, ce bel album salué par la presse spécialisée depuis sa sortie, continue même de faire autorité sur la scène médiévale. Si vous êtes amateur de musiques et de chansons monodiques et polyphoniques courtoises, cette production devrait trouver parfaitement sa place dans votre cédéthèque (si elle ne s’y trouve pas déjà).

Une anthologie musicale sur deux albums

Pour dire un mot des auteurs que vous retrouverez dans cette production, Adam de la Halle y tient une belle place avec 14 pièces (rondeaux, motets et chansons). Il s’y trouve très largement accompagné par Jehannot de Lescurel avec 16 pièces de ce dernier, entre balades et rondeaux. On croisera encore des noms de trouvères qui vous seront familiers si vous nous suivez depuis quelque temps : Conon de Béthune, Gace Brulé, Blondel de Nesle ou encore Petrus de Cruce. Le reste des morceaux musicaux se distribue agréablement entre pièces anonymes (motets, chansons de toile, etc…) et encore pièces instrumentales et danses médiévales.

Ce double-album de Sequentia a été réédité chez Sony en 2009. Cela commence un peu à dater mais, avec un peu de chance, vous pourrez le trouver au format CD chez votre meilleur disquaire ou même à la vente en ligne. (Attention aux occasions qui, quelquefois, font l’objet de spéculations folles sur certaines places de marché). L’autre option est de l’acquérir au format dématérialisé. Voici un lien utile pour ce faire : Trouvères de Sequentia au format MP3.

Musiciens & artistes ayant participé à cet album

Barbara Thornton (voix, chifonie), Benjamin Bagby (voix, harpe, organetto), Margriet Tindemans (violon, psaltérion), Jill Feldman (voix), Guillemette Laurens (voix), Candace Smith (voix), Josep Benet (voix), Wendy Gillespie (violon, luth).

Partition moderne de la chanson "Qui a droit veut amour servir" d'Adam de la Halle.

Qui à droit veut amours servir
en vieux français & sa traduction

NB : notre traduction en français moderne de cette chanson d’Adam de la Halle n’a pas la prétention d’être parfaite mais elle a le mérite d’aider à la compréhension de l’oïl souvent assez ardu du trouvère picard.

Qui à droit veut amours servir
Et chanter de joieus talent
Penser ne doit as maus qui sent,
Mais au bien qui en puet venir.
Che fait cueillir
Sens et bonté et hardement,
Et le mauvais bon devenir ;
Car chascun bée au déservir,
Puis qu’il y tent.

Celui qui veut servir justement en amour
Et chanter avec un esprit joyeux (envie, volonté)
Ne doit penser aux maux qu’il ressent
Mais au bien qui peut en venir.
Cela fait récolter
Sagesse et bonté et hardiesse
Et change le mal en bien :
Car chacun aspire à bien servir (au mérite)
Puisqu’il y tend.

Qui s’esmaie pour mal souffrir
Ne qui prend garde à son tourment ,
Il ne puet amer longuement.
Mais com plus pense par loisir
A son désir ,
Et plus li semble anientir
Lui et amours et dessevir
Tout son jouvent.

Celui qui s’émeut de souffrir
Ni ne se défie de son tourment
Il ne peut aimer longuement.
Mais comme il pense plus à loisir
A son désir
Et plus il lui semble anéantir
Lui et Amour et payer en retour
Toute sa gaité.

Par rire et par biaus dis oïr
Et par joli contènement, .
Vient amours au commenchement,
Et ensi se veut poursievir
Et esbaudir,
Et espérer merchi briement,
Encor n’i puist on avenir,
Ensi veut amours maintenir
Se douche gent.

Par rire et entendre de belles paroles
Et par une conduite agréable
Vient l’amour au commencement
Et ainsi se veut poursuivre
Et encourager
Et espérer (attendre) que la grâce arrive brièvement
Bien qu’on ne puisse encore y parvenir
Car ainsi veut amour maintenir
Ses douces gens.

Trop font chil amant à haïr
Qui requièrent hardiement ,
Ch’est de désir folement
Quil ne se puéent astenir ;
Et s’au partir
Sont escondit vilainement.
Or ont il deus tans à souffrir,
Car chou c’on ne vaurroit oïr
Quiert’on souvent.

Certains amants se font trop haïr
Qui exigent avec trop de hardiesse,
C’est par faute de trop désirer (désirer follement)
Qu’ils ne peuvent s’abstenir
Et au moment de la séparation,
Ils sont éconduits de manière méprisable.
Mais s’ils ont du tant souffrir
C’est que ce qu’on ne voudrait entendre
Recherche-t-on souvent
.

Pour chou fait bon mains envaïr,
Car puis c’amans a hardement
De proier Dame qui s’entent
Moustre il qu’il le doive fuir;
Car descouvrir
N’oseroit son cuer nulement
Fins amis, ains laist convenir
Pité qui nient ne laist périr
Qui tout li rent.

Pour cela il est préférable de se montrer moins envahissant
Car l’amant trop empressé (hardi)
D’obtenir les faveurs d’une dame qui s’y entend (dans les choses de l’amour)
Lui montre qu’elle doit le fuir.
Aussi n’osera-t-il
Découvrir son cœur en aucune façon.
Fins amants ainsi faut-il laisser faire les choses
Pitié qui, jamais, ne laisse rien perdre
Lui rendra tout.

Robert Nasart, d’un chant furnir
Mis envers vous un plège gent.
Par amours, Sire, quitiés l’ent ,
Car je vous veul ce chant offrir
Pour remplir
Che que vous avoie en couvent .
Pour riens n’en vausisse mentir
Qui seur tel plège acroit tenir
Doit bien couvent.


Robert Nasart, je vous ai fait la douce promesse
de vous fournir une chanson.
De grâce, sire, tenez m’en quitte
Car je vous viens offrir ce chant
Pour accomplir
Ce que je vous avais promis.
Pour cela rien ne vaut de mentir
Celui qui donne sa parole sur un tel engagement
Doit bien l’accomplir.


En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Une chanson d’amour et de croisade de Thibaut de Champagne

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Sujet :  chanson, médiévale, roi troubadour, roi poète, trouvère, vieux-français, langue d’oïl,  amour courtois, chant de croisade.
Période : Moyen Âge central, XIIIe siècle.
Auteur : Thibaut de Champagne (1201-1253)
Titre :  « Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler » 
Interprète : Modo Antiquo, Bettina Hoffmann
Album : Secular Songs & Dances From The Middle Ages (2006)

Bonjour à tous,

u Moyen Âge central, Thibaut IV, comte de Champagne et roi de Navarre s’adonne à la poésie et à l’art des trouvères. Le talentueux roi compositeur qu’on surnommera, bientôt, Thibaut le Chansonnier, léguera une œuvre abondante encore reconnue, de nos jours, parmi les fleurons de la lyrique courtoisie de la première moitié du XIIIe siècle. Aujourd’hui, nous vous entraînons à la découverte d’une nouvelle pièce tirée du legs du noble champenois avec, à l’appui, sources, commentaires, traduction et une interprétation par une formation de musiques médiévales contemporaine, l’ensemble Modo Antiquo dirigé par Bettina Hoffman.

La douleur du partir au moment des croisades

La pièce du jour est souvent classée dans les chants de croisade même si sa thématique est double et qu’elle traite aussi de la « dure départie », autrement dit la douleur de la séparation, en l’occurrence, au moment de prendre la croix pour se rendre en terre lointaine.

On se souvient de deux autres chansons de Thibaut sur le thème de la croisade. Il y eu d’abord Au tans plein de félonie écrit une dizaine d’années auparavant. On n’y sentait le noble assez tiède et critique vis à vis de l’expédition en terre sainte. et il s’y montrait déjà réticent de s’engager pour tout laisser, y compris sa belle. Nous avions eu également l’occasion d’étudier la célèbre chanson « Seigneurs sachiez qui or ne s’en ira » écrite plus près de celle du jour et dans laquelle Thibaut de Champagne exhortera, cette fois, de manière énergique et autoritaire, ses contemporains à prendre la croix.

Sur le fond, la pièce que nous vous proposons d’étudier, aujourd’hui, est un peu entre les deux. Nous nous situons autour de 1238-1239, Thibaut s’est, cette fois, résolu à partir en expédition mais la séparation reste dure. Il lui coûte toujours de laisser la dame de son cœur et, de ce point de vue, le texte se tient dans le registre courtois et amoureux. En revanche, il n’est plus question de reculer et s’il est triste, le roi de Navarre se dit aussi joyeux de servir Dieu. Il acceptera même de trouver refuge auprès du culte marial en troquant ses amours temporelles contre une dame plus spirituelle.

"Dame, einsi est qu'il m'en couvient aler" dans le chansonnier de Cangé, manuscrit médiéval ms Français 846 de la BnF

Sources manuscrites d’époque

On retrouve cette pièce dans un certain nombre de manuscrits anciens. Pour l’illustration d’aujourd’hui et pour la notation musicale, nous avons choisi de vous la présenter telle qu’elle apparaît dans le Chansonnier Cangé. Le roi de Navarre y côtoie de nombreux autres trouvères qui lui sont contemporains ou antérieurs : Blondel de Nesle, le Chastelain de Coucy, Gace Brûlé, et quelques autres.

Ce célèbre ouvrage médiéval, daté de la dernière partie du XIIIe siècle, est conservé sous la référence ms Français 846 au département des manuscrits de la BnF et également consultable en ligne sur Gallica. Pour la graphie moderne de ce texte, nous avons fait appel à l’ouvrage « Les Chansons de Croisade » de Joseph Bédier et Pierre Aubry, sorti en 1909 aux éditions Honoré Champion. Pour son interprétation, nous vous entraînons du côté de l’Italie et de Florence avec l’ensemble Modo Antiquo sous la direction de Bettina Hoffmann.

L’ensemble médiéval italien Modo Antiquo

Bettinna Hoffmann, passion musiques médiévales

Fondé en 1984, à Florence, par Federico Maria Sardelli, la formation Modo Antiquo exerça d’abord ses talents dans un répertoire qui s’étendait du Moyen Âge à la renaissance et au baroque. Quelques années plus tard, son directeur le fera évoluer vers un brillant orchestre de 25 musiciens qui se fera connaître et même récompensé pour ses interprétations dans le domaine de la musique classique et baroque.

C’est à cette période de transition que sera formé l’ensemble médiéval Modo Antiquo, formation plus réduite dirigée par la violoncelliste, joueuse de viole de gambe et musicologue allemande Bettina Hoffman, elle-même épouse du directeur et musicologue italien. En près de 25 ans de carrière, cette formation spécialisée dans les musiques du Moyen Âge, a déjà eu l’occasion d’explorer de nombreuses thématiques : de Carmina Burana et des chants de goliards jusqu’à des chants de croisades, des danses italiennes des XIIIe et XIVe siècles ou encore les plus belles pièces des maître de musique de l’école Florentine et de Francesco Landini.

Secular Songs & Dances from the Middle Ages,
un coffret complet de musique médiévale

En 2006, la formation médiévale faisait paraître un coffret de pas moins de 6 CDs dédié aux chants et danses profanes du Moyen Âge. Avec plus de 6 heures d’écoute, il comprend 2 Cds sur les Carmina Burana, 2 sur les musiques et les chants de croisade et enfin deux autres sur les danses de la France, l’Italie et l’Angleterre médiévale : estampie royale, trotto, saltarello et « tutti quanti ». Autrement dit, une belle somme d’œuvre majeures du Moyen Âge.

Pochette de l'Album de musiques médiévales de Modo Antiquo et Bettina Hoffman

Notre pièce du jour trouve sa place sur le premier CD dédié aux musiques et chants de croisade et sur la deuxième partie de celui- ci, dédié justement à « la dure départie ». La première partie de ce même CD porte sur « l’appel à la croisade ». Le deuxième CD aborde, quant à lui, la difficulté des expéditions et leur conséquences, dans une première partie, et les récompenses du chevalier à l’arrivée dans la Jérusalem céleste, dans une deuxième.

Avec 27 pièces dédiées aux musiques des croisades, ces deux opus nous gratifient d’un bon nombre de compositions familières (voir nos articles sur les chants de croisade). La plupart sont en vieux français et en oïl, mais on en trouve, également, un certain nombre en latin, et même une en allemand. Les deux chansons de croisade de Thibaut de Champagne susmentionnée s’y trouvent en compagnie de celle du jour et, du point de vue des autres signatures, le noble est bien entouré : le Chastellain de Couci, Huon d’Oisi, Richard Cœur de Lion, Guiot de Dijon, … et encore de nombreuses auteurs d’époque demeurés anonyme.

Cet impressionnant coffret de l’ensemble italien, est toujours disponible à la vente. Il est édité chez Brillant Classics et on le trouve même au format digitalisé. Voici un lien utile pour plus d’informations : Chants et danses profanes du Moyen Âge de Modo Antiquo.

Musiciens présents sur ces albums

Elena Cecchi Fedi, soprano – Santina Tomasello, soprano – Lucia Sciannimanico, mezzo-soprano – Paolo Fanciullacci, tenor,  jeux d’anche, cornemuse, olifant – Marco Scavazza, bariton, contre-tenor – Federico Maria Sardelli, flûtes, chalémie, voix – Ugo Salasso, flûtes, cornemuse, chalemie, harpe – Mauro Morini, trompette a coulisse – Piero Callegari, trompette a coulisse, olifant – Bettina Hoffmann, violon, rebec, trompette marine – Gian Luca Lastraioli, citole, luth, dulcimer – Daniele Poli, harpe, luth, dulcimer – Annaberta Conti, organetto – Anna Clemente, organetto – Luca Brunelli Felicetti, percussions, tambours, cloches, dulcimer – Massimo Risaliti, cymbale, triangle, grelots.


« Dame, einsi est qu’il m’en couvient aler« 
en vieux-français et sa traduction

Dame, ensi est qu’il m’en couvient aler
Et departir de la douce contree
Ou tant ai maus apris a endurer;
Quant je vous lais, droiz est que je m’en hee.
Deus! pour quoi fu la terre d’Outremer,
Qui tant amant avra fait dessevrer
Dont puis ne fu l’amors reconfortee,
Ne n’en porent leur joie remenbrer !

Dame, c’est ainsi qu’il me faut m’en aller
Et me séparer de la douce contrée
Où j’ai tant appris à endurer de maux ;
Et comme je vous laisse, il est juste que je me haïsse.
Dieu ! pourquoi avoir fait la terre d’outre-mer,
Qui aura séparé tant d’amants,
Qui, ensuite, n’eurent le réconfort d’amour
Ni ne purent s’en remémorer leur joie ?

Ja sans amor ne porroie durer,
Tant par i truis fermement ma pensee !
Ne mes fins cuers ne m’en lait retorner,
Ainz sui a lui la ou il veut et bee.
Trop ai apris durement a amer,
Pour ce ne voi conment puisse durer
Sanz joie avoir de la plus desirree
C’onques nus hons osast plus desirrer.

Jamais sans amour, je ne pourrais tenir,
Tant en lui, j’ai mis fermement ma pensée,
Pas d’avantage que mon cœur loyal ne me laisse m’en détourner,
Mais je suis avec lui là où il veut et aspire.
J’ai trop pris coutume d’aimer ;
Aussi je ne vois pas comment je pourrais continuer de vivre,
Sans avoir joie de la plus désirée
Qu’aucun homme n’osa jamais désirer.

Je ne voi pas, quant de li sui partiz,
Que puisse avoir bien ne solas ne joie,
Car onques riens ne fis si a envis
Con vos laissier, se je ja mès vous voie;
Trop par en sui dolens et esbahis.
Par maintes foiz m’en serai repentiz,
Quant j’onques voil aler en ceste voie
Et je recort voz debonaires diz.

Je ne vois pas, une fois séparé d’elle
Que je puisse avoir ni consolation, ni joie,
Car jamais je n’ai rien fait de si mauvais gré
Que vous quitter, si je ne devais jamais vous revoir
(1)
Par quoi j’en suis trop affligé et ému ;
Par maintes fois je m’en serai repenti,

Quand jamais je ne voulus emprunter cette voie (2)
et que je me souviens de vos aimables paroles.

Biaus sire Dex, vers vous me sui ganchis;
Tout lais pour vous ce que je tant amoie.
Li guerredons en doit estre floris,
Quant pour vos pert et mon cuer et ma joie.
De vous servir sui touz prez et garnis;
A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris !
Si bon seigneur avoir je ne porroie:
Cil qui vous sert ne puet estre traïz.

Beau seigneur Dieu, c’est vers vous que je me suis tourné ;
Pour vous je laisse tout ce que j’aimais tant ;
La récompense devra en être belle,
Quand pour vous, je perds mon cœur et ma joie.

Pour vous servir, je suis tout prêt et garni (de garnison, équipé) :
Je m’en remets à vous, beau père Jésus-Christ ;
(3)
Si bon Seigneur, je ne pourrais avoir :
Celui qui vous sert ne peut être trahi.

Bien doit mes cuers estre liez et dolanz:
Dolanz de ce que je part de ma dame,
Et liez de ce que je sui desirrans
De servir Dieu cui est mes cors et m’ame.
Iceste amors est trop fine et puissans,
Par la covient venir les plus sachans;
C’est li rubiz, l’esmeraude et la jame
Qui touz guerist des vius pechiez puans.

Mon cœur doit bien être joyeux et affligé :
Affligé de ce que je me sépare de ma dame,
Et joyeux de ce que je suis désireux
De servir Dieu, à qui appartient mon corps et mon âme.
Cet amour là est chose trop fine et puissante ;
Par là il convient que viennent les plus instruits
(4) :
C’est le rubis, l’émeraude et la gemme
Qui guérit tous les hommes des vils péchés puants.

Dame des cieus, granz roïne puissanz,
Au grant besoing me soiez secorranz !
De vous amer puisse avoir droite flame !
Quant dame pert, dame me soit aidanz !

Dame des cieux, grande reine puissante,
En mon grand besoin soyez-moi secourable !

¨Puissé-je vous aimer avec la juste flamme (5)
Quand je perds une dame, qu’une dame vienne à mon aide !


Notes

(1) se je ja mès vous voie. J. Bédier traduit : j’en jure sur mes chances de vous revoir un jour. Il ajoute : « J’interprète ces mots comme une application à la dame de la formule de serment : se je ja mes Dieu voie« .
(2) aler en ceste voie : entrer dans ce pèlerinage (J Bédier).
(3) A vous me rent, biaus pere Jhesu Cris : je me rends à vous comme votre vassal, beau père Jésus-Christ (J Bédier).
(4) Notes de Bédier sur ces plus sachants : sont-ils les plus savants (au sens spéculatif),
ou plutôt ceux que l’expérience de la vie a rendus les plus sages ?
(5) De vous amer puisse avoir droite flame ! Puisse m’éprendre la bonne flamme de l’amour de vous ! (J Bédier)

En vous souhaitant une  fort belle journée.
Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes.

Manuscrit de bayeux : Un épérvier pour un loyal amant

Sujet  : musique, chanson médiévale, poésie médiévale, renaissance, courtoisie, amour courtois, épervier, symbole, manuscrit médiéval, fauconnerie, autourserie, fine amor, fin’amant
Période  : Moyen Âge tardif, Renaissance,
Auteur : Anonyme (XVe siècle)
Titre : Ung espervier venant du vert boucaige
Manuscrit : Manuscrit de Bayeux (1505-1510) et version de Théodore Gerold pour la graphie moderne (1921)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous partons pour les tout débuts du XVIe siècle et l’aube de la renaissance pour y découvrir une chanson courtoise tirée du manuscrit de Bayeux.

Nous avons déjà eu l’occasion de partager, ici, un certain nombre de chansons issues de ce bel ouvrage d’époque. Réalisé pour Charles III, duc de bourgogne, ce manuscrit ancien contient plus de 102 chansons notées en provenance d’auteurs anonymes et que l’on rattache généralement au siècle du manuscrit, voir même au siècle précédent pour certaines d’entre elles.

Sous une copie élégante et de très belle faction, ce véritable mémento des premiers âges de la chanson ancienne française de la renaissance réunit un mélange de pièces variées :on y trouve des chansons populaires au côté de pièces plus courtoises, ou même encore de vers plus satiriques, politiques auxquelles viennent s’ajouter également des chansons à boire.

L’amant, l’épervier et la belle

La chanson du jour dans le MS FR 9346, chansonnier ou manuscrit de Bayeux de la BnF

La pièce que nous vous présentons, aujourd’hui, du Manuscrit de Bayeux est donc une nouvelle chanson courtoise. On y croisera un amant empressé de conter fleurette à sa belle. Pour parvenir à ses fins, il invoquera l’image d’un épervier sauvage qu’il espère capturer et utiliser comme subterfuge. L’oiseau de proie, prisé de la fauconnerie et même plutôt de l’autourserie au Moyen-âge, lui servira de prétexte pour tenter de ravir les faveurs de sa belle, mais aussi pour tromper les envieux.

Comme on le verra, en effet, même si nous ne sommes plus au temps des premiers troubadours, ni même des premiers trouvères, loin s’en faut (deux ou trois bons siècles nous en séparent) les envieux, les jaloux et les médisants que nous avons déjà croisés, abondamment, dans les pièces courtoises des siècles précédents, sont toujours là pour compromettre les plans des amants courtois et leur mettre des bâtons dans les roues.

Épervier, amour et courtoisie

Dans le courant du Moyen Âge, l’épervier est utilisé à la chasse au même titre que le faucon, par les hommes comme par les dames, même si le faucon semble rester l’apanage de la classe noble. Au delà de l’autourserie, ce rapace reste assez fréquemment évoqué, du Moyen Âge central au tardif, comme un symbole de courtoisie.

Enluminure ancienne d'un épervier, Bibliothèque Royale des Pays-Bas
Enluminure d’un épervier (Accipiter) dans le Manuscrit KB, KA 16 : Der Naturen Bloeme de Jacob van Maerlant, Bibliothèque royale des Pays-Bas (Koninklijke Bibliotheek)

Dans le roman de la violette

Voici un premier exemple de son rôle dans le Roman de la violette de Gerard de Nevers. Dans un contribution de 2009, l’historien Matthieu Marchal conduisait l’analyse comparée entre la version originale versifiée de ce roman, datée de 1228 et la version en prose du XVe siècle sous l’angle de « l’Espreveterie » :

« L’oiseau de vol, associé à la vie de cour et au loisir, acquiert dès lors une fonction d’apparat ; il est « le compagnon précieux d’une élite sociale ». L’épervier est ainsi dans la violette un attribut du fin’amant.
(…) L’épervier appartient aux oiseaux de poing, ce qui signifie qu’il revient sur le poing de son maître après avoir chassé. La présence de l’épervier – qui, dans la tradition iconographique, est tenu sur le poing gauche – participe de toute évidence au maintien de Gérard, à son port et ajoute à sa séduction. Dès sa première apparition à la cour, Gérard tient son épervier sur le poing et provoque l’émoi d’une noble dame

(…) L’identité de Gérard est en relation étroite avec l’épervier qui lui sert d’emblème et témoigne aux yeux de tous de sa courtoisie, à la cour comme en exil. Dès lors, Gérard ne peut se défaire de son oiseau de vol qu’il tient le plus souvent sur le poing. »

L’art de la chasse à l’épervier ou espreveterie, du Roman de la Violette à sa mise en prose Gérard de Nevers, Matthieu Marchal, Déduits d’Oiseaux au Moyen Âge, direction Chantal Connochie-Bourgne, Presse universitaire de Provence (2009)

Enluminure d'un épervier retouchée
La même enluminure, tirée du même bestiaire médiéval et légèrement rafraichie au niveau des couleurs par nos soins

Dans Erec et Enide et chez Chrétien de Troyes

On retrouvera encore l’épervier dans le premier roman arthurien de Chrétien de Troyes (Erec et Enide, vers 1164). Erec déclarant que l’élue de son cœur est la plus belle gagnera en retour un épervier et les deux amants seront accueillis à la cour d’Arthur avec une grande liesse :

« Au terme de ce parcours dans Érec et Énide, force est de constater d’une part la récurrence du motif des oiseaux de chasse, d’autre part, sa charge significative et son rôle crucial dans le récit. Loin de ressortir au registre des détails anecdotiques, les oiseaux de vol, et en particulier l’épervier, sont porteurs d’une charge sentimentale et symbolique forte. »

De l’épervier à l’émerillon : images de la chasse au vol dans les romans de Chrétien de Troyes, Baudouin Van den Abeele, Pour l’Amour des mots, sous la direction de Martine Willems, Presses de l’Université Saint-Louis (2019)

Chez Giraud de Bornelh à François Villon

Pour en prendre deux autres exemples à des moments différents du Moyen Âge. Tout d’abord, revoyons la chanson médiévale « No posc sofrir c’ a la dolor » de Giraud de Bornelh (fin XIIe, début XIIIe siècle). Le troubadour nous contait alors le songe d’un épervier venu se poser, spontanément, sur sa main. Après que le poète ait confié son rêve au seigneur qui lui est proche, ce dernier l’interprétera, sans hésitation, comme un signe de sa future réussite en amour. Là encore, l’épervier vient évoquer le sentiment amoureux ou en être le signe.

Enfin, on évoquera la ballade faite, au début du XVe siècle, par le maître de poésie François Villon pour un gentilhomme désireux de témoigner son amour à sa belle. Une nouvelle fois, l’épervier est évoqué, dès les premiers vers de cette ballade médiévale qui ouvre sur la strophe suivante :

« Au poinct du jour, que l’esprevier se bat,
Meu de plaisir et par noble coustume,
Bruyt il demaine et de joye s’esbat,
Reçoit son per et se joint à la plume:
Ainsi vous vueil, à ce désir m’allume.
Joyeusement ce qu’aux amans bon semble.
Sachez qu’Amour l’escript en son volume,
Et c’est la fin pourquoy sommes ensemble. »

François Villon Voir la ballade entière de Villon ici


Ung espervier venant du vert boucaige
Dans le français du manuscrit de Bayeux

Ung espervier venant du vert boucaige :
Il est jolis et de noble façon;
Se je le puis tenir et mectre en caige,
Je l’iray voir,
Je l’iray voir, car c’est droict et raison


J’yray voller si tres parfaictement
Que les jalloux en seront esbahiz :
Et se je trouve nulle maulvaise gent,
Je leur diray que je quiers la perdrix.
Mais je querray la belle au cler visaige,
Celle qui tient mon cueur en sa prison ;
A la servir mectray cueur et couraige :
Par mon serment j’ay bien droit et raison.

Ung espervier…

Tous ces jalloux si puissent enrager :
Notre Seignour les veuille conjurer,
Et trestous ceulx qui les pourront tromper
Puissent chanter et bonne vye mener !
J’en congnois ung, a bien peu qu’il n’enraige
Quant il me voit auprès de sa maison :
Mais s’il debvoit mourir de malle raige,
Si convient il qu’il en viengne a raison.

Ung espervier…


Partition, notation moderne : chanson 42 - Un Espervier du Manuscrit de Bayeux

Pour l’instant, nous n’avons pas encore trouvé de version en musique de cette chanson. Si vous en connaissez une, n’hésitez pas à nous le faire savoir dans les commentaires ou par email. Autre option qui nous ferait plaisir : si un musicien (ils sont nombreux parmi nos lecteurs) voulait se dévouer et proposer sa propre version, nous la partagerions volontiers ici.

En vous souhaitant une belle journée.

Frédéric EFFE
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du Moyen Âge sous toutes ses formes

NB : sur l’image d’en-tête, en arrière plan de l’épervier, vous trouverez la chanson du jour telle qu’elle apparait dans le manuscrit de Bayeux. Encore une fois la Bibliothèque Nationale de France auprès duquel il est conservé, a fait la faveur de digitaliser cet ouvrage ancien à l’attention du public. Vous pouvez donc le consulter en ligne sur Gallica. Pour les enluminures plus décoratives, on retrouvera le Traité de la Fauconnerie de Frédéric II,  traduction française ou Ms Français 12400. Lui aussi consultable sur gallica.fr

De fortune me doi plaindre, une ballade polyphonique de guillaume de machaut

Sujet : musique médiévale, chanson médiévale, maître de musique, chanson, amour courtois, chant polyphonique, ballade.
Titre : De fortune me doi plaindre et loer
Auteur : Guillaume de Machaut (1300-1377)
Période : XIVe siècle, Moyen Âge tardif
Interprètes : Ensemble Musica Nova
Album : Guillaume de Machaut (c. 1300-1377): Ballades, edition AEon (2009)

Bonjour à tous,

ujourd’hui, nous vous proposons de repartir en balade, pour découvrir (justement) une ballade polyphonique du compositeur et maître de musique médiévale Guillaume de Machaut. A l’habitude, nous étudierons cette pièce par le menu avec de son contenu, ses sources manuscrites notées musicalement à sa traduction en français actuel avec, en bonus, une belle version en musique : cette dernière nous fournira le plaisir de vous présenter, en détail, l’ensemble de musiques anciennes Musica Nova. Mais, pour l’instant, revenons à cette chanson médiévale et son contenu.

Ballade courtoise d’une belle à son amant

Une fois n’est pas coutume, dans cette pièce musicale, le compositeur du XIVe siècle nous entraine vers un chant d’amour et une ballade courtoise dont la protagoniste principale est une femme. La dame éprise y fera une véritable louange à son amant et ami. En passant, et c’est même un autre des propos de cette poésie et même son destinataire principal, elle y louera « Fortune » (le sort et le destin) de l’avoir mis dans de si bonnes dispositions amoureuses tout autant qu’elle s’en plaindra par avance et par défiance. Pourquoi cette contradiction ?

Fortune et sa roue : louée et redoutée

Au Moyen Âge, Fortune et sa roue peuvent se mettre en mouvement à tout instant. Nul ne peut en contrôler les caprices et même quand le destin paraît sourire à la femme ou l’homme médiéval, on se garde de s’y fier, car rien n’est jamais figé en ce monde : tôt ou tard, la roue du sort sera inéluctablement amenée à tourner dans un mouvement sans fin, jetant au plus bas celui, au plus haut, que se pensait à l’abri de tout, et élevant, en contrepartie, celui qui, sis au fond du gouffre, espérait que la roue tourne pour mettre sa destinée sous des auspices plus clémentes, fut-ce temporairement.

De nombreux poètes et auteurs médiévaux sont là pour rappeler l’existence de Fortune. Nous avons eu l’occasion d’en approcher déjà un certain nombre dans nos pérégrinations temporelles. Pour n’en citer que quelques exemples, voyez : La roue de fortune, fabliau du XIIIe siècle ou encore la ballade Que ses joyes ne sont fors que droit vent  de Christine de Pizan et La ballade sur les leçons de Fortune», de Michaut Le Caron dit Taillevent. Enfin, difficile ne pas citer le célèbre chant latin O Fortuna du manuscrit des chants de Benediktbeuern, immortalisé par Carl Orff  dans Carmina Burana.

Pour le reste, on appréciera la douceur de cette ballade polyphonique et sa promesse de loyauté courtoise, cette fois-ci, inversée. La roue de fortune peut menacer de tourner, sous la plume de Guillaume de Machaut, la dame s’engage à rester fidèle à son doux amant.

Aux sources manuscrites de cette ballade

Manuscrit ancien et partition de musique médiévale : "De fortune me doi plaindre et loer" de Guillaume de Machaut
De fortune me doi plaindre et loer dans le Ms Français 1586 de la Bnf (gallica.fr)

Ci-dessus, nous vous proposons cette ballade notée, telle qu’elle apparaît dans le manuscrit ancien Ms Français 1586. Comme nous l’avions déjà vu, cet ouvrage médiéval, daté du XIVe siècle, est un des plus anciens manuscrits illustrés connus de l’œuvre de Guillaume de Machaut. Il est actuellement conservé à la BnF et consultable au format numérique sur gallica.fr. Pour ne citer que deux autres sources manuscrites de la même période, vous pourrez également retrouver ce chant polyphonique dans le Français 1584 de la BnF ou encore dans le Codex Chantilly 0564 de la bibliothèque du château de Chantilly (image en-tête d’article).

Pour la transcription de cette ballade en graphie moderne, nous nous sommes appuyé sur le Tome 1 de l’ouvrage Guillaume de Machaut poésies lyriques – édition en deux parties de Vladimir Chichmaref (Editions Honoré Champion, 1909).

De fortune me doi pleindre, la version de l’ensemble Musica Nova

L’ensemble Musica Nova
et la passion des musiques anciennes

Nous avons déjà mentionné l’Ensemble Musica Nova lors d’articles passés au sujet du XIIe Festival des Musiques et histoire de Fontfroide mais aussi à l’occasion d’une des dernières éditions du Festival Voix et Route Romane. Toutefois, c’est la première fois qu’il nous est donné de vous le présenter plus en détail et ce sera un plaisir.

Formé à Lyon, par Lucien Kandel, au début des années 2000, cet ensemble de musique ancienne a acquis, depuis, ses lettres de noblesse sur la scène médiévale, avec de nombreuses reconnaissances de ses pairs. Très fortement orientée sur des prestations vocales, la formation s’entoure aussi, au besoin, d’instrumentistes. Elle a, jusque là, présenté un répertoire polyphonique qui va du Moyen Âge au baroque, mais qui peut aussi s’étendre à d’autres périodes et d’autres horizons.

Discographie de Musica Nova

Du point de vue discographie, Musica Nova a, à ce jour, fait paraître 8 albums qui se distinguent tous par leur qualité. Pour ce qui est de l’œuvre de Guillaume de Machaut, l’ensemble lui a particulièrement fait honneur. On pourra, en effet, retrouver dans ses productions, un album consacré à la Messe notre dame, un double album portant sur tous les motets du maître de musique, et enfin Ballades, l’album du jour, qui explore les ballades polyphoniques du maître de musique.
Le reste de la discographie de Musica Nova propose des incursions du côté de l’œuvre de compositeurs célèbres comme Johannes Ockeghem, Josquin Despres, ou encore Guillaume Dufay. S’y ajoute également un album autour du compositeur du Moyen Âge tardif Jacob Handl.

Autres activités de l’ensemble

En plus de ses programmes et albums, l’intérêt de l’ensemble Musica Nova pour la restitution historique, l’ethnomusicologie et le partage l’a conduit à élargir certaines de ses prestations à des aspects plus pédagogiques orientés sur la transmission. Ces interventions s’adressent à des publics profanes ou amateurs comme à des publics plus avertis, en fonction des objectifs visés : ateliers de sensibilisation, stages, master-classes, concerts-conférences, milieu scolaire, etc… Pour plus d’informations sur ces aspects, ainsi que sur l’agenda de la formation ou ses albums, nous vous invitons à consulter son site web très complet.

Guillaume de Machaut (c. 1300-1377) : Ballades

L’album du jour est, donc, tout entier dédié aux Ballades de Guillaume de Machaut. Il a été proposé au public en 2009. Sur 78 minutes de durée, il propose 12 pièces polyphoniques et ballades du compositeur du Moyen Âge tardif, ainsi qu’une treizième pièce non signée et demeurée anonyme. La ballade du jour ouvre le bal, en laissant d’emblée présager de la qualité du reste. On peut retrouver cet album de musique médiévale à la vente sur le site de l’ensemble Musica nova (voir lien vers le site ci-dessus).

Artistes et instrumentistes présents sur cet album

Christel Boiron (cantus), Marie-Claude Vallin (cantus), Thierry Peteau (tenor), Marc Busnel (bassus), Lucien Kandel (tenor et direction), Pau Marcos (violon), Birgit Goris (violon), Julien Martin (flûtes), Marie Bournisien (harpe).


De Fortune me doy pleindre et loer
ballade à 4 voix de Guillaume de Machaut


De Fortune me doy pleindre et loer
Ce m’est avis, plus qu’autre creature
Car quant premiers encommancay l’amer
Mon cuer, m’amour, ma pensee, ma cure
Mist si bien à mon plaisir
Qu’a souhaidier peüsse je faillir
N’en ce monde ne fust mie trouvee
Dame qui fust si tres bien assenée.

Du sort (destin) je dois (à la fois) me plaindre et me féliciter,
me semble-t-il, plus que toute autre créature
Car quand, pour la première fois, je commençais à l’aimer
Il (le sort) mit mon cœur, mon amour, ma pensée, mes attentions (soins)
si parfaitement au service de mon plaisir

Que je n’aurais pu échouer à désirer
Ni en ce monde il n’aurait jamais pu se
trouver
Dame qui fut si bien pourvue (ss entendu que moi)
(1).

Car je ne puis penser n’imaginer
Ne dedens moy trouver c’onques Nature
De quanqu’on puet bel et bon appeller
Peust faire plus parfaite figure
De celui, ou mi desir (comme est cils, où mi désir)
Sont et seront a tous jours sans partir;
Et pour ce croy qu’onques mais ne fu née
Dame qui fust si tres bien assenée.

Car je ne puis penser ou imaginer
Ni, au dedans de moi, trouver comment la Nature
De tout ce qu’on pourrait nommer bon et juste
Pourrait jamais trouver une forme si parfaite
Que celui, dans lequel mes désirs
Sont et seront, pour toujours et sans fin ;
Et pour cela je crois que jamais auparavant ne fut née
Dame qui fut si bien pourvue.

Lasse! or ne puis en ce point demourer
Car Fortune qui onques n’est seûre
Sa roe vuet encontre moy tourner
Pour mon las cuer mettre a desconfiture
Mais en foy, jusqu’au morir
Mon dous ami weil amer et chierir.
C’onques ne dut avoir fausse pensee
Dame qui fust si tres bien assenée.

Hélas! pourtant je ne puis demeurer en ce point,
A cause de Fortune (destin, sort) qui jamais n’est sûre
Elle veut tourner sa roue contre moi
Pour plonger mon malheureux cœur dans la détresse.
Mais, dans la fidélité (foi, honneur) jusqu’à ce que je meure
Je veux aimer et chérir mon doux ami (amour),
Car jamais ne devrait avoir de fausse pensée

Dame qui fut si bien pourvue.


(1) « bien placée » fig : choyée par le sort, en l’occurrence nantie en amour.

En vous souhaitant une belle journée.

Fred
Pour moyenagepassion.com
A la découverte du monde médiéval sous toutes ses formes.

NB : sur l’image en-tête d’article, derrière le portrait de Lucien Kandel au premier plan (crédits photos et copyright hesge.ch), vous pourrez retrouver cette même ballade de Guillaume de Machaut dans le Codex 0564. Daté du XVe siècle, ce recueil médiéval de ballades et chansons, avec musique annotée est conservée au Musée Condé et à la Bibliothèque du château de Chantilly, dans les  Hauts-de-France.